Naissance de la tragédie, conception et mise en scène de Maxime Kurvers

Naissance de la tragédie, conception et mise en scène de Maxime Kurvers

©Willy Vainqueur

©Willy Vainqueur

 Victor Hugo écrit dans son William Shakespeare que l’immensité du drame commence, il y a deux mille cinq cents ans, avec Eschyle. Et Shakespeare se serait inspiré de cette immensité. Les personnages du grand dramaturge grec sont les montagnes du Caucase dans Prométhée, la Méditerranée et le vaste Orient dans Les Perses et les ténèbres dans Les Euménides. «Eschyle invente le cothurne qui grandit l’homme, et le masque qui grossit la voix, disait Hugo.» Mais bon, personne n’a jamais réussi à prouver que le masque peut faire office de porte-voix efficace…

Artiste associé au Centre Dramatique National d’Aubervilliers, Maxime Kurvers nous offre ici l’occasion d’assister à la première représentation des Perses, comme si le public remontait le temps. Nous voici en effet en 472 avant J.C., quand est créée la plus ancienne des pièces connues en Occident, au théâtre de Dionysos, à Athènes. Julien Geffroy, grimé, arpente le plateau lentement et avec précaution, vêtu de tissus bariolés. Et juché sur des cothurnes modernes : des chaussures de sport sur cubes en bois, avec rubans de caoutchouc… Les acteurs grecs de l’Antiquité utilisaient, eux, des cothurnes en cuir aux hautes semelles de bois, pour paraître plus grands.

Une longue plate-forme en pierre avec portes et escaliers, adossée à une mur et où les acteurs vont jouer face, raconte encore Victor Hugo, à un vaste hémicycle de gradins de pierre, avec six mille spectateurs athéniens assis, dont des femmes, enfants et esclaves. Des quatre pièces jouées à la suite, seule a été conservée Les Perses, une tragédie dont l’inspiration est historique, et non mythologique. Recréée  dans une mise en scène de Maurice Jaquemont mort en 2004, à partir d’une traduction de Paul Mazon et sur une musique reconstituée de Jacques Chailley, par le Groupe de Théâtre Antique de la Sorbonne fondé en 1935 par des étudiants en agrégation et des amateurs passionnés dont Roland Barthes, puis l’écrivain Jacques Lacarrière, le psychiatre Jean Gillibert, Lucien Attoun, l’ancien directeur de Théâtre Ouvert, Jean-Pierre Miquel, etc. Le Groupe recréée la pièce en 1936, dans la cour de la Sorbonne, avec un énorme succès. Elle sera régulièrement jouée dans toute l’Europe, jusqu’en 1962.

Le comédien raconte l’horrible défaite dans la baie de Salamine, face aux Grecs, de l’immense armée des Perses, venus de leur pays, l’actuel Iran, jusqu’en Grèce, à pied, à cheval et sur des bateaux militaires, conduite par le roi Xerxès (519-465 avant J. C.), après l’échec d’une première expédition similaire de son père, le grand Roi Darios. Auparavant, Atossa, la vieille reine des Perses, veuve du roi Darios et mère de leur fils Xerxès, a fait des libations pour régénérer la vie à venir, et laver la terre des souillures du présent: l’acteur se dirige avec calme vers une petite table où il verse du lait et du miel qui coulent au sol. Avec le fameux Récit du Messager, quand il évoque, en victime, la défaite. L’acteur, ému aux larmes, bouleverse aussi le public, quand il lance avec un belle sincérité: «Perses, l’armée toute entière a été anéantie. »

Métaphore des temps et espaces avec des voilages qui racontent l’universalité de la crainte et de la terreur, la pérennité des haines et des guerres. Un conte extraordinaire, en forme de voyage vers l’Antiquité et les origines du théâtre tragique, à l’opposé des spectacles actuels, souvent trop friands de nouvelles technologies. Où Maxime Kurvers, « dans le sillage des « pièces parlées» de Peter Handke ou des «anti-films» de Guy Debord, en héritier des théories modernistes et de la danse conceptuelle, pense ce début comme une fin en soi, affirmant que l’origine de la tragédie est à chercher ailleurs que dans l’illusion du spectacle. »

Véronique Hotte

La Commune, Centre Dramatique National d’Aubervilliers, 2 rue Edouard Poisson, Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), jusqu’au 5 décembre. T. : 01 48 33 16 16.

