The Generosity of Dorcas, conception et chorégraphie de Jan Fabre

The Generosity of Dorcas, conception et chorégraphie de Jan Fabre

©Marcel Lennartz

©Marcel Lennartz

Jan Fabre, artiste, chorégraphe et metteur en scène, reste, à soixante ans l’enfant terrible de la danse contemporaine. Je suis sang, Orgy of Tolerance,  Prometheus Landscape, (voir Le Théâtre du blog) ont rencontré un succès international mais soulevé aussi des polémiques. Aujourd’hui encore, on met en cause son emprise passée sur ses artistes féminines. Jean-Marie Hordé, directeur du Théâtre de la Bastille, écrit dans le programme du spectacle: «Par une lettre ouverte, une vingtaine d’ex, ou d’actuels, interprètes de Jan Fabre ont dénoncé certains de ses abus de pouvoir. Leur parole leur appartient mais il ne me revient pas de me substituer au juge, ni même en l’absence de toute procédure officielle, d’entretenir un soupçon qui vaudrait, sans preuve, condamnation. Aucune démocratie ne peut se satisfaire des jugements de l’opinion. Ainsi nous maintenons la présentation de la pièce.»

Ce solo a été initialement créé par l’une des ex-interprètes qui mettent en cause le chorégraphe. Jan Fabre étant absent à cette première, Matteo Sadda, qui la remplace, arborait au salut, un sourire et on le sentait donc soulagé. La pièce, présentée dans le cadre du festival Faits d’hiver 2019, évoque une figure féminine biblique qui cousait et donnait des vêtements pour les pauvres et qui fut ressuscitée par l’apôtre Pierre. Jan Fabre montre ses faits et gestes durant cinquante-cinq minutes et le danseur pose des vêtements devant les spectateurs du premier rang.

Dans une belle scénographie, signée aussi de Jan Fabre figurant une nef multicolore, constituée de cinq rangées de cordes de laine tendues par une grosse aiguille, Matteo Sedda interprète une danse rituelle en fichant ces aiguilles sur son corps. Le sens de ce cérémonial reste mystérieux mais le public est captivé par ce danseur exceptionnel.

Un spectacle à découvrir.

Jean Couturier

Jusqu’au 31 janvier, (relâche du 20 au 24 janvier et le 27 janvier). Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette, Paris XI ème.


Archive pour janvier, 2019

Ils n’avaient pas prévu qu’on allait gagner de Christine Citti, mise en scène de Jean-Louis Martinelli

Ils n’avaient pas prévu qu’on allait gagner de Christine Citti, mise en scène de Jean-Louis Martinelli

 

©Christine Citti

©Christine Citti

Certains  mineurs de treize à dix-huit ans arrivent dans les foyers d’accueil d’urgence, le sens de ce mot étant tout relatif puisque l’urgence se poursuit sur quelques mois, voire une année, avant que ne soit trouvé un lieu plus salutaire : retour à la famille originelle mais rarement, ou famille d’accueil. Christine Citti et  Jean-Louis Martinelli ont côtoyé ces adolescents blessés, les ont vu vivre dans leur mal-être. La comédienne et auteure les a observés, meurtris par la réalité familiale et sociale, dans un foyer inconfortable de Seine-Saint-Denis. Ce qui lui a permis de restituer une langue: «Les filles ont presque toutes vécu des épisodes de violence sexuelle ou physique au sein de leur famille, dans leur quartier ou ailleurs, et des tentatives de suicide… » Ces foyers d’accueil d’urgence à Paris, dans sa périphérie et en régions, ne sont guère propices à une immersion authentique de personnes extérieures. Des locaux, mieux adaptés, plus humains, n’existent pas. Et on peut simplement y faire des rencontres privilégiées mais brèves dans ces foyers où il y a une rotation permanente des éducateurs et des adolescents.

