Antigone 82, d’après Le Quatrième Mur de Sorj Chalandon, mise en scène de Jean-Paul Wenzel

Ernest Pignon-Ernest

Ernest Pignon-Ernest

Antigone 82, d’après Le Quatrième Mur de Sorj Chalandon, adaptation d’Arlette Namiand, mise en scène de Jean-Paul Wenzel

 Tragédie politique : de 1967 à 74, la dictature des colonels met à bas l’Etat grec. Toute une jeunesse est arrêtée, torturée, exilée dans les îles désertes de la mer Egée. Les plus chanceux, se sont réfugiés à l’étranger. Ainsi en 74, Samuel Akounis, jeune metteur en scène grec, se trouve parmi un groupe d’étudiants à Paris. Bonheur de vivre, amitiés : il a cependant une idée fixe même folle et saugrenue: faire jouer Antigone de Jean Anouilh à Beyrouth alors en pleine guerre.

Mais une tragédie personnelle l’attend au tournant : gravement malade, il ne retournera pas là-bas. Il conjure son ami Georges de prendre sa place, et la kippa qui va avec. Non comme signe religieux, mais comme signature paradoxale d’une identité universelle : tous différents, tous humains. Comme la petite troupe rassemblée par Samuel : des druzes, maronites, sunnites, chiites, libanais, syriens… Le travail a commencé, certains savent déjà leur texte, d’autres se retirent du projet : on ne touche pas la main d’un ennemi.

Georges arrive dans ce territoire explosif avec une naïveté comique, sous la protection de son chauffeur-ange gardien à poigne. Antigone sera-t-elle jouée dans  un vieux cinéma en ruine, avec une entrée côté Beyrouth-Ouest et une autre côté Beyrouth-Est ? Un moment de miracle, et la guerre reprend tout, pénétrants les âmes et les corps de ceux qu’elle ne tue pas.

Le spectacle commence comme une joyeuse fête d’étudiants, pleine d’embrassades et de rires, bricolé comme dans une improvisation. Mais, peu à peu, la présence de l’Histoire s’impose, dans toute sa gravité et sans emphase. On quitte une France douce, protégée, pour un Moyen-Orient qui n’en finit pas avec la guerre. Jouer l’Antigone de Jean Anouilh ? Très vite, le spectateur, très proche des comédiens, est embarqué dans l’attente, l’espoir et leur revers : la terreur et la pitié.

Dialectique de la vitalité et de la fascination de la mort, Sorj Chalandon et Arlette Namiand nous entraînent sans faiblir, dans une mise en scène radicale. Pas d’ornement : ce théâtre artisanal, fait main, trace une ligne puissante. On sourit quand deux chaises suffisent à évoquer une voiture lancée vers des barrages et les frontières. Et l’on y croit. La vidéo apporte les rappels historiques nécessaires, entre autres sur les massacres de Sabra et Chatilla, et nous implique en direct,  quand il y a un appel en urgence par «skype» qui nous relie à ce monde en danger. Si proche, dans ces émotions partagées, le public s’attache à chacun de ces ennemis -tous contre tous et à chacun sa foi- qui ont en commun la force de la parole donnée.

Pierre Giafferi  porte toute la charge d’amitié et loyauté de Georges, les séquelles de son engagement, et la sincérité même du personnage. Avec lui, Hamou Graïa, (son guide), une force tranquille mais comme bourrée d’explosifs. Pierre Devérines, Pauline Belle, Lou Wenzel (Imane, l’actrice palestinienne qui joue Antigone), Fadila Belkebla, Jérémy Oury et les acteurs-musiciens Nathan Gabily (basse électrique et bruitages) et Hassan Abd Alrahman (Oud) apparaissent et reviennent dans différents personnages avec le même engagement, au rythme impeccable du récit et des situations. En un instant, le metteur en scène grec juif se métamorphose en acteur maronite jouant Créon ; un chef phalangiste chrétien, en acteur druze jouant Hémon, et chacun, en soldat de l’un ou l’autre côté. Et «cela ne veut pas rien dire» : pour jouer une telle pièce, une telle histoire, pour les comédiens et le metteur en scène, pas question de choisir son camp !

Et en donnant tout, le plus simplement possible, à chacun de leurs personnages, les comédiens arrivent à créer entre eux un collectif exemplaire. Il est rare de voir vivre un projet d’une telle cohérence entre le propos et les moyens mis en jeu : un théâtre du minimum pour une intensité maximale. Antigone 82 commençait comme une improvisation entre copains, mais elle démantèle le quatrième mur et nous conduit jusqu’à la tragédie, celle du théâtre et celle de l’histoire.

Christine Friedel

Théâtre de l’Épée de bois, Cartoucherie de Vincennes, route du Champ de manœuvre, Vincennes (Val-de-Marne) jusqu’au 10 février. T. : 01 48 08 39 74.

 

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