 William Shakespeare, édition de Michel Crouzet, folio Classique, Gallimard.


Archive pour 25 novembre, 2018

Le reste vous le connaissez par le cinéma (The Rest Will be Familiar to You By Cinema) de Martin Crimp, mise en scène et traduction de Christian Lapointe

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Le Reste vous le connaissez par le cinéma  (The Rest, Will be familiar to you by Cinema) de Martin Crimp, traduction et mise en scène  de Christian Lapointe

Conçu à partir de la traduction intégrale de  cette pièce de Martin Crimp, adaptée des Phéniciennes d’Euripide,  ce spectacle est un délire de grande envergure.  Dès le prologue, les artifices théâtraux identifiés dans les séquences filmées d’Oedipe de Pier Paolo Pasolini empruntées par  Christian Lapointe mais évoquées déjà  chez Martin Crimp, sont projetées  en fond de scène. Le meurtre de Laïos,  et surtout la relation incestueuse entre Œdipe et sa mère (la belle et glaciale Sylvana Mangano) qui observe le meurtre de son mari sans la moindre réaction et surtout sans se douter que l’assassin son fils… qu’elle épousera, sera le père de Polynice et d’Etéocle,  dont la rivalité sera à l’origine du drame sanglant.

Tous les principaux moments sont évoqués par Pasolini y compris les voyages d’Œdipe  qui cherche à résoudre l’énigme du Sphinx.  Et le déroulement saccadé des images à l’écran, comme dans un  film muet projeté à la mauvaise vitesse, nous renvoie ici  au rythme d’une bande dessinée. Une référence insolente et caricaturale à Astérix… Dans le conflit sanglant à Thèbes qui laisse la ville en ruines, disparaît presque toute la famille dŒdipe à la suite du combat entre les Polynice et Étéocle. Conflit que reprend avec brio Martin Crimp pour démolir la logique de la guerre.

L’œuvre a un aspect didactique dont l’ironie puissante ressort  tout de suite. En faisant semblant de glorifier ces jeunes guerriers, fils à maman violents et enfantins, parfaitement anti-héroïques, les créations visuelle de Jean Hazel et verbale du metteur en scène, on dénonce ici leur aveuglement, et leur incapacité à comprendre ce qui se passe autour d’eux.  Le chœur, représenté par six Phéniciennes sexy et vulgaires en petite tenue, campées à différents niveaux d’une construction multicolore  comme celles des  parcs pour enfants. Elles se contentent de répliques fragmentées, vidées de toute logique et se perdant dans le non-sens  absolu.  Elles confirment aussi l’aveuglement du peuple à la merci des chefs de guerre prêts à sacrifier des vies humaines pour satisfaire leurs ambitions absurdes.
Ces séductrices livrées aux désirs lubriques des soldats, font des commérages et encouragent chacun des fils à réclamer son héritage dans une  guerre fratricide,  alors que Jocaste  (« notre maman chérie») fait tout pour éviter le pire. Rien à faire. «L’horreur de la guerre n’épargne personne, même le jeune Menœcius, fils de Créon, mort comme un homme, en se suicidant. La douleur de Créon est bouleversante et le grand monologue de Tirésias à la fin, transforme la représentation: le vieil oracle a tout compris,  même si les autres ne l’ont pas écouté. Les hommes meurent et les conventions de la tragédie se perdent dans les brouillards de la conflagration.
 Sarah Kane, Mark Ravenhill et les auteurs britanniques de cette génération ont beaucoup inspiré Thomas Ostermeier, le directeur de la Schaubühne de Berlin. Christian Lapointe se lance lui aussi joyeusement, lui aussi, dans cette  une relecture des œuvres classiques: le grotesque, l’horreur, la bêtise cohabitent pour faire ressortir la cruauté monstrueuse de cette hyper-réalité théâtrale.

