Kiss and Cry , idée originale de Michèle Anne De Mey et Jaco Van Dormael, création collective de Grégory Gosjean, Thomas Gunzig, Julien Lambert, Sylvie Olivé et Nicolas Olivier
© Marteen Vanden Abeele
La chorégraphe belge et son équipe reviennent à Paris avec trois spectacles : Kiss and Cry, créé en 2011 retrouve un public enthousiaste devant cet ovni où se mêlent danse, cinéma, manipulation d’objets, texte…Faire danser ses doigts sur une table de cuisine, filmer et projeter ce ballet en direct sur grand écran au-dessus de la scène: ainsi nait Kiss an Cry. Deux danseurs : leurs mains s’animent, sensuelles, sur ce plateau miniature et sous un arbrisseau fiché dans un coin. La caméra s’approche et les filme sur Lascia ch’io pianga, une aria de Georg Friedrich Haendel.
Après ce prologue, l’équipe se déploie une heure quinze durant sur la scène encombrée de plusieurs plateformes, et bancs-titres, rails de travelling, ordinateurs, circuits de trains miniature électriques : l’un à l’avant-scène, l’autre au lointain… Soit pour faire naître un décor, pour filmer et pour éclairer les artistes dans des « nano-chorégraphies » à mains nues, aux paysages peuplés de figurines enfantines. Un dessin animé se fabrique sous les yeux des spectateurs, invités à regarder le film et sa réalisation.
Scénario simple: les mains et un narrateur racontent l’histoire d’une femme et de ses amours passés: cinq hommes croisés, aimés, disparus: «La première fois qu’elle était tombée amoureuse, ça avait duré treize secondes. Elle avait treize ans/ dans le train en retard de dix-huit heures quinze, voiture numéro quatre /chargé de quatre-vingt-six passagers dont un garçon de quatorze ans. (…) Ils étaient serrés. (…) Les mains s’étaient touchées. (…) Elle ne l’avait jamais revu. » Depuis, elle attend sur un quai de gare et regarde passer les trains: dans la vapeur de ses réminiscences, on entend Verdes Anos de Carlos Parades, un air qui reviendra, comme un leitmotiv. Où vont nos souvenirs ? Dans quel trou de mémoire, les gens que nous avons croisés, tous ceux que nous avons fréquentés puis perdus de vue, sont-ils tombés? dit le narrateur, et la caméra pénètre dans le pays de l’oubli, niché au fond d’un tiroir où se trouve une foule de petites statuettes figées dans le sable… La caméra zoome sur ce paysage et le rêve poétique disparaît dans un glissement de terrain. Ailleurs, des micro-caméras sur les trains électriques filment des paysages, animaux, fermes, maisons…
© Marteen Vanden Abeele
Opérant par distorsion d’échelle, le spectacle tend un miroir satirique à cette histoire empreinte de nostalgie. «Rien n’est grand ou petit, que par comparaison», dit Gulliver en arrivant à Brobdingnag. A l’aune des personnages principaux que sont les mains, les souvenirs de la vieille dame -représentée aussi par une poupée de playmobil- reprennent vie. Sa main tient celle de ses amoureux d’antan pour quelques pas de deux érotiques: les pouces s’enlacent, les doigts s’étreignent, les paumes s’épousent sous les draps, ou quand vient le désamour, se tournent le dos dans le lit. Selon l’humeur, le couple s’ébat sur des trapèzes volants ou s’affale dans le canapé devant la télévision pour voir une compétition de patinage artistique… Kiss and Cry, apprend-t-on, est le surnom des bancs où les sportifs s’assoient pour attendre le verdict des juges. L’occasion d’un gros plan sur une main dansant sur la glace : l’index et le majeur dessinent d’harmonieuses figures, les ongles en guise de lames.
Ces doigts-danseurs traversent avec légèreté des univers miniatures qui s’emboîtent comme des poupées russes. Tempêtes dans un verre d’eau, cataclysmes en modèle réduit, et illusions d’optique se succèdent. Le cinéaste du fameux Toto le héros, et la chorégraphe, cofondatrice de la compagnie Rosas avec Anne Teresa de Keersmaeker avec qui elle travailla six ans, nous ouvrent un beau livre d’images, habité par les doigts habiles de Michèle Anne de Mey, Frauke Mariën, Grégory Grosjean et Denis Robert Obert, et filmé par Jaco Van Dormael et Harry Cleven. Le récit qui assure la cohésion entre les morceaux de bravoure, gagnerait à être plus laconique, mais bande-son, lumières et scénographie concourent à la magie d’une réalisation minutieuse.
Succèderont à ce spectacle, dans ce théâtre fraîchement rénové, de nouveaux jeux de mains avec Cold Blood (voir Le Théâtre du Blog) puis une création, dansée en solo par Michèle Anne de Mey, et mise en scène par Jaco Van Dormael. A ne pas manquer.
Mireille Davidovici
Un autre avis:
Une affiche attirante et on nous annonce un spectacle totalement innovant joué par les doigts de danseuse avec une scénographie onirique. Michele Anne de Mey et Jaco Van Dormael auraient inventé un procédé inédit… Cela se passe à la Scala, un nouveau lieu du théâtre privé, boulevard de Strasbourg à Paris, un ancien cabaret rénové par un couple passionné: Mélanie et Frédéric Biessy avec un budget total de 19 millions d’euros dont 5 % financé par L’Etat et la Région Ile-de-France.
Plus de traces de l’ancien cabaret illustre: ici, tout est propre, aseptisé, un peu fade, malgré le bleu choisi par Richard Peduzzi, le scénographe de Patrice Chéreau. La scène est encombrée de tables, d’objets et de caméras pour créer des effets spéciaux. Les cadreurs marchent déjà de long en large en attendant le top-départ. Les lumières s’éteignent et ils filment ces doigts qui dansent dont on voit l’image sur grand écran. C’est du théâtre d’objets avec quelques effets. Mais une fois de plus, on est au cinéma-théâtre, et sur le plateau, on voit sur grand écran les scènes filmées. Accompagnées par une voix off à la Marguerite Duras qui agit comme un somnifère!
Un quart d’heure, cela passe encore mais l’ennui monte vite, malgré quelques effets bien maîtrisés.Et on se pose la question: pourquoi, au lieu de passer par un plateau de théâtre, ne pas faire directement du cinéma d’animation? La salle n’est pas pleine malgré une presse dithyrambique mais le public est conquis. Pas nous. Mais vous n’aurez pas la « chance » de voir en 2019, ce spectacle qui n’est finalement qu’un dessin animé.
Edith Rappoport
Kiss and Cry jusqu’au 31 décembre. Cold Blood, du 4 au 27 janvier. Amor, du 29 janvier au 3 février.
La Scala, 13 boulevard de Strasbourg, Paris Xème. T. : 01 40 03 44 30.