Le spectacle participe du théâtre documentaire mais le transcende. Nous avons une connaissance approximative de ces jeunes gens perdus qu’on ne veut jamais entendre et à laquelle Christine Citti donne enfin la parole. Jean-Louis Martinelli a bien saisi les désirs enfouis et les violences subies qu’il subissent: mépris parental, déscolarisation, petits vols, consommation et commerce de produits illicites, prostitution… Et il les a mis en scène avec une gestualité adaptée qui suscite d’emblée l’empathie et la compassion avec ceux que la vie a blessés et qui ont pourtant une intuition des mécanismes sociaux contre lesquels ils ne peuvent lutter. Leur détresse affective ne les empêche pas d’avoir la volonté de vivre des passions, des plaisirs, malgré les douleurs subies… Mais certains ont une rage de mordre la vie : insultes, injures, provocations physiques, coups…  La langue crue de ces garçons et filles à la dérive ne laisse rien transparaître de leurs attentes, comme s’ils admettaient avoir intégré un monde où règnent la vulgarité et le parjure.

Les comédiens, admirables et au plus près de leur personnage, composent un chœur vocal et dansent dans un ballet chorégraphié par Thierry Thieû Niang. Autour de Christine Citti dans le rôle d’une intervenante extérieure, éducateurs et «éduqués» s’engagent pleinement dans des enjeux existentiels. Une grande scène nue avec une grande porte battante au lointain, rappelle toutes les belles mises en scène de Jean-Louis Martinelli. Mais cette porte signifie aussi la barrière qui sépare l’extérieur, de l’intérieur du foyer. Un canapé, à cour et une table et quelques chaises et à jardin, une grande cabine vitrée où ont lieu rendez-vous, entretiens entre éducateurs qui veulent être au plus proche des locataires obligés du lieu. Jean-Louis Martinelli qui a mis en scène avec talent  l’œuvre engagée politiquement et esthétiquement de Lars Norén, rend très bien ici les affres de la société. Ses remarquables acteurs jouent avec générosité et s’essayent à la boxe et aux arts martiaux, ici bien entendu, très contrôlés et dansés… Vérité des situations et des personnages interprétés avec une gestuelle éblouissante : le public est vite saisi par cette hargne et cette justesse qui suscite l’émotion.

Véronique Hotte

MC93 de Seine-Saint-Denis, 9 boulevard Lénine, Bobigny. (Seine-Saint-Denis).T. : 01 41 60 72 72.

Châteauvallon-Scène nationale, les 4 et 5 octobre.
Théâtre du Gymnase, Marseille, les 8 et 9 octobre. Espace des Arts, Scène nationale de Chalon-sur-Saône, les 17 et 18 octobre.

 

Meaulnes (Et nous l’avons été si peu), d’après Le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier, conception et mise en scène Nicolas Laurent

CDN Besançon Saison 2018-19MEAULNES  (ou nous l'avons été si peu)Avec Max Bouvard, Camille Lopez, Paul-Émile Pêtre

Meaulnes (Et nous l’avons été si peu) d’après Le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier, conception et mise en scène de Nicolas Laurent

« Je m’étais fait de ce jour tant de joie à l’avance ! Tout paraissait si parfaitement concerté pour que nous soyons heureux. Et nous l’avons été si peu ! Que les bords du Cher étaient beaux pourtant ! Qu’il faisait beau, mon Dieu! « Alain-Fournier a su, comme personne, parler des tourments de l’adolescence. Dans un monde réaliste, l’école, les carrioles à cheval dans les chemins de campagne, il a fait entrer le merveilleux. Il faut passer une forêt et s’y perdre pour entrer dans le monde du rêve où est la vérité des personnages du Grand Meaulnes, imprimée à jamais dans leur mémoire et dans leur cœur. Il faut se lier par des serments de fer pour être digne d’exister.

François Seurel, donc, voit arriver dans l’école dirigée par son père, un nouvel élève, exceptionnel, Augustin Meaulnes, garçon mystérieux, séduisant, qui accepte l’amitié de l’enfant modeste et bancal qu’il est. Cela ira jusqu’à la dévotion. Un soir, Augustin s’égare dans la forêt jusqu’à perdre tout repère et tombe sur une fête étrange où les enfants sont rois, où l’on se déguise et mange comme à la noce de madame Bovary, mais sans noce! La fiancée n’est pas venue!