 L’auteur a  retenu certaines conventions de la tragédie grecque, comme le rôle important du chœur et l’élimination de toute violence physique devant le public, pour assurer la vraisemblance et le «bon goût». Mais le  «mauvais goût» domine ici!  Avec descriptions de viols, de cadavres découpés, de meurtres fratricides et infanticides… et il y a même une recette pour arracher la peau des suppliciés, et réaliser des sacrifices humains en bonne et due forme. Cela dépasse l’imagination. L’inhumanité de ces personnages se  révèle d’une manière encore plus insupportable et donne envie de vomir: le résultat de cette impeccable leçon contre la brutalité est  efficace, comme celui du témoignage d’un officier qui  annonce la mort des fils: une « bonne » nouvelle, puisque les deux camps vont pouvoir  se renvoyer blessures et souffrances. Mais vers la fin, on  apprend que chacun des frères a plongé son épée dans la chair de l’autre puis hurlé de douleur. Jocaste, elle, a grimpé sur les cadavres mutilés de ses fils  et s’est tranché la gorge. Le  chœur  des Phéniciennes compare avec un certain sadisme, la mort de ces frères, à la lutte entre des insectes coincés dans un bocal. Les derniers gestes d’Antigone et de  Jocaste devant les cadavres évoquent  la mort d’un animal dans un abattoir….
Texte et scénographie, aux multiples références et emprunts assez fantaisistes, finissent par nous  étourdir. Et les hurlements assourdissants du chœur et les grondements de Jocaste, entre  autres, sont souvent insoutenables. Marc Béland (Créon)  est remarquable comme Paul Savoie (Tirésias), le prophète aveugle qui incarne la tristesse   » humaine »  à l’annonce de la mort de son jeune fils. Quand  Tirésias  annonce la disparition de toute la famille d’Œdipe à la suite de cette guerre fratricide, cela laisse  le peuple indifférent, et personne ne l’écoute.
Les plaisirs sadiques, la vue de corps mutilés serait-elle le signe d’une  mise en scène  contemporaine balayant toutes les conventions,  y compris la notion de personnage. Et c’est  le metteur en scène qui a choisi les répliques rehaussées d’horreurs :  avec un vocabulaire quotidien et populaire, l’auteur veut nous faire croire qu’elles correspondent à notre « normalité », une notion en effet fragile dans un contexte atroce!
Certains monologues  comme ceux  de Tirésias et  de Créon  sont émouvants!  Et un officier  vient témoigner d’un mise à mort d’Étéocle réalisée avec une cruauté rare comme celle de Polynice.  Costumes  clinquants, accessoires et bijoux aux couleurs crues et presque aveuglantes, bruitages insupportables, pour mettre en évidence la préciosité des fils, ont quelque chose d’assez ridicule.
 Et comme pour rappeler la référence filmique du sous-titre de la pièce, le spectacle finit avec des ombres, celle d’âmes mortes projetées en fond de scène, et évoque un  champ de bataille avec  canons, blindés et cadavres… Et on voit des soldats de notre époque tuer, bombarder, commettre des atrocités, enlever des  jeunes filles, avec les moyens modernes d’une mise à mise  à mort collective.  Quelle tristesse! Le genre humain n’a rien appris depuis deux mille ans… Et personne n’a su écouter le sphinx,  sauf peut-être Martin Crimp et Christian Lapointe!

Alvina Ruprecht

 Spectacle vu  le 18 novembre, au Théâtre français du Centre national des Arts, Ottawa (Canada).

Un Instant, d’après À la Recherche, de Marcel Proust, mise en scène de Jean Bellorini

Un Instant, d’après À la Recherche du temps perdu de Marcel Proust, mise en scène de Jean Bellorini

 ©PASCAL VICTOR / ARTCOMPRESS

©PASCAL VICTOR / ARTCOMPRESS

Ne pas s’attaquer au «monstre»: À la Recherche du temps perdu dans son ensemble mais juste en choper des moments dans l’enfance ou la jeunesse du narrateur. Ne pas s’intéresser au côté mondain d’ A la Recherche, mais aux questions métaphysiques, au Proust philosophe, théoricien de la réminiscence. Jean Bellorini propose un dispositif d’abord thérapeutique: comment se réapproprier une mémoire traumatisée? Le narrateur (Camille de la Guillonnière) permet à sa « patiente » (Hélène Patarot) de mettre au jour les traumatismes de son exil d’Indochine, en utilisant la méthode proustienne. Peu à peu, les textes se bousculent, se mélangent, et Marcel Proust dit la vérité d’Hélène Patarot. Belle idée, mais qui reste une idée.

