Dans la luge d’Arthur Schopenhauer de Yasmina Reza, mise en scène de Frédéric Bélier-Garcia

 

Dans la luge d’Arthur Schopenhauer de Yasmina Reza, mise en scène de Frédéric Bélier-Garcia

©Pascal Victor/ArtComPress

©Pascal Victor/ArtComPress

  «Quatre brefs passages en revue de l’existence par des voix différentes et paradoxales, dit l’auteure, ou encore une variation sur la solitude humaine et les stratégies. Des leurres? » La philosophie hiérarchise mais cette pièce serait plutôt une réflexion subjective sur la vérité de la vie, et un compte-rendu des pluralités des «instances intérieures», contradictions et mauvaise foi : un objet théâtral rêvé pour  un metteur en scène.

 «On peut considérer la vie comme un épisode qui trouble inutilement la béatitude et le repos du néant», écrit Schopenhauer. Vivre est souffrance et l’existence mène aux tourments, le désir  à la déception, et le plaisir à la lassitude. Aussi le grand âge est-il un délitement irréversible, entre maladie et chagrin. Mais, pour Spinoza, la sagesse est médiation non de la mort, mais de la vie. Frédéric Bélier-Garcia qui avait mis en espace Dans la Luge de Schopenhauer un an après l’écriture du texte (2006), crée ce spectacle avec les mêmes comédiens: Yasmina Reza, Christèle Tual, André Marcon,  sauf Maurice Bénichou, remplacé ici par Jérôme Deschamps qui, en ami du couple, fait  un numéro comique et imite les grands discoureurs de la République. Avec des intonations et un rythme à la Charles de Gaulle: les rires fusent.

On évoque ici les négociations entre les entreprises Renault et Nissen, la vie quotidienne en couple et ses vanités. Un bavardage signant la foi en la vie, malgré tout, et  ironisant sur la complaisance contemporaine au malheur, même si, avoue l’optimiste: «Les Afghans en un an ne peuvent pas devenir des électeurs suisses. »  Il y a ici Ariel Chipman, son épouse Nadine, leur ami Serge-Othon Weil et une psychiatre. Le public apprécie la proximité des personnages grâce à une scénographie tri-frontale, avec fauteuils de salon un peu fatigués mais cossus, amuse-gueule pour calmer les nervosités, et bosquets d’arbustes feuillus.

La frivolité sauve ces personnages qui n’en semblent pas moins véhiculer l’art des apparences. Et si l’épouse (admirable Yasmina Reza), explique avec désinvolture qu’elle ne supporte plus la façon dont son mari épluche les oranges avec ses doigts, elle en dessine un portrait plus éloquent : «Le maître de mon mari a étranglé sa femme, lui, se contente de laisser sa main choir au bout de l’accoudoir, de façon lamentable et flétrie. Mon mari n’a pas de radicalité. C’est un disciple. La génération de mon mari a été écrasée par les maîtres.» Atermoiements, plaintes, alors qu ces gens ne sont pas si malheureux, et marques de convenance et pudeurs d’un bonheur inavoué : autant de leitmotivs qui traversent la pièce.

 L’époux atrabilaire en robe de chambre (André Marcon) pourrait jouer le rôle-titre du Misanthrope, et est amusant de justesse. La psychiatre (évanescente et troublante Christèle Tual) ne supporte plus l’insupportable décrépitude des êtres qui s’évertuent à vivre. A l’écoute des autres,  partagée entre agacement et culpabilité, observant le monde avec précision et dureté, elle n’en cache pas moins une extrême sensibilité. L’ami s’étend, lui, et contre toute attente, sur la sexualité des cochons, et non sur la vanité de l’amour «qui d’abord embrase l’être humain d’un transport qui semble l’élever au-dessus de lui-même.», comme l’écrit Harald Höffding, dans son Histoire de la Philosophie moderne.

Les personnages accaparés à plein temps par le métier de vivre, grâce au jeu subtil et distancié des acteurs à l’élégance féminine «naturelle», et à la balourdise masculine «jouée», jouent pleinement l’aventure existentielle avec petits dérangements quotidiens auxquels nul n’échappe. La langue acidulée de Yasmina Reza est d’une grande vivacité, tournoyant sur elle-même, suggestive et fuyante aussi mais d’une clarté lumineuse. Un joli moment de théâtre dont le public ravi s’empare sans lâcher prise.