Mais deux destins se tisseront ensemble : en un regard, Augustin est tombé amoureux d’Yvonne de Gallais et s’est lié d’une amitié loyale avec son frère Franz, avec promesse de lui ramener sa fiancée… François, les brumes de la fête dissipées, a promis à Augustin de lui retrouver Yvonne. On n’en racontera pas plus : le roman est maintenant dans le domaine public et mérite d’être relu.

Fidélité en amitié, trahisons, engagement total dans une quête absolue mais refus de l’engagement amoureux: les adolescents d’aujourd’hui s’y reconnaissent sans doute, même sans ombrelles ni barques sur l’eau. Nicolas Laurent, jeune artiste associé au Centre Dramatique National de Besançon, a déjà une bonne expérience du théâtre. Il a choisi avant tout de réaliser une « adaptation libre“. Simplicité du récit, pas d’illustration, sinon quelques images de la forêt brumeuse du film de Jean-Gabriel Albicocco (1967) adapté du roman et des séquences tournées avec les acteurs du spectacle. Ici, pas de performance et ils en restent aux indications minimales nécessaires à la situation et à la réaction psychologique qu’elle appelle. Le spectacle tient plutôt d’une enquête sur ce que peut être le passage à la scène d’un roman aussi connu…

Meaulnes (et nous l’avons été trop peu) retourne toutes les coutures du théâtre. Le metteur en scène intervient comme tel, au commencement du spectacle. Autrement dit: rassurez-vous, vous êtes au théâtre et tout ce que vous voyez est pure fabrication. Et on nous le montre: par moments, les acteurs parlent en leur nom propre, ou se livrent mais en vain, bien sûr sur Google Earth, à une localisation du fameux domaine perdu. Le même Google (il serait temps de passer aux systèmes libres!) fournit aussi de réjouissants tableaux produits par le logiciel t: ropes d’analyse sémantique et stylistique avec statistiques d’emploi, empilements, occurrences et bulles significatives.

Nous aurons aussi droit à des extraits de chansons des années soixante-dix sur Le Grand Meaulnes: Hugues Auffray, Richard Anthony, Michel Sardou, etc. qui… n’avaient pas été des tubes. Evidemment, c’est drôle et sérieux à la fois. On est content de partager les sources et la documentation d’un travail de mise en scène. Entre deux moments pédagogico-ludiques, on a aussi le plaisir de revenir un peu au théâtre et de constater son effet magique : même cassé, distancié, le récit nous rattrape. Mais question de proportions: ici, trop d’analyses, démontages, parodies, le tout mis en scène en abyme aux dépens de l’objet promis au public qui ne se plaint pas : le spectacle, en ce soir de première, a remporté un triomphe.

La leçon de mise en scène donnée ici sur le vif n’échappe pas plus à la mitraillette, que la fiction en elle-même: quoi, c’est avec d’aussi grosses ficelles et de si simples bricolages qu’on nous manipule? Eh! Oui, braves gens. À se demander si le rire n’est pas une stratégie de défense contre le risque d’émotion qui est bien là: heureusement, on l’a vu, on l’a senti… Cette peur partagée avec un public complice, c’est aussi le trac du metteur en scène à qui on a envie de dire : vas-y, fais-toi confiance… Joue «mains en bas», sans prouesses formelles, sans armure. Ce sera beau…

Christine Friedel

Nous avons vu la seconde de ce spectacle mais nous serons nettement plus sévère que notre amie Christine. Cela commence avec l’arrivée subite du metteur en scène sur le plateau qui va commenter, diriger les acteurs, etc. Autrefois, on nommait cela, le théâtre dans le théâtre, et en termes pédants maintenant, la « para-théâtralité ». Mais ce n’est pas nouveau (voir Shakespeare, Corneille, Molière, etc.)