Le charme commence à jouer, un peu, quand le comédien reprend à son compte le récit, et l’instant du traumatisme qui en est à l’origine : comment obtenir, dans son lit, le baiser maternel et vespéral sans lequel le petit garçon ne peut dormir et qui risque, de plus,  de suffoquer… Le narrateur détaille non sans humour les ruses et angoisses propres à la situation. De même, avec plus de gravité, il ausculte une autre tragédie intime, survenue cette fois à l’adolescence: la mort de sa grand-mère tant aimée, et, pire, le fait qu’il n’a pas ressenti sur le moment l’immense chagrin qui s’abattra sur lui, après un déclic inattendu et apparemment peu signifiant …

Intermittences du cœur… mais pour le public bienveillant aussi. Dans ce spectacle, il y a des moments de charme, encombrés par la lourde scénographie de Jean Bellorini: les partenaires sont d’abord coincés à l’avant-scène par un empilement de chaises,  et c’est aggravé, à la fin, par l’entrée -difficile- en fond de scène, d’autres empilements façon Tadashi Kawamata,  le célèbre artiste japonais exposé il y a huit ans au Centre Georges Pompidou. On se demande  -et on a le temps quand on n’est pas emporté par un spectacle! -si ces dizaines de chaises inoccupées figurent l’absence des nombreux personnages dont on ne parlera pas?  Ou les souvenirs enfuis? La soupente perchée que les acteurs atteignent en escaladant une solide échelle, peut-elle être la petite chambre rassurante du narrateur?
Ajoutez à cela, la toux sévère d’une spectatrice, les odeurs de cuisine du restaurant du lieu: des perturbations qui font barrière à une écoute déjà fragile. Cet Instant n’est ni révélateur, ni décisif. Au théâtre, il arrive qu’on soit déçu…

 Christine Friedel

Théâtre Gérard Philipe-Centre Dramatique National de Saint-Denis, (Seine-Saint-Denis),  jusqu’au 9 décembre T. : 01 48 13 70 00.
Les 14 et 15 décembre, Théâtre de la Ville de Luxembourg.
Du 8 au 27 janvier, Théâtre Kléber, Méleau-Renens (Suisse).
Les 16 et 17 février, Théâtre Louis Aragon, Tremblay-en-France (Seine-Saint-Denis).
Du 13 au 16 mars, La Criée-Théâtre National de Marseille (Bouches-du-Rhône); les 20 et 21 mars Théâtre de L’Archipel-Scène nationale de Perpignan (Hérault); les 26 et 27 mars, Théâtre de Caen (Calvados).
Les 4 et 5 avril, Hérault-Culture, Domaine départemental de Bayssan, Béziers (Héraut).

 

La Route du Levant de Dominique Ziegler, mise en scène de Jean-Michel Van Eeyden

La Route du Levant de Dominique Ziegler, mise en scène de Jean-Michel Van Eeyden

© Leslie Artamonow

© Leslie Artamonow

L’auteur revendique un théâtre ludique, politique, et populaire. Cela se passe dans le huis-clos d’un commissariat belge; assis à une table, un vieux policier  que l’on sent épuisé (Jean-Pierre Baudson, comédien permanent du Théâtre National de Bruxelles) veut faire avouer à un suspect (Grégory Carnoli) qu’il s’est engagé dans le Jihad pour préparer un attentat.

Respect et application de la loi d’un côté, et de l’autre,  affirmation de la liberté de pensée religieuse de celui qui veut obstinément se venger. Cynisme, mensonges et déstabilisation de l’adversaire: on assiste ici à un véritable duel rhétorique sans aucun temps mort jusqu’au dernier rebondissement ultime et qui fait toute la qualité de la pièce.

On suit les arguments contradictoires énumérés pendant cette garde à vue pénible, où l’on voit se tisser les fils d’une radicalisation dangereuse qui a déjà fait tant de morts en Europe et ailleurs. Mais on voit aussi que nos démocraties peuvent se poser des questions sur leur responsabilité…quant aux milliers de victimes au Moyen-Orient et dans les pays européens. A la suite, entre autres, d’un partage aberrant des territoires  au début du XX ème siècle: nos actions nous suivent…

Ces bons comédiens ont un jeu efficace mais on se perd un peu dans les fils de ce huis-clos.  En tout cas, ce spectacle a le mérite, à travers un banal interrogatoire dans un commissariat de police, de poser les bonnes questions…

Edith Rappoport

Maison des Métallos,  94 rue Jean-Pierre Timbaud, Paris XI ème, jusqu’au 24 novembre. T. : 01 48 05 88 27.  
Bozar, à Bruxelles le 8 janvier.
Le 16 avril  à Sedan. 

 

 

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