Paulina, adaptation de La maison de la force d’Angélica Liddell, mise en scène de Jessica Walker
Paulina, adaptation de La Maison de la force d’Angélica Liddell, mise en scène de Jessica Walker
Sur une joyeuse musique brésilienne, le public s’installe. Seule en scène, une jeune femme, Paulina, danse et chantonne : «Je suis une poupée de cire Une poupée de son Mon cœur est gravé dans mes chansons Poupée de cire poupée de son», un tube de 1965 aux paroles ambiguës et légèrement machistes, composé par Serge Gainsbourg : «Suis-je meilleure, suis-je pire Qu’une poupée de salon Je vois la vie en rose bonbon Poupée de cire, poupée de son ». Cela ne manque pas d’esprit car ce leitmotiv accompagne une descente aux enfers… Guirlandes multicolores en raphia, lampions: c’est la fête ! Mais bien vite, le ciel s’assombrira.
En tenue de carnaval, peu vêtue -sans doute, sommes-nous aux Caraïbes- Paulina déambule puis s’arrête : «Tu les trouves jolies, mes fesses ?Et mes seins, tu les aimes ?Qu’est-ce que tu préfères ? Mes seins ou la pointe de mes seins ? Bas, c’est Godard. Le réalisateur. Le Mépris. Brigitte Bardot. B.B. Tu connais rien…. »
Quelques mouvements de contorsion… et Paulina s’assoit à même le sol, puis se relève comme pour repartir vers un ailleurs désormais impossible. A la fois, objet de désir et cible, elle passe de l’ombre à la lumière, traquée par le pinceau lumineux d’un projecteur… Disparition forcée, viol, violence morale et physique: sur l’écran, suspendu côté jardin : « Paulina Elizabeth Lujan Morales avait seize ans, elle était mexicaine. Le 12 mars 2008, elle est enlevée, violée et assassinée dans l’Etat du Chihuahua, à la frontière entre Mexique et Etats-Unis.»
Paulina, adaptée de La Maison de la force d’Angélica Liddell (voir Le Théâtre du Blog), témoigne, comme dans la création de l’artiste espagnole (fille d’un père franquiste), des horreurs vécues par les femmes au Mexique et dans d’autres pays d’Amérique latine. Mais ici la metteuse en scène et l’actrice ont choisi, disent-elles de mettre Paulina au cœur de leur adaptation. « Dans La Maison de la force, ce n’est qu’un texte assez court. Pour pouvoir le faire, nous avons passé le texte de la troisième, à la première personne du singulier.» Le spectacle a d’abord été créé en espagnol, puis Clémence Caillouel et Jessica Walker ont décidé de faire vivre certains passages en espagnol, et d’autres en français.
De ce mélange linguistique et des timbres divers de voix -très évocateurs- émis par la comédienne, naît un rythme poétique, une onde sonore qui pourraient, incarnés, être celle de cris, puissants ou étouffés, chuchotements, supplications, ordres aussi…Ce glissement d’une langue et d’un personnage à l’autre, et d’un contexte individuel à un contexte collectif, Clémence Caillouel le fait à la perfection, et avec une sensibilité qui bouleverse le public. Sans aucune hystérie, ni pathos, elle est la/les victime(s), une présentatrice de journal télévisé mais aussi subitement, l’homme jouisseur, donneur de leçons, déshumanisé: «Je les ai baisées, ensuite, je les ai étranglées. Et alors ? Tu ne trouves pas ça rose? Alors, embrasse-moi le cul, je te dis. (…) Ensuite, je t’enverrai dans une maison froide et sombre, d’une couleur innommable.
La jeune comédienne n’hésite pas, et pour notre plus grand bonheur, à faire appel et avec beaucoup de subtilité, à l’art du clown, du mime, du cabaret ou du théâtre au sens classique du terme. Paulina, c’est au sens fort, un univers d’une cruauté sans limites, avec, comme particularité, celle de ne s’adresser qu’à la gente féminine. D’où le terme féminicide : «meurtre de femmes commis par des hommes parce ce que sont des femmes». Mot inventé par la sociologue américaine Diana E. H. Russell en 1976, pour ce genre de pratique innommable (très répandue en Amérique latine).
Ici, la voix de Paulina est aussi celle de toutes ces femmes martyres : «Et au moment où j’étais prête à tout donner, Cet homme que j’aimais à la folie S’est mis à me traiter comme de la merde. Peut-être qu’il m’avait toujours traitée comme de la merde.» Victimes du machisme, de la misogynie, de la grossièreté assassine, de la société de consommation : «Si je lui parlais d’amour, je m’en prenais une. Je ne pouvais le toucher, que s’il m’y autorisait.»
La violence dans ce solo, revêt ici avec finesse, toutes une série de masques, les uns plus révélateurs que les autres. Et comme un écho ou un coup de théâtre, une autre forme de violence vient s’immiscer dans le flot tragique du récit de Paulina et de ces femmes humiliées et assassinées. Collective celle-ci, quand il s’agit des conflits armés israëlo-palestinien : «Chaos en Gaza La muerte (la mort) en directo. 2.600 heridos (blessés)» mais qui semble curieusement passée au second plan. Comme pour mieux renforcer l’enfer individuel, et souvent ignoré, de chacune de ces femmes, de Paulina : « HAMAS PROCLAMA “EL DIA DE LA IRA”. Le HAMAS proclame une “Journée de la colère”. Si seulement moi aussi, j’avais proclamé ma “Journée de la colère”. Parce qu’aujourd’hui, il me faut un corps fort et épuisé, pour m’aider à supporter la terreur de la nuit et la peine du matin. »
La violence régulièrement diffusée par les médias dans les émissions d’ information et tout aussi insupportable, mais pas taboue, se vivrait-elle «mieux», que celle de la cruauté des féminicides, trop souvent tenue secrète et interdite aux yeux du monde ? Ce spectacle se caractérise par une grande sobriété et une grande pudeur, sans aucune caricature, face aux sévices vécus. Côté scénographie, rien de trop: ici le corps est central. Des cicatrices rouge sang recouvrent le corps de Paulina, héroïne tragique moderne. «J’ai commencé à entailler mon corps car je voulais qu’il le voit. C’est la vraie raison pour laquelle je me coupe le corps : par amour. » Mais aussi la voix, privée de la parole. Du corps, vient toute la tension dramatique, il en est le personnage. La parole comme détachée du corps, témoigne des souffrances, de la soumission, du mépris qu’il subit, morales et physiques. Paulina et ses sœurs de souffrance, très vite, n’ont plus eu accès à la parole, mais l’ont-elles vraiment eu un jour ?
Ce spectacle, proche d’un documentaire, possède une forte théâtralité. Avec une grande qualité d’interprétation la jeune comédienne et sa metteuse en scène, se saisissent de la violence mais non sans une certaine douceur, une lenteur parfois, qui donne corps à une brutalité inouïe… Paulina nous traverse par la beauté effrayante de sa solitude, par l’urgence de son cri, par un appel si souvent ignoré : «Elle se fait violer, un point, c’est tout. Ce sont les problèmes de l’humanité.» Un sujet grave et une belle réalisation dramatique, une grande émotion !
Elisabeth Naud
Jusqu’au 30 janvier, Théâtre de la Manufacture des Abbesses, 7 rue Véron, Paris XVIII ème. T. 01 42 33 42 03. a
Rencontre et bords de scène à l’issue du spectacle le dimanche 27 janvier avec la metteuse en scène Jessica Walker.