On peut penser ce que l’on veut de ce Grand Meaulnes (1913), un roman inégal paru un an avant la mort au front en 1914 de son auteur. Il a fasciné des générations d’adolescents dont la nôtre mais aujourd’hui, soupire notre petite-fille:  « Franchement, je n’y arrive pas, il me tombe des mains ». Mais Nicolas Laurent semble nous dire : je vais vous raconter en fait comment je ne suis pas arrivé à monter une adaptation de ce livre mythique, donc vous allez voir ce que vous allez voir et surtout prière de rire à mes petites trouvailles… Quand la compagnie des Chiens de Navarre font du théâtre dans le théâtre, ce n’est pas toujours convaincant mais c’est bien mené. Et quand, avec leur Théâtre de l’Unité, Jacques Livchine et Hervée de Lafond revoient en partie L’Avare de Molière, c’est drôle et d’une grande intelligence. Mais ici, il y a ici une volonté de dérision, un côté facile et racoleur assez déplaisants, avec usage fréquent de vidéos comme béquille.

Bien entendu, ce croisement permanent entre images déjà filmées, lecture, récit, courtes incarnations mal jouées des personnages et interventions du metteur en scène sur le plateau, ne peut pas fonctionner correctement. Nicolas Laurent avance avec de gros sabots mais se prend les pieds dans les tapis des stéréotypes. Bref, rien ne nous est épargné: récit (faussement ?) mal dit du texte, travail à la table des comédiens et du metteur en scène comme à une vraie répétition, petites séquences filmées d’interviews de retraités sur l’aire d’autoroute qui mène au pays du Grand Meaulnes, recherche sur Google Earth du château, parodies d’un moment du texte, avec images de feu de bois dans une maison paysanne, film d’une course des trois comédiens et du metteur en scène dans une belle forêt, arrivée de Franz sous les traits de Nicolas Laurent avec grosses lunettes noires (ah! ah! ah! la déconstruction! ), Yvonne de Galais étendue au sol, morte, nimbée de lumière (on vous laisse deviner la couleur!) avec gros plans filmés sur ses bras et jambes. Et à la fin,  les quatre compères assis en haut d’une colline regardant une belle plaine. Et le metteur en scène  (photo ci-dessus) assis dans l’escalier dans la maison des parents d’Alain-Fournier transformé en musée.  Ouf ! Tout cela pèse des tonnes…

 En fait, il semble davantage faire dans l’exorcisme d’un passé douloureux, comme dans le roman. Oui, mais voilà, Nicolas Laurênt tombe le plus souvent dans la facilité et les clichés actuels. Et les images filmées ne peuvent donc jamais être très intéressantes (qu’il relise Gilles Deleuze !) et il n’y a pas ici la moindre trace d’émotion. Dommage.
Les acteurs semblent peu à l’aise et pour cause. Et il y a une fausse fin,  ce qui n’arrange rien. Quant à ces tas -assez laids- de fausse mousse verte sur le sol blanc, que les acteurs repoussent ensuite côté jardin  (le metteur en scène ne tarit pas d’éloges sur la scéno mais pas nous), cela signifierait selon certains: le vrai et le faux, le réel et l’imaginaire, le passage à l’âge adulte… Tous aux abris !

Cette mise en scène, par moments racoleuse, frôle l’indigence sémiologique. Le dérisoire, l’anecdote et la parodie ont ici leurs limites, ou alors il faudrait aller plus loin, faire beaucoup plus court Et même? A la seconde représentation, la plupart des collégiens trouvaient cela drôle et applaudissaient à cette déconstruction laborieuse mais pas tous, heureusement… Le spectacle n’est pas digne en tout cas d’un grand Centre Dramatique National… Et le titre frise déjà le pas très honnête. Que va-t-on voir? Quel rapport exact avec l’œuvre d’Alain-Fournier? Est-ce un essai de mise en abyme et si, oui, dans quelle intention ? Là-dessus Nicolas Laurent n’est guère bavard…

Le Grand Meaulnes semble revenir à la mode, il y en a plusieurs éditions et adaptations en cours. Mais on attend qu’un(e) jeune metteur(e) en scène essaye de traduire sur le plateau quelques moments-clé du célèbre roman où l’auteur décrit avec réalisme la vie d’un bourg rural avec ses artisans et agriculteurs à la fin du XIX ème siècle….  Mais où il raconte aussi l’aventure fabuleuse chargée d’onirisme vécue par le Grand Meaulnes, une sorte de double de Julien Seurel. Sur fond de souvenirs personnels de jeunesse, de bonheur perdu et d’érotisme avec la rencontre d’Yvonne. Pas facile mais la matière de ce roman initiatique peut ouvrir comme parfois, sur de belles perspectives théâtrales… Aune seule condition, celle-là impérative: ne pas tricher.

