Retour à Reims de Thomas Ostermeier d’après le livre de Didier Eribon
Retour à Reims de Thomas Ostermeier, d’après le livre de Didier Eribon
«Ce qui caractérise pour moi le plaisir de faire du théâtre, disait Antoine Vitez, c’est précisément d’affronter l’impossible. De résoudre des problèmes impossibles. Si j’ai commencé à penser qu’on peut “faire théâtre de tout”- de tout ce qu’il y a «dans la vie», et a fortiori, de tous les textes -je me dois d’aller jusqu’au bout de mon intuition. « Il y a dans l’écriture de Retour à Reims, quelque chose d’une tragédie moderne: l’histoire du transfuge social et du traître à ses origines qui devient « lui-même », précisément par cet acte de trahison. C’est grâce à cette rupture qu’Annie Ernaux avec La Place, Une femme…, Ferdinando Camon avec Figure humaine, La Maladie humaine, Elio Vittorini avec Conversation en Sicile, Jean-Luc Lagarce dans Le Pays lointain, naissent à l’écriture.
Didier Eribon, homosexuel violemment rejeté par son père et par son milieu d’origine, a coupé tout lien avec ce milieu, «parce qu’il fallait trouver une issue» comme le dit Jean Genet, et devenir un intellectuel, “l’autre“ absolu. Jusqu’au jour où… Car dans toute tragédie, il y a un moment décisif. Il n’assiste pas aux obsèques de son père à Reims: «Je ne l’aimais pas, je ne l’ai jamais aimé», il retourne voir sa mère, parler avec elle et regarder ensemble des photos de famille. Et, de ce retour, il fait un ouvrage unique qui tient du récit autobiographique et de l’essai, fondé sur une découverte: «Il me fut plus facile d’écrire sur la honte sexuelle, que sur la honte sociale». Autrement dit, il savait discourir sur l’oppression de la classe ouvrière, sans se souvenir dans son corps, qu‘il en était sorti, au double sens du terme.
Le livre de Didier Eribon a donné à Thomas Ostermeier le socle précis et vivant d’un phénomène qui paraît irréversible: le déclin de la gauche dans les classes populaires, la fin du Parti Communiste, l’échec (la trahison?) des partis socialistes, la montée du vote populiste protestataire en Europe et dans le monde. Travaillé d’abord en allemand, pour sa création à la Schaubühne de Berlin en 2017, puis en anglais, ce Retour à Reims est ici recréé en français. Il fallait trouver une forme théâtrale à ces questionnements. Le metteur en scène et auteur du spectacle a imaginé (et réalisé, avec Sébastien Dupouey) un film documentaire, réunissant: images d’archives des grandes grèves des années cinquante, en France et en Europe, celles de mai 68 et des mouvements de revendication collective, jusqu’à l’actualité des gilets jaunes et images captées au cours d’un voyage de Didier Eribon à Reims. Une comédienne (Irène Jacob) est invitée à enregistrer le commentaire du film et le dialogue s’engage entre elle et le réalisateur (Cédric Eeckhout), puis avec le preneur de son (Blade Mac Alimbaye).
Et sur scène se rejouent, de façon ténue, délicate dans les rapports entre les trois personnes présentes, le théâtre des contradictions et des questions politiques posées sur l’écran et dans le texte. Au delà d’un rappel presque pédagogique : toute image change de sens selon le texte auquel elle est associée. Le réalisateur, la comédienne et le preneur de son font à leur tour, si peu que ce soit et de façon presque imperceptible, le chemin de l’auteur, et se raccordent avec eux-mêmes, se renouent. Ainsi le technicien, l’ « employé » qui se trouve être noir, afro-européen de la troisième génération: «D’où viens-tu?» - «De Normandie», se révèle être et être vraiment, un acteur et un poète magnifiques et un musicien rappeur exceptionnel. Peut-être ne fallait-il pas en parler et laisser la surprise à l’heureux spectateur…
Voilà un beau spectacle. Beau d’une nostalgie non dépourvue d’humour qu’il donne manifestement à certains, il a le courage simple de secouer nos mémoires, au temps du tout-jetable. Et l’élan collectif que l’on voit passer dans ces bandes d’actualité peut même donner des idées, des envies à ceux qui n’ont pas connu ces moments de la classe ouvrière. C’est beau d’aller droit au but et à la question qui fait mal, de créer plus qu’une symbiose, une évidence entre les moyens mis en œuvre et le propos. Comment faire un théâtre engagé, autrement qu’en inventant la forme juste ?
Il sera sans doute difficile aux Parisiens de voir Retour à Reims au Théâtre de la Ville-Espace Pierre Cardin : c’est complet (représentation supplémentaire le dimanche 17 février à 20h), mais on peut tenter sa chance: quelques places se libèrent au dernier moment chaque soir. Cela vaut la peine d’essayer et en tout cas de lire, ou relire, le livre de Didier Eribon…
Christine Friedel
Théâtre de la Ville-Espace Pierre Cardin, avenue Gabriel, Paris VIII ème, jusqu’au 16 février. T. : 01 42 74 22 77.
Les 21 et 22 février : Scène Nationale d’Albi. Du 28 février au 1er mars, Maison de la Culture d’Amiens.
Du 6 au 8 mars, Comédie de Reims, les 14 et 15 mars: TAP-Théâtre et Auditorium de Poitiers-Scène nationale ; du 21 au 23 mars, La Coursive-Scène Nationale de La Rochelle.
Les 28 et 29 mars: MA avec Granit, Scène nationale de Belfort et Montbéliard.
Du 5 au 7 avril: Théâtre Vidy-Lausanne, Festival Programme Commun, les 24 et 25 avril : le TANDEM Scène Nationale à Douai.
Du 2 au 4 mai: Bonlieu-Scène nationale d’Annecy, du 14 au 16 mai: La Comédie de Clermont-Ferrand-Scène nationale, les 22 et 23 mai à l’Apostrophe-Scène nationale Cergy-Pontoise et Val-d’Oise.
Du 28 mai au 15 juin : Théâtre Vidy-Lausanne.