Adieu, Jean-Paul Céalis
Ce graphiste de formation, peu connu du grand public, vient de nous quitter. Il a été un créateur d’objets, et un bricoleur de génie. Jean-Paul Céalis a conçu des spectacles qui étaient parfois d’une immense beauté comme Jardin à la française. Il avait aussi longtemps enseigné à l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs. Notre ami René Gaudy qui l’a bien connu nous parle ici de son beau parcours de créateur.
Ph. du V.
Moteur à trois temps. Il est là, devant nous, debout, maigre, chauve, visage hiératique, immobile : on n’est pas là pour rigoler. Les matières dont il est fagoté comme celles qui jonchent le sol ne sont pas plus folichonnes. Toiles de bâche d’un vert éteint, ambiance caserne, design de survie et planches de bois brut en vrac. Cela sent la catastrophe et elle semble avoir peut-être déjà eu lieu.
Mais non. L’homme debout marche et met en marche à nouveau le monde. Il bouge la main, un pied, la tête : tout prend vie, se métamorphose. Ce qui était au sol se redresse, le plié se déplie, équilibre/déséquilibre, caché/montré, décroché/accroché, deux dimensions/trois dimensions. Alternatif. Réversible. D’où vient notre plaisir et notre rire ? Du jeu que Céalis a imaginé entre le corps et les objets. Parfois l’objet, que l’on croyait asservi, prend sa revanche. A d’autres moments avec un geste, l’homme reprend le dessus, il a dompté l’animal car il a bien compris la logique du partenaire. C’est une sorte de mystère qui a lieu. Mais un mystère à la renverse. L’homme porte parfois la croix, tout à coup il lui fait prendre d’autres formes : un cercle par exemple et il devient l’homme de Léonard. Il compose bien d’autres figures jamais encore inventées.
Jean-Paul Céalis, c’est un moteur à trois temps. Premier temps: l’œil critique. Il scrute le monde d’aujourd’hui. A l’aide notamment d’ instruments fournis par les sciences humaines, il analyse les phénomènes (objet, rituel, mot…), saisit le détail en trop ou insuffisant. Ce qui cloche. Rien n’échappe à son œil de lynx, pas de quartier pour le préformé, le conformé. « Dans les grandes surfaces on fait la chasse à l’ombre. La lumière sans l’ombre, c’est la mort ». Deuxième temps : l’invention. Il joue avec chaque composant du phénomène. Il décale, déforme, détraque. Le but n’est pas de représenter au plus près de ce qu’il est. Il recompose, fait renaître différemment. Il expérimente avec obstination et rigueur, jusqu’à ce que chaque effet qu’il veut produire -on peut dire chaque gag- soit parfaitement calé. Troisième temps: transmission. L’épreuve de la scène. Le monde qui est devant nos yeux est un drôle de monde. L’humain est dans son environnement d’aujourd’hui, avec ses composants les plus récents. Va-t-il être dominé ? Ecrasé ? Non. Il engage le combat, le corps à corps. Par son énergie, par l’intelligence de son cerveau et de sa main, il comprend les mécanismes, leur donne de nouvelles formes plus belles, polysémiques, énigmatiques. C’est le temps du plaisir, du rire et de l’appel à la réflexion du public.
Cela avait commencé avec un bavoir collectif et une veste-aquarium avec poissons rouges. Puis il y a eu sept spectacles. D’abord Jardin à la française. Promenade dans un jardin peuplé d’objets qui racontent mais à leur manière, leur songe et le songe de l’inventeur qui a changé leur vie. Puis Mémorial, critique des fausses valeurs véhiculées par les cérémonies, rituels et festif en général comme les défilés militaires, fêtes, défilés de mode, rencontres sportives… Voici une inauguration: deux officiels marchent l’un vers l’autre. Chacun porte dans le dos une haute structure métallique. Ils se serrent la main, s’inclinent et se séparent. Miracle: les structures tiennent toutes seules sur le sol. Lors du salut, elles se sont crochetées ensemble et forment maintenant un monument qui tient debout. Prouesse technique mise au service de la critique sociale et éloge des lois de la physique.
Dans Mot de passe, Jean-Paul Céalis décompose/recompose l’espace et les objets de la maison, grâce au numérique. Au rayon nouveautés, une chaise virtuelle sur laquelle on peut s’asseoir. Troisième spectacle : Fait d’ombre. Ici, l’ombre, absente des « Grandes surfaces », revient en force et elle est en bois, tissu et plastique mais autonome de sa source lumineuse et de la vie des marionnettes. Chute de tension, réalisé avec Olivier Dumont, est un combat amoureux avec la fée Electricité. Dans Beaux parleurs, des hauts parleurs fixés sous les chaussures de deux explorateurs font voyager le spectateur/auditeur dans un paysage imaginaire.
Dans Emprise, son septième spectacle, un homme tape un courrier: une plainte contre un voisin gênant… La réponse arrive illico. A chacune des frappes, la machine à écrire lui colle en pleine figure des morceaux de visage (oreilles, bouche) et des accessoires (lunettes, chapeau) qui défigurent le plaignant et lui font un masque. Différente de la machine à manger des Temps modernes qui se détraquait elle aussi, elle est conçue et actionnée non pas de l’extérieur par de vilains patrons, mais par l’opérateur lui-même, arroseur-arrosé.
Au début, il y a donc eu Jardin à la française et à la fin, Jardin d’outils (voir Le Théâtre du Blog): Jean-Paul, devenu jardinier à la Botinière, a conçu pour le plein air un certain nombre d’outils. Il y a un grand portique. Tout au haut de ce portique est écrit, en gros, le mot: CIEL. Et tout au bas, le mot TERRE. Rien à dire, chacun est à sa place. Sauf que le mot: CIEL et le mot: TERRE découpés dans des miroirs, sont disposés de telle façon que dans le mot: CIEL, tout en haut, c’est la terre qui est reflétée. Et dans le mot: TERRE, tout en bas, c’est le ciel que l’on voit. Passion de la renverse, de la traverse. L’artiste se justifiait ainsi : «Quand on bêche, on fait entrer du ciel dans la terre. »
Oeil critique, inventeur, Jean-Paul Céalis avait aussi la passion de transmettre et a enseigné aux Arts Déco. Porté par cette école, il l’a aussi portée pendant des années. Participant à toutes les réformes, il avait à cœur de donner aux jeunes artistes les outils affûtés pour comprendre le monde actuel, pour le représenter de façon critique, mais aussi pour chercher les formes d’un monde qui n’existe pas encore: plus intelligent, plus spirituel. Il était la fierté de notre Ecole, notre fierté. Il a pu vivre et créer avec l’amour de Roza, et pour Roza. Il est là devant nous, fagoté dans un drôle d’habit de bois vernis qui le cache. Les spectateurs se lèvent et viennent écrire sur cet habit des mots d’amour. Le rideau se ferme. Adieu Jean-Paul, et chapeau…
René Gaudy
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