 Philippe du Vignal

Centre Dramatique National de Besançon ( Doubs), jusqu’au 19 janvier. T.: 03 81 88 55 11.

Les 14, 15 et 16 février, Théâtre de Sartrouville et des Yvelines-Centre Dramatique National.
Le 16 mai, MA Scène Nationale-Pays de Montbéliard ( Doubs).

 

Le Faiseur de théâtre de Thomas Bernhard, mise en scène de Christophe Perton

Le Faiseur de théâtre de Thomas Bernhard, texte français d’Édith Darnaud, mise en scène de Christophe Perton

©Fabien Cavacas

©Fabien Cavacas

Une surprise : sur la scène, une réplique de la salle du Théâtre Déjazet la prolonge comme en miroir: mêmes rouges fanés, balcon soutenu par des colonnades et vieux tableaux poussiéreux aux murs. Christophe Perton monte à nouveau Thomas  Bernhard un an après la création d’Au but avec Dominique Valadié, et retrouve André Marcon, qu’il avait dirigé dans L’Annonce faite à Marie de Paul Claudel.

Le théâtre lui a inspiré cette scénographie qu’il signe avec Barbara Creutz (qui joue aussi Madame Bruscon, faiseuse de théâtre): «Je n’ai pas souhaité enfermer la représentation dans le décor pittoresque d’une salle des fêtes de l’arrière-campagne autrichienne, entre porcherie, cochons, et public xénophobe. J’ai préféré laisser à la puissance du verbe de Bernhard, l’art de faire exister ce hors-champ décrit si savoureusement par Bruscon, sans qu’il soit nécessaire de donner les accents d’une couleur locale à l’espace, qui fassent à tout prix image. L’univers visuel du Déjazet m’a semblé si prégnant que j’ai plutôt voulu prolonger l’espace de la salle. (…) La frontière entre le plateau et la salle pouvant s’inverser au point que le public se retrouve dans la coulisse de Bruscon. »

Dans cet écrin désuet, apparaît André Marcon : «Bruscon, comédien d’État »,se présente-t-il après une brève interjection: «Quoi, ici ?» Trois syllabes en ouverture qui résument le dépit du personnage central de cette comédie, avant le flot verbal vitupérant qu’il lâchera deux heures durant, contre le patelin pourri où, ce soir, il doit jouer sa pièce La Roue de l’Histoire : « Mon Dieu, pas même pour uriner, je ne suis entré dans un endroit pareil !  (…) Le désert culturel absolu.» A la tête d’une troupe brinquebalante, réduite à sa femme, son fils et sa fille, le voici à Utsbach, un village imaginaire, mais semblable à tant d’autres dans les Alpes tyroliennes.

Dans cette salle humide et poussiéreuse aux effluves de porcherie, il prépare, coûte que coûte, la représentation. Son obsession : obtenir le noir absolu à la fin du spectacle, sans lequel sa comédie serait «une tragédie ». Pour cela, il lui faut l’accord du pompier. Mais où se trouve le bénévole de service, «cercleur de fûts» de son état ? Le ronchon s’en prendra systématiquement au village et à ses habitants: tous des nazis! Et à l’Autriche: bonne à donner aux cochons : «Il n’y a dans ce peuple, plus la moindre gentillesse ». Mais aussi à sa famille: une bande de bras cassés, et enfin au théâtre « absurde et mensonger, une perversion de plusieurs millénaires ». Sans oublier de citer  des passages de son chef-d’œuvre : il y a «Goethe, Shakespeare et moi».

