La Dama Boba de Felix de Lope de Vega, mis en scène de Justine Heynemann
La Dama Boba ou Celle qu’on trouvait idiote de Felix de Lope de Vega, traduction de Benjamin Penamaria, adaptation de Justine Heynemann et Benjamin Penamaria, mise en scène de Justine Heynemann
Cette comédie écrite en 1613, aussi connue en Espagne que L’Avare ou Les Femmes savantes chez nous, possède une remarquable écriture et l’immense dramaturge y pose insidieusement la question de la place de la femme dans la société de son époque. Le Seigneur Otavio, riche gentilhomme de Madrid, a deux filles encore célibataires: l’aînée, Nise est déjà une intellectuelle, capable de discuter à égalité avec les hommes mais Finéa, la plus jeune, est vue comme une inadaptée sur le plan social et idiote (boba) car elle ne sait ni lire ni écrire. Elle serait donc soi-disant incapable de réflexion et d’intelligence véritable… Mais, sinon il n’y aurait pas de pièce, elle a bien d’autres atouts: charmante, assez fantaisiste et fine, elle a une forte personnalité, possède une rare intuition et va vite montrer qu’elle est tout à fait à même de vite retourner ce qui ne va pas dans son sens, d’échapper aux griffes de sa sœur et de plaire à plus d’un garçon, quand et comme elle le souhaite. Féministe avant l’heure…
Laurencio, charmant poète mais sans une peseta, essaye en secret de séduire Finéa qui a fait un bel héritage! On peut être poète mais comme il le dit un peu naïvement, avoir aussi besoin d’argent. Et petit à petit, il va découvrir cette étrange jeune fille dont la sœur est jalouse. Cela se passe dans la chambre des sœurs, avec deux lits blancs, deux fauteuils en bois et de hautes fenêtres à rideaux à lamelles. La literie sert finalement peu et occupe beaucoup d’espace; erreur de scénographie sur ce petit plateau mais les jeunes acteurs semblent faire avec. On passera sur toutes les péripéties amoureuses et compliquées de ces sœurs qui convoitent le même et bel Otavio…
Mais Lope de Vega anticipe déjà Marivaux avec une virtuosité incomparable quand il montre les jeunes gens rivaux et Nise en pleine crise de jalousie: « Laurencio: « Je suis comme l’aiguille, Qui partie d’une heure, a fait le tour du cadran. Je marquais Nise ? (…)Aujourd’hui, je marque Finéa. » Finéa: « Mais, mon lit est assez grand pour nous accueillir tous deux. Nise: « Oui, mais pas avant les noces, ma sœur. « Finéa: « Ah bon, pourquoi? » Nise: « Laurencio, je comprends, vous avez vos raisons. Vous êtes intelligent mais sans le sou. Elle est stupide mais richissime. Vous cherchez ce que vous n’avez pas, et vous abandonnez ce que vous possédez déjà. » (…) Et sachant que je voudrais toujours avoir le dernier mot et conserver l’empire qui est réservé aux hommes, Vous m’avez préféré une petite idiote riche et obéissante. »
Et avec parfois aussi, un certain cynisme dans certaines répliques que ne renierait pas Cioran comme avec cet aphorisme bien connu: « Si l’on pouvait se voir avec les yeux des autres, on disparaîtrait sur-le-champ. Ici, Lope de Vega fait dire à Turin: » Si un imbécile pouvait voir son esprit dans un miroir, ne fuirait-il pas de lui-même? Un homme, si bête soit-il, est heureux et content? Tant qu’il est persuadé qu’il est intelligent… »
Avec en filigrane, ces deux paramètres parfois difficilement conciliables et qui font le miel de tant de comédies classiques voire contemporaines: attirance sexuelle et possible vie commune d’un côté, et et niveau de vie financier de l’autre côté. Il y a parmi les personnages, le père figure classique un peu excédé par les tourbillons familiaux que provoquent les sentiments de ses filles mais assez conciliant et heureux de les voir vivre, un valet plein de philosophie, une servante habile et quelques chansons reprises de poèmes de Lope de Vega -dont une à la fin très populaire en Espagne- et qui ponctuent l’action avec bonheur…
Justine Heymann a su mettre en scène simplement l’ensemble avec habileté et il y a une belle unité de jeu, ce qui n’est pas si fréquent. Sol Espeche (Nise), Stephan Godin (Otavio le père), Corentin Hot (Turin), Rémy Laquittant (Liséo), Pascal Neyron (Duardo), Lisa Perrio (Clara), Antoine Sarrazin (Laurencio) ont tous une bonne diction, sont absolument crédibles et semblent très heureux de jouer cette pièce inconnue. Mention spéciale à Roxanne Roux récemment sortie du Cons qui est une Finéa brillantissime. Elle joue les idiotes avec une grande intelligence (et on sait comme c’est difficile sur un plateau !) sans en rajouter des louches, sait faire évoluer son personnage et a une gestuelle tout à fait étonnante comme Stephan Godin, remarquable Otavio au corps longiligne.
Seul bémol: quelques modernisations du texte faciles et sans intérêt et des allers et retours fréquents des acteurs entre salle et scène en rien justifiés et que Justine Heynemann aurait pu nous épargner mais qui semblent une fois de plus être la marque imposée du Théâtre 13… Qu’importe après tout ! Le public est enthousiaste (et il a bien raison!) en découvrant par un froid après midi d’hiver, cette belle comédie, encore une fois magistralement écrite et qui, il ne sait pas toujours, a été écrite il y a cinq siècles déjà! Après, dans la même semaine, d’aussi médiocres spectacles que Meaulnes et Les Tables tournantes, cela fait du bien par où cela passe…
Philippe du Vignal
Jusqu’au 17 février, Théâtre 13 /Jardin, 103 A, boulevard Auguste-Blanqui, Paris XIIIème. Surtitrage pour spectateurs sourds ou mal-entendants, dimanche 3 février à 16h et mardi 5 février à 20h.