Le reste vous le connaissez par le cinéma (The Rest Will be Familiar to You By Cinema) de Martin Crimp, mise en scène et traduction de Christian Lapointe
Le Reste vous le connaissez par le cinéma (The Rest, Will be familiar to you by Cinema) de Martin Crimp, traduction et mise en scène de Christian Lapointe
Conçu à partir de la traduction intégrale de cette pièce de Martin Crimp, adaptée des Phéniciennes d’Euripide, ce spectacle est un délire de grande envergure. Dès le prologue, les artifices théâtraux identifiés dans les séquences filmées d’Oedipe de Pier Paolo Pasolini empruntées par Christian Lapointe mais évoquées déjà chez Martin Crimp, sont projetées en fond de scène. Le meurtre de Laïos, et surtout la relation incestueuse entre Œdipe et sa mère (la belle et glaciale Sylvana Mangano) qui observe le meurtre de son mari sans la moindre réaction et surtout sans se douter que l’assassin son fils… qu’elle épousera, sera le père de Polynice et d’Etéocle, dont la rivalité sera à l’origine du drame sanglant.
Tous les principaux moments sont évoqués par Pasolini y compris les voyages d’Œdipe qui cherche à résoudre l’énigme du Sphinx. Et le déroulement saccadé des images à l’écran, comme dans un film muet projeté à la mauvaise vitesse, nous renvoie ici au rythme d’une bande dessinée. Une référence insolente et caricaturale à Astérix… Dans le conflit sanglant à Thèbes qui laisse la ville en ruines, disparaît presque toute la famille dŒdipe à la suite du combat entre les Polynice et Étéocle. Conflit que reprend avec brio Martin Crimp pour démolir la logique de la guerre.
L’œuvre a un aspect didactique dont l’ironie puissante ressort tout de suite. En faisant semblant de glorifier ces jeunes guerriers, fils à maman violents et enfantins, parfaitement anti-héroïques, les créations visuelle de Jean Hazel et verbale du metteur en scène, on dénonce ici leur aveuglement, et leur incapacité à comprendre ce qui se passe autour d’eux. Le chœur, représenté par six Phéniciennes sexy et vulgaires en petite tenue, campées à différents niveaux d’une construction multicolore comme celles des parcs pour enfants. Elles se contentent de répliques fragmentées, vidées de toute logique et se perdant dans le non-sens absolu. Elles confirment aussi l’aveuglement du peuple à la merci des chefs de guerre prêts à sacrifier des vies humaines pour satisfaire leurs ambitions absurdes.
Ces séductrices livrées aux désirs lubriques des soldats, font des commérages et encouragent chacun des fils à réclamer son héritage dans une guerre fratricide, alors que Jocaste (« notre maman chérie») fait tout pour éviter le pire. Rien à faire. «L’horreur de la guerre n’épargne personne, même le jeune Menœcius, fils de Créon, mort comme un homme, en se suicidant. La douleur de Créon est bouleversante et le grand monologue de Tirésias à la fin, transforme la représentation: le vieil oracle a tout compris, même si les autres ne l’ont pas écouté. Les hommes meurent et les conventions de la tragédie se perdent dans les brouillards de la conflagration.
Sarah Kane, Mark Ravenhill et les auteurs britanniques de cette génération ont beaucoup inspiré Thomas Ostermeier, le directeur de la Schaubühne de Berlin. Christian Lapointe se lance lui aussi joyeusement, lui aussi, dans cette une relecture des œuvres classiques: le grotesque, l’horreur, la bêtise cohabitent pour faire ressortir la cruauté monstrueuse de cette hyper-réalité théâtrale.
L’auteur a retenu certaines conventions de la tragédie grecque, comme le rôle important du chœur et l’élimination de toute violence physique devant le public, pour assurer la vraisemblance et le «bon goût». Mais le «mauvais goût» domine ici! Avec descriptions de viols, de cadavres découpés, de meurtres fratricides et infanticides… et il y a même une recette pour arracher la peau des suppliciés, et réaliser des sacrifices humains en bonne et due forme. Cela dépasse l’imagination. L’inhumanité de ces personnages se révèle d’une manière encore plus insupportable et donne envie de vomir: le résultat de cette impeccable leçon contre la brutalité est efficace, comme celui du témoignage d’un officier qui annonce la mort des fils: une « bonne » nouvelle, puisque les deux camps vont pouvoir se renvoyer blessures et souffrances. Mais vers la fin, on apprend que chacun des frères a plongé son épée dans la chair de l’autre puis hurlé de douleur. Jocaste, elle, a grimpé sur les cadavres mutilés de ses fils et s’est tranché la gorge. Le chœur des Phéniciennes compare avec un certain sadisme, la mort de ces frères, à la lutte entre des insectes coincés dans un bocal. Les derniers gestes d’Antigone et de Jocaste devant les cadavres évoquent la mort d’un animal dans un abattoir….
Texte et scénographie, aux multiples références et emprunts assez fantaisistes, finissent par nous étourdir. Et les hurlements assourdissants du chœur et les grondements de Jocaste, entre autres, sont souvent insoutenables. Marc Béland (Créon) est remarquable comme Paul Savoie (Tirésias), le prophète aveugle qui incarne la tristesse » humaine » à l’annonce de la mort de son jeune fils. Quand Tirésias annonce la disparition de toute la famille d’Œdipe à la suite de cette guerre fratricide, cela laisse le peuple indifférent, et personne ne l’écoute.
Les plaisirs sadiques, la vue de corps mutilés serait-elle le signe d’une mise en scène contemporaine balayant toutes les conventions, y compris la notion de personnage. Et c’est le metteur en scène qui a choisi les répliques rehaussées d’horreurs : avec un vocabulaire quotidien et populaire, l’auteur veut nous faire croire qu’elles correspondent à notre « normalité », une notion en effet fragile dans un contexte atroce!
Certains monologues comme ceux de Tirésias et de Créon sont émouvants! Et un officier vient témoigner d’un mise à mort d’Étéocle réalisée avec une cruauté rare comme celle de Polynice. Costumes clinquants, accessoires et bijoux aux couleurs crues et presque aveuglantes, bruitages insupportables, pour mettre en évidence la préciosité des fils, ont quelque chose d’assez ridicule.
Et comme pour rappeler la référence filmique du sous-titre de la pièce, le spectacle finit avec des ombres, celle d’âmes mortes projetées en fond de scène, et évoque un champ de bataille avec canons, blindés et cadavres… Et on voit des soldats de notre époque tuer, bombarder, commettre des atrocités, enlever des jeunes filles, avec les moyens modernes d’une mise à mise à mort collective. Quelle tristesse! Le genre humain n’a rien appris depuis deux mille ans… Et personne n’a su écouter le sphinx, sauf peut-être Martin Crimp et Christian Lapointe!
Alvina Ruprecht
Spectacle vu le 18 novembre, au Théâtre français du Centre national des Arts, Ottawa (Canada).