A la logorrhée de Bruscon, s’opposent l’écoute et les silences des autres personnages, assommés par ce flot verbal : l’hôtelier chargé d’accueillir le spectacle qui apporte «l’omelette au bouillon» ;  ses enfants, sans cesse houspillé qui obéissent servilement, et son épouse  toussant, muette devant un mari injurieux et misogyne. «Tout ce qu’il y a d’ardent en toi, c’est l’ardence de la toux. » La famille suit bon an mal an ce père et époux tyrannique dans sa quête de la perfection, mise à mal par une série de contretemps, d’accidents et de chutes. Le fils installe les lumières, les rideaux et la salle, en se cognant partout; la fille masse son père, lui cire ses chaussures, toujours rabrouée mais ricanant en douce. Le traitement burlesque de ces personnages secondaires fait écho aux drôleries verbales et donne de l’air à ce texte touffu.

Pour Bruscon qui, dit-il,  a joué « Faust à Berlin et Méphisto à Zürich », finir dans « ce trou du cul du monde», lui, l’auteur de génie et avoir engendré des enfants incapables, quelle déchéance ! Il en vient à s’interroger sur la qualité de son œuvre. Sa comédie est-elle bonne ? Et si le bonheur consistait, comme pour l’hôtelier, à servir des bières, les manches retroussées, derrière un comptoir, et à boire ? : « Le grand art ou l’alcoolisme », il faut choisir. Quand les spectateurs ont déserté le théâtre, après que la foudre a frappé l’édifice, il conclut, devant les sièges vides par un «Comme si je l’avais deviné!» C’en est fini du Faiseur de théâtre (au propre comme au figuré) : «Comme si c’était la mort ici!» Il pressentait sans doute que sa comédie tournerait à la catastrophe…

A l’inverse de son personnage, Thomas Bernhard (1931-1989) n’est pas un faiseur, mais un magicien de théâtre. Il signe ici sa vingt-et-unième pièce  et comme les grands auteurs,  fait vivre le plateau avec ceux qui parlent, ceux qui écoutent, avec les chaises, la table, les rideaux, les accessoires. Pour raconter une histoire qui renvoie au monde du théâtre et à la société autrichienne. Avec une écriture à l’emporte-pièce: de courtes séquences ponctuées par des retours à la ligne, à l’image du personnage principal, Bruscon (le brusque !) quand il dit : «Un certain talent pour le théâtre/enfant déjà/homme de théâtre-né, vous savez /Faiseur de théâtre /poseur de pièges, très tôt déjà. » Il n’a pas la prétention, comme Bruscon d’écrire «une comédie où serait contenues toutes les comédies qui ont été écrites un jour», tout en avouant : «Ici, j’assassine ce que j’ai écrit avec préméditation.»  Son héros vilipende le théâtre, comme lui a pu le faire mais en privé. Et il n’est pas loin d’ironiser sur lui-même.

L’autre magicien ici, André Marcon, porte à merveille cette langue et cette ironie. Il joue avec légèreté et sans excès ce texte dense et parfois débordant, (auto-fiction?) drolatique où Thomas Bernhard se régale à conduire ses comédiens dans une impasse de village. Pour la langue savoureuse et la malveillance amusée de l’auteur, une mise en scène sobre et l’interprétation hors pair d’André Marcon, il faut aller voir ce Faiseur de théâtre.

 Mireille Davidovici

Jusqu’au 9 mars, Théâtre Déjazet, 41 boulevard du Temple, Paris III ème. T. : 01 48 87 52 55.

Le 12 mars, Maison des Arts du Léman, Thonon-les-Bains (Haute-Savoie); le 15 mars, Théâtre Liberté, Toulon (Var).
Du 9 au 13 avril, Théâtre des Célestins, Lyon.

Le texte de la pièce est publié chez L’Arche Éditeur.

Songs, mise en scène de Samuel Achache, direction musicale de Sébastien Daucé

Songs, mise en scène de Samuel Achache, direction musicale de Sébastien Daucé

 ©Jean-Louis Fernandez

©Jean-Louis Fernandez

«Nos songs naviguent au gré des plus belles plumes de compositeurs de 1630 à 1690 » annonce avec enthousiasme Sébastien Daucé, organiste et claveciniste. Quel bonheur et quelle rareté d’entendre et de voir interprétés ces grands artistes du baroque : John Coperario, Robert Johnson, Matthew Locke, John Banister, William Lawes, Martin Peerson et encore quelques autres tout aussi magnifiques.
Sur scène, des parois toutes recouvertes de cire blanche, dégoulinantes en ruisseaux blanchâtres et fragmentés. Comme des stalactites accrochées à des murs de glace, rappelant aussi le phénomène de la transformation et de la mélancolie : « « Du temps qui passe. Les objets emprisonnés dans la cire seront comme des fossiles pétrifiés. »

