C’est la Phèdre! d’après Phèdre de Sénèque, mise en scène de Jean Joudé

Phèdre

Festival Impatience:

C’est la Phèdre! d’après Phèdre de Sénèque, traduction de Florence Dupont, adaptation de Thibaut d’Abbesses, mise en scène de Jean Joudé

Le spectacle est issu d’une résidence l’an passé au festival Les Effusions  en Normandie, soit un travail de trois semaines avec des acteurs musiciens, poètes et metteurs en scène… Il a déjà été présenté au Conservatoire national, puis joué au Théâtre de Belleville. Parfaitement rodé, il tente de repenser la forme même du spectacle tragique. Et en essayant de créer une intensité de jeu dramatique et musical.
 
C’est l’histoire de Phèdre, racontée par Euripide mais revue par Sénèque: elle dit à sa Nourrice qu’elle aime Hippolyte; celle-ci a essayé de l’en dissuader et le Chœur se plaint des ravages que fait l’amour. Phèdre apparaît en chasseresse pour plaire à Hippolyte à qui la Nourrice veut faire goûter, mais en vain, aux plaisirs érotiques… Phèdre et sa Nourrice vont alors  le calomnier. Thésée, de retour des Enfers, apprend de la Nourrice que sa maîtresse préfère mourir plutôt que de lui révéler la  violence qu’elle a subie. Thésée menace alors la Nourrice  pour savoir la vérité mais elle lui montre l’épée d’Hippolyte; Thésée la reconnaît et souhaite que son fils puise mourir. Pour le chœur, les gens de bien sont menacés, et les méchants récompensés. Un messager annonce alors qu’Hippolyte a été  déchiré par ses chevaux, épouvantés par un taureau marin envoyé par Neptune, sur ordre de Thésée. Hippolyte est innocent, Phèdre avoue son crime et se tue.  Le père regrette que son fils soit mort, et lui accorde une véritable sépulture… qu’il refusera à Phèdre. Soit deux morts un jeune homme et une jeune femme, à la fin de cette tragédie.

Et selon ce collectif des Bourlingueurs dans une note d’intention des plus prétentieuses. Avec cette adaptation, “L’énergie est punk d’emblée, brutale. On transpire, on sue comme dans la fosse d’un concert. Le jeu maintient cette intensité : on joue sur l’avant-scène, fortement, sans crier jamais, mais avec autorité, les yeux rivés sur le public. (…) La musique sert de partenaire, de coryphée, crée un décor sonore. La batterie cavale, donne une pulsion tribale et primaire, porte le comédien, le suit, le contraint à l’énergie d’un James Brown ou des icônes du rock. Porté par cette énergie, l’acteur creuse en lui jusqu’à effleurer, en résonance avec la parole de Sénèque, le secret archaïque de l’homme, un état de transe dénué de psychologie, une énergie épurée et décuplée, fondue dans le souffle et dans les corps tendus vers l’essentiel. (…) Ils rivalisent de grandeur, électrifient. En collaboration avec un poète-dramaturge, la fonction du chœur a été repensée, réinventée.”

De jeunes comédiens issus du Conservatoire National et deux musiciens, Clément Cliquet et Grégoire Letouvet, ont eu envie de se confronter au  texte de Sénèque, sans doute moins connu que celui d’Euripide mais d’une rare poésie, malgré certaines longueurs. Sénèque et ses tragédies que faisait découvrir la regrettée Madeleine Marion aux élèves de l’Ecole du Théâtre National de Chaillot, absolument fascinés par la modernité de ses dialogues.

Sur un petit plateau nu, les restants d’une fête avec des chaises de jardin, une table nappée de blanc couverte de nombreux verres et bouteilles, éclairée par une guirlande de petites ampoules  multicolores accrochée à un pied de parasol excentré. Dans le fond, un cercueil, et côté cour, piano, guitare, batterie derrière une grande bassine pleine de bouteilles de bière vides… Dans cette version soi-disant contemporaine, Phèdre est en tailleur-pantalon noir strict, la Nourrice en short, les hommes en costume ou en salopette… Pourquoi pas, on en a vu d’autres, même si c’est un peu facile! Dans cette adaptation, la maudite écriture, dite de plateau, c’est à dire fondée en partie sur des impros,  semble encore avoir frappé et on ne sent pas ici de véritable direction d’acteurs.

