Des Gens ordinaires texte et mise en scène de Gianina Cărbunariu
Des Gens ordinaires texte et mise en scène de Gianina Cărbunariu
L’auteure-metteuse en scène roumaine est maintenant bien connue en France avec des pièces comme La Tigresse, Typographie majuscule, Kebab et Avant hier, Après demain, et y a été souvent mise en scène, notamment par Christian Benedetti (voir Le Théâtre du Blog). Gianina Cărbunariu traite dans son théâtre de thèmes sociétaux et elle parle ici des effets pervers de la corruption, un mal endémique, même en Europe et qui sape les fondements même de la démocratie en favorisant l’injustice. Corruption passive: obtention d’avantages ou de droits indus en échange d’argent, liquide bien entendu, ou de cadeaux en nature offerts, voire imposés par un pouvoir (corruption active). Et donc enrichissement personnel ou d’un groupe mafieux, de grosses ou moyennes entreprises, hôpitaux, clubs, commerces… au mépris du droit et de la morale le plus élémentaire et bien entendu, très difficile à prouver, donc à dénoncer.
Et cela touche aussi nombre de domaines politiques où un ministre, un maire ou un responsable de service public ou semi-public favorise ses très proches ou son parti, voire et surtout lui-même, en échange de services ou d’informations privilégiées. Il y a même des tarifs selon l’importance de celui qui les procure. Et la corruption revêt des formes très variés : dessous de table pour faire avancer une négociation, népotisme discret ou évident, factures falsifiées, extorsions d’argent ou de faveurs sexuelles, sur fond de chantage. Un catalogue très fourni, bien connu et soigneusement caché. Et la gangrène est contagieuse ! Bercy connaît bien ce que signifie dans les entreprises: Frais Commerciaux Exceptionnels!
Et cela se passe aussi à tous les niveaux de la Fonction publique : hauts fonctionnaires, mais aussi gardiens de prison, employés de préfecture, policiers, etc. Même si ce n’est pas si fréquent et les sommes en jeu sont souvent dérisoires par rapport à des malversations d’ordre international, cela s’appelle corruption. Parade bien connue: avoir de solides avocats en cas de dénonciation, et mouiller nombre de gens souvent pauvres, pour éviter qu’ils ne parlent : enveloppes, attribution prioritaire de H.L.M., obtention de postes dans l’administration locale, privilèges et passe-droits, etc. Et la France (25 ème rang) ne fait guère mieux que l’Italie, la Grande-Bretagne ou la Roumanie où l’auteure a mené des recherches.
Ainsi Patrick Balkany, maire de Levallois-Perret, a été condamné pour corruption en 1996 pour avoir rémunéré aux frais de la mairie, trois “employés municipaux” pour s’occuper de ses appartement et résidence secondaire! Il a encore été mis en examen en 2016 pour fraude fiscale et corruption passive… Et le gouvernement n’a pas autorisé les juges chargés de la trop fameuse affaire des frégates de Taïwan, à consulter d’indispensables documents… En se retranchant derrière le secret-défense. Trop risqué en effet pour certains politiques qui ont fait alors joué leurs réseaux…
L’auteure-metteure en scène a construit son spectacle à partir de témoignages de ces gens ordinaires qui ne supportaient plus de voir des formes de corruption évidentes se développer dans leur entreprise . Ils ont alors pris la décision souvent à très hauts risques pour eux, de devenir lanceurs d’alerte. Tout en ayant conscience des pressions qu’ils allaient subir avec menaces morales, voire même physiques et de toute façon avec mise au placard ou rapide licenciement garanti pour « faute grave ». Et avec cerise sur le gâteau, dégringolade socio-professionnelle à la clé. Les entreprises et administrations craignant ce genre de personnes trop honnêtes et clamant des vérités pas très propres. Petite histoire à des années-lumière de chez vous… A Marseille, il y a quelques décennies, un ingénieur de la Ville, en désaccord sur d’éventuels travaux avec le Maire tout puissant de l’époque, n’a plus retrouvé son bureau après les vacances et a vu tous ses collègues le fuir. Son administration a alors suggéré à ce trop honnête homme de rester chez lui, en continuant de toucher son plein salaire, jusqu’à sa proche retraite. Aucun autre choix possible… C’est tout cela dont parle Gianina Cărbunariu. Avec de courtes scènes brillamment jouées et aussi de beaux et forts moments: les interviews de lanceurs d’alerte qui ont souvent, sauf leur dignité, tout perdu, y compris leur logement de fonction ou ont été incapables de rembourser leur emprunt immobilier, et sont tombés gravement malades. Très impressionnant. Sur le plateau, un dispositif scénique comparable à celui de Solidarité créé au festival de Sibiu (voir Le Théâtre du Blog). Soit une grand mur bleu pâle avec deux portes dont l’une pivotante et trois hommes et trois femmes assis sur des sortes de strapontins-trappes dans le mur, ou debout, mais toujours face public. Le spectacle qui date de quelques années est parfaitement rodé mais Florin Coşuleţ, Mariana Mihu, Ioan Paraschiv, Ofelia Popii, Dana Taloș et Marius Turdeanu, sont tous exceptionnels, et passent d’un personnage à l’autre avec virtuosité. Cela se passe d’abord dans un centre hospitalier avec règlements de compte en rafale : les médecins ne se font aucun cadeau. Mais ni plus ni moins que dans une entreprise dans une des scènes et de courts extraits d’entretiens projetés en vidéo comme celui de Claudiu Tutulan, un père de famille employé de la Société nationale roumaine d’autoroutes qui a dénoncé des irrégularités. En Angleterre, Ian Foxley, ancien officier de l’armée britannique qui a dénoncé des pots-de-vin dans une vente d’armements mais, qui prudemment, veut savoir si les lanceurs d’alerte ont eu raison. Et il a créé une ONG pour les conseiller. En règle générale, ces femmes et ces hommes courageux payent cher leur comportement citoyen, même quand ils ont raison…
Les scènes incisives et courtes sont bien rythmées mais cela produit à la longue des allers et venues un peu trop fréquents. Les acteurs, très concentrés, font un travail magnifique, à la fois proche d’un théâtre documentaire cependant avec une certaine distance, et un humour parfois virulent : « »C’est important de voir quelle fin aura mon histoire », dit un des personnages. « Si elle finit mal, les gens diront c’est inutile (…) Si je gagne, les potentiels fraudeurs diront: Vous avez vu ce qui s’est passé (…) c’est moche ». Cela dit, cette brillante démonstration sur les dégâts humains et sociaux qu’engendre la corruption, nous a semblé vers la fin, partir un peu dans tous les sens et manquer d’unité ; il y a des longueurs et des répétitions dans les vingt dernières minutes malgré les projections d’interviews. Bref, la dramaturgie connaît quelques à-coups.
Malgré ces réserves, ce spectacle bien surtitré, est tonique et à mille lieues des revisitations de classiques comme ce pauvre Cyrano de Bergerac fort maltraité par Jean-Philippe Daguerre, ou de fadasses réalisations tirées de romans, ou de solos insipides qui envahissent les scènes parisiennes en cette fin d’année. Et comme Antisocial, l’autre spectacle roumain présenté sur cette même scène, le coup de fraîcheur procuré par ces Gens ordinaires méritait le déplacement…Mais cette réalisation ne s’est jouée que trois jours! Reviendra-t-elle en France?
Philippe du Vignal
Spectacle joué au Théâtre des Abbesses/Théâtre de la Ville, 31 rue des Abbesses, Paris XVIIIème, du 15 au 17 décembre. T. : 01 42 74 22 77.