Le blanc domine, et subitement coup de théâtre !  Entre atmosphère lunaire ou de la fin des Temps, arrive soudain par l’entrée du public, une mariée en robe blanche! Au passage, et sur sa lancée, elle demande où sont les toilettes et donne un baiser d’amour à un garçon élégant. Est-ce le futur marié ? La cérémonie ne va pas tarder et l’excitation règne. L’extravagance est au rendez-vous, et le public étonné se demande comment peut-on, dans ce décor, faire entendre ces songs du XVII ème siècle et est impatient que la musique et le jeu commencent !  C’est là toute la prouesse et la jubilation de cette création où l’espace et son décor ne cessent d’être mouvants, organiques.

« Déplacements, transformations et que nous traduirons en jeux et chants. Nous allons tenter ici de trouver l’écrin de ces paroles qui traversent les âmes et les siècles » disent  Samuel Achache, et Sébastien Daucé qui dirige un des plus prestigieux ensemble baroque en France. Ils créent ici un spectacle original, drôle et mélancolique et offrent à ceux qui ne sont pas familiers de la musique baroque, ou de la musique classique tout simplement, une belle et enrichissante rencontre. Le théâtre et la musique se retrouvent ensemble!  Originale, remarquable de qualité, Lucile Richardot mezzo-soprano à la voix  profonde et envoûtante, nous émerveille !  Tout comme  l’ensemble de la troupe, comédiens et chanteurs. Samuel Achache et Sébastien Daucé ont souhaité faire une expérience «Pour trouver, disent-ils, comment musique et théâtre peuvent interagir, notamment en réunissant sur le plateau  musiciens et comédiens.» Une expérience réussie haut la main !

Elisabeth Naud

Jusqu’au 20 janvier, Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis boulevard de la Chapelle, Paris X ème. T.: 01 46 07 34 50. 

Speculum de Delphine Biard, Flore Grimaud et Caroline Sahuquet

BAD73F0E-F8BD-4E9A-AFEB-E27D758F0F92 Speculum de Delphine Biard, Flore Grimaud et Caroline Sahuquet

Un titre bien trouvé : en latin miroir: chez les Grecs et les Romains, le spéculum permettait déjà d’élargir la cavité vaginale ou l’anus par l’écartement des parois, pour pratiquer examens et interventions chirurgicales. Le thème de cette écrite et jouée par trois jeunes actrices:  Etre une femme ? Avoir un utérus ? Le choyer ? Le dénigrer ? Qu’est-ce qu’une fausse couche ? Y-a-t-il une certaine violence dans le fait même de devoir supporter certains examens intimes?  Féminisme et féminité peuvent-elles être conciliables avec  la maternité ?

Soit un petit manuel de la Gynécologie et son Histoire pour les nuls. « Le théâtre est le média parfait pour soulever ce tabou. Nous souhaitons, disent les trois autres-actrices, questionner les dilemmes et les passions de ce mariage fougueux qui nous oblige parfois à tordre nos principes. Le droit des femmes n’est pas une chose acquise. Et la gynécologie est au cœur de cette lutte puisque c’est son corps, ses organes et sa capacité d’enfanter qui sont en jeu . »

Il y a sur le plateau juste une table, quelques chaises de cuisine en stratifié des années cinquante, des livres alignés côté cour et un aspirateur ménager, symbole évident  de l’avortement par aspiration. Delphine Biard, Flore Grimaud et Carole Sahuquet parlent cru, du sexe féminin comme origine du monde et de leur propre expérience. Le meilleur étant sans doute quand elle parlent des textes et du parcours de Benoît Groult. Fausses couches, distilbène (médicament prescrit dès 1938 aux femmes qui avortaient spontanément  ou accouchaient prématurément mais dont les enfants avaient des anomalies génitales). Et les trois actrices ne nous épargnent rien et ne mâchent leurs mots quand