Véronique Hotte

La Scala de Paris, 2 boulevard de Strasbourg,  Paris Xème. T. : 01 40 03 44 30.


Archive pour 11 novembre, 2018

Une Actrice de Philippe Minyana, mise en scène de Thierry Harcourt

 

Une Actrice de Philippe Minyana, mise en scène de Thierry Harcourt

SLIDE-PAGE1-repriseRepris par Thierry Harcourt, le spectacle avait été créé au printemps dernier dans une mise en scène de Pierre Notte. Ce monologue offre au lecteur et/ou spectateur, une langue théâtrale organique, souvent ancrée dans l’intime, la vie ordinaire et sociale à la campagne. «Je ne suis pas un écrivain de la ville» dit Philippe Myniana. Les personnages s’expriment avec des mots simples, parfois à la cantonade. De l’agencement des phrases, naît cette «rythmisation furieuse» comme il  le précise! Le tragique de l’existence non sans humour, occupe une large place dans son univers poétique. Comme entre autres, en ces moments de commémoration de « la Der des Ders », dans sa pièce Les Guerriers (1987) .

Il consacre Une Actrice, théâtre-récit, à une grande actrice, Judith Magre: «Cet hommage à Judith. Un jeu sur mesure. J’adore réinventer le réel ! »   Pour Philippe Minyana, il  s’agit de créer « un portrait en morceaux»  et d’évoquer sa vie, avec une pièce pleine de surprises qui nous fait entrer dans un monde aujourd’hui disparu. Toute une société et un univers artistique  que le public retrouve, celle du début du XXème siècle, grande époque de théâtre, pleine d’exigence, de folie et d’humanité, parfois féroce. Mais c’est aussi, après  la première  guerre mondiale, un Paris bohème et festif. Ville cosmopolite, des poètes, des intellectuels,  mais aussi des banquiers !

Dans cette mise en scène sobre et pleine d’esprit, se passe une chose subtile: le public ressent   un phénomène rare: le texte, la mise en scène et son interprète semblent n’être plus qu’un seul et même objet dramatique… Et cela permet ainsi à la transfiguration poétique d’advenir, et à l’acte théâtral de prendre son envol. La complicité professionnelle comme l’amitié de Philippe Minyana et Judith Magre expliquent sans doute cette prouesse esthétique. «J’ai trouvé la langue de Judith, en écrivant Inventaires en 1987. « J’étais Judith Magre. Je la connais tellement que je peux parler à sa place».
Seule en scène, Judith Magre est d’abord : Anne-Laure, femme et veuve d’André, dit Dédé, dont elle est tombée amoureuse le jour du dos». Elle a eu tort. «Ce jour-là, donc le «jour du dos », le dos d’André, j’ouvre mes volets et qu’est-ce que je vois ? Un dos !» Surprise et désir fatals.  » Il enfile son tricot de peau et plus de dos genre : « Tu l’as vu mon dos (…) Eh! Bien, si tu veux le revoir, il faudra y mettre le prix. Il l’a voulue, ma chute, je vous le dis ! Il l’a voulue. » Chute tragique !
Puis, dans un second tableau, le public assiste à un dialogue enlevé entre Judith Magre, actrice, et Thierry Harcourt écrivain-journaliste, fou d’admiration pour cette artiste. Écrire un livre sur elle,  son rêve ! Mais elle refuse. Et ici, chacun joue son propre rôle.

Les spectateurs ravis  deviennent complices de cette rencontre digne de ce monstre sacré du théâtre et du cinéma, une femme libre et exceptionnelle, née bien avant mai 68: elle avait déjà quarante-deux ans… Le jeu taquin et tendre, parfois piquant entre eux, la grâce et le génie de Judith Magre font rayonner cette parole à la fois intime et poétique. Une Actrice, c’est à la fois un témoignage et une épopée extraordinaire, celle de Simone Dupuis, née le 20 novembre 1926 à Montier-en-Der (Haute-Marne), et d’une comédienne qui, très vite, ne feront plus qu’une!

Elisabeth Naud

Théâtre de Poche, 75 boulevard du Montparnasse, Paris VI ème. T. : 01 45 44 50 21, jusqu’au 17 décembre.

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