Cela dit (et c’est quand même le minimum syndical!) Théo Chédeville, Gabriel Acremant, Lucie Grunstein, Sipan Mouradian et Isis Ravel ont une bonne diction et font le boulot mais bizarrement, l’ensemble reste froid et il n’y a guère d’émotion qui passe. Seule Maïa Foucault (La Nourrice) a une vraie présence, et arrive à faire passer le texte. Et parfois, on glane les pépites du texte, comme: « J’ai perdu le goût de la religion, dit Phèdre, Assez d’offrandes, de prières, de processions. Le seul roi, c’est l’Amour et il règne sur moi”. Ou la tirade de la nourrice quand elle s’adresse au jeune et bel Hippolyte: “Pourquoi couches-tu seul/Romps ce jeûne sinistre, laisse galoper ta jeunesse. Cours/Ne laisse pas échapper le meilleur de la vie”. « Je pleure, dit Thésée à propos d’Hippolyte, non parce que je l’ai tué, mais parce que je l’ai perdu. »

Contrairement à ce que dit la note d’intention, les acteurs criaillent, la plupart du temps face public avec ou sans micro, mais accompagnés par une musique assourdissante qui se voudrait dialogue avec le texte. Mais on est loin du compte et cette mise en scène indigente ne fonctionne pas. Et quant au chœur incarné ici par une jeune actrice, le “poète-dramaturge” (sic) ne réussit guère à le « réinventer », comme il le dit un peu vite. Plus grave: on ne croit pas à cette prétendue fête, à toute cette énergie dépensée sur le plateau, et on s’ennuie vite. Et le metteur en scène, qui ne doit pas aller souvent au théâtre, croit innover mais enfile les banalités: jeu très statique à la Stanislas Nordey, entrées par la salle, et petites provocations, du genre vues et revues: musicien qui répond au téléphone, ou qui rote après avoir bu une canette de bière d’un seul coup, etc. Tous aux abris!

Non, on ne sort pas du spectacle « sonné et vivifié, boosté d’adrénaline, avec un désir de grandeur, mais satisfait d’un désastre porté jusqu’à son comble.” (sic) Non, le théâtre de Sénèque « avec toute sa puissance sale, sa grandeur macabre, contemporain parce qu’éternel » (sic) n’est pas là du tout! Et, comme le dit Andrei Tarkowski, « Le Temps apparait quand il est ressenti, au-delà des événements comme le poids de la vérité » et ce qui est valable pour un film, l’est aussi pour une pièce. Mais cela fait ici cruellement défaut. « Le Temps, dit le Chœur, te mine en silence, et l’heure qui vient, est toujours plus belle que la précédente. » Mais on ne sent justement pas dans cette mise en scène, le ralentissement et l’accélération de cette temporalité, la conscience de la jeunesse et de la vieillesse, du monde des vivants et celui des morts, et surtout l’accord entre la durée de l’action et celle de la représentation, alors que cela participe de l’expression même du tragique  chez  Sénèque, et en particulier dans Phèdre.

Et on a seulement droit à une parodie qui se voudrait contemporaine mais qui manque de solidité. Moralité: associer un texte de Sénèque à de la musique contemporaine mais sans véritable projet dramaturgique, ne peut faire spectacle. Après trois ans passés au Conservatoire national, et plus d’un an après la création, le metteur en scène qui semble se prendre très au sérieux, n’a pas les moyens de ses ambitions. Il y a donc quelque part un certain déficit dans l’enseignement, et Claire Lasne, à la tête de cette prestigieuse institution, devrait d’urgence revoir  les  choses… Enfin, ces jeunes comédiens auront découvert Sénèque et, comme le disait Antoine Vitez, « Au moins, ils se seront rencontrés là ». Mais pour le reste, autant en emporte le vent d’automne!

Philippe du Vignal

Spectacle vu le 7 décembre, salle du Jeune Théâtre National, 13 rue des Lions Saint-Paul, Paris IVème. T. : 01 48 04 86 40.

 

 


Archive pour 10 décembre, 2018

Rêve et folie de Georg Trakl, mise en scène de Claude Régy

 

Rêve et Folie de Georg Trakl, traduction de Marc Petit et Jean-Claude Schneider, mise en scène de Claude Régy

Pascal Victor/ArtComArt

Pascal Victor/ArtComArt

Le poète autrichien Georg Trakl (1887-1914), étoile fulgurante au souffle rimbaldien et admirateur de Dostoïevski, connut une vie brève et douloureusement intense, marquée par la drogue, l’alcool et une relation incestueuse avec sa sœur Margarete … Et il connut une insertion sociale difficile, troublée par  la crainte de la folie et la culpabilité.

L’horrible Grande Guerre va poursuivre, néfaste, le poète qui, pharmacien-soldat sur le front  de Grodek, meurt à l’hôpital, en 1914 d’une surdose de cocaïne. Accident ou suicide? Une fin énigmatique. La poésie de Georg Trakl, d’inspiration expressionniste, signe la modernité d’avant 1914. Et Sébastien en rêve s’apparente à une douce folie: solennité religieuse et figure mythique de Sébastien supplicié et martyr : souffrance et douleur, angoisse et mort.

Un paysage de nuit et brouillard, dans un mouvement de déclin, folie, putréfaction et mélancolie. Ici,  le paradis enfantin est perdu à jamais, et l’inceste sororal est l’une des images de rejet : « Ma vie s’est brisée. (…) Dites-moi que je ne suis pas fou. Je suis plongé dans une obscurité de pierre. Ô mon ami, comme je suis devenu petit et malheureux.» Rêve et Folie, poème en prose autobiographique, résonne d’une musique apocalyptique et prophétise le cataclysme occidental du début du XX ème siècle.

Claude Régy, attiré par un sentiment existentiel, entre souffle et disparition, interstice entre vie et la mort, crée ici un spectacle-performance lumineux -vrai soleil noir- avec l’un de ses comédiens attitrés, Yann Boudaud.  Sallahdyn Khatir a imaginé une cellule d’ombre : un dessous d’arche de pont, une forme ovale englobant le comédien, comme un œil immense qu’habiterait en son centre l’interprète-iris. Il s’y déplace lentement, et avec lenteur et précaution s’étire les bras en croix et lève doucement une jambe, avant de la reposer délicatement sur le sol. Du fond de la scène, l’homme s’approche des spectateurs attentifs au verbe poétique de Georg Trakl qui  frappe les esprits, avec une caverne platonicienne d’images visuelles colorées et sensorielles, des scènes fortes comme la mort du père et le visage blafard maternel, l’enfance perdue et la mort s’avançant à pas lents. Bref, un vrai cauchemar expressionniste. Le poète pourtant progresse sans relâche dans sa folle avancée, errant dans le froid et le givre où l’être se sent seul.

Reviennent en mémoire les pierres glacées d’un monastère avec son caveau, sa chambre des morts aux mains tachées de vert. L’envers du jour est un thème obsessionnel: le promeneur erre dans une «nuit étoilée», un «jardin étoilé», «sous la lune blanche» ou «la nuit argentée de la lune», et si l’aube rougeoyante offre des reflets lumineux aux surfaces glacées de la montagne, les rencontres sont souvent annonciatrices de mort.

Le marcheur viole un enfant, figure de sa sœur dont le visage ressemble étrangement au sien. Il étrangle un chat, coupe le cou d’une colombe, et dénombre toutes les traces de putréfaction qui blessent le regard du vivant. Dans l’embrasure d’une porte, à travers une prose poétique suffocante, apparaît l’ombre maternelle et souvent celle de la sœur, ou parfois d’un ange. Remords et culpabilité rongent sourdement le poète à l’éloquence tendue, figure onirique enserrée dans le silence et les sons sourds de Philippe Cacchia, un bruit oppressant de moteur de lourde machine ou d’élévateur…

Comment mieux dire l’absence de Dieu et la solitude absolue de l’homme? Le poète évoque le poids sur ses épaules, d’une race maudite: celle de la faute et du péché. Après une telle expérience, on relit Claude Régy: «Il y a un courage dans la vitalité, incompréhensible, fabuleux, de vivre jour après jour. (…) Il y a, probablement, une force de vie qui est en nous, qui est déposée, qui fait qu’on encaisse tout, parce qu’on a besoin de continuer.» Rêve et Folie témoigne de cette persévérance à être, et à exister malgré tout, grâce à Georg Trakl, Claude Régy et Yann Boudaud.

Véronique Hotte

Nanterre-Amandiers, 7 avenue Pablo Picasso, Nanterre (Hauts-de-Seine), jusqu’au 16 décembre. T. : 01 46 14 70 00

Crépuscule et déclin et Sébastien en rêve  sont publiés chez Poésie Gallimard.

Écrits 1991-2011 de Claude Régy, Solitaires Intempestifs.

 

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