Je suis la Bête d’Anne Sibran, mise en scène de Julie Delille
Festival impatience:
Je suis la Bête d’Anne Sibran, mise en scène de Julie Delille
L’obscurité domine le spectacle, plongé d’abord plusieurs minutes dans le noir total et le fameux « quatrième mur » a disparu. Le silence a ici valeur de manifeste et le public se sent invité, bon gré mal gré, dans un monde sauvage, loin de notre société de consommation. Une atmosphère intranquille, mais fascinante et poétique, ne nous quittera plus. « Et soudain, toutes les paupières s’écartent, en une fois, en même temps. Toutes les paupières des bêtes descendues jusque là, dévalé la montagne pour regarder les hommes en face. Leur ouvrir ces pupilles luisantes comme des miroirs tendus. » (…) « Ainsi, la forêt s’embrase d’une prodigieuse attention où ce qui se cachait depuis toujours, est plus présent que l’arbre. »
Sur le plateau nu, la magnifique création lumière et son, d’une forte puissance dramatique, fait naître tout un paysage. Celui de la forêt, d’un espace d’avant l’époque industrielle où l’homme et la bête ne faisaient pas forcément bon ménage. Et ce n’est pas toujours l »animal pensant » selon les mots d’Aristote, le plus humain des deux… Une sorte de conte où, comme dans une autre création du festival Impatience, Les Loups, nous retrouvons ici les thèmes de l’animalité, de la nature, du monde dit civilisé, et de la culture !
Seule sur le plateau, Méline (Julie Delille) livre son expérience de la société, après avoir été arrachée à la forêt où elle a grandi: «Les bêtes ont le silence, et les hommes ont les mots. La langue peut dire : la bête est moins que l’homme. Et la bête se tait. » (…) «Les bêtes n’ont pas de larmes, c’est une eau qui part dans leur salive. Les bêtes ne savent pas pleurer. Car il faut la parole pour nourrir un chagrin et le faire durer… » Le langage articulé, propriété des seuls humains, peut être plus cruel que les griffes ou les crocs d’un animal. Abandonnée dans un placard par ses parents à son plus jeune âge, à la lisière de la forêt, Méline en sait quelque chose ! Une grosse chatte aux mamelles pleines la détourne de cette fatalité, la nourrit, la chauffe et la protège, et elle lui apprendra plus tard la forêt: jusqu’à ses six ans, l’enfant quadrupède survit, chasse et pêche, glapit, miaule et gratte dans les sous-bois. Avant de se faire capturer par un vieil apiculteur qui lui fait réintégrer la société. Nature ou « civilisation »? Jusqu’où l’humain peut-il disparaître chez un individu, et sous quelle forme peut-il réapparaître au contact des gens ou de la Nature? Méline trouvera-t-elle sa place dans la société, ou restera-t-elle un monstre, à la recherche sans fin d’un lieu où il ferait bon vivre….
Avec une langue puissante, crue et organique, et grâce à un cache-cache entre lumière et obscurité, Julie Delille raconte la vie intérieure de Méline, ses joies et ses douleurs, ses traumatismes et ses rêves. La mise en scène d’une grande beauté visuelle et sonore donne toute son intensité à ce conte dramatique. Mais l’interprète de cet animal-enfant à la fois sauvage et pensant, n’a pas toujours la force pour dire cette confrontation entre nature et civilisation,
Elisabeth Naud
Spectacle vu au Cent Quatre, 5 rue Curial Paris, XIX ème. T. : 01 53 35 50 00.
Le Festival Impatience se poursuit jusqu’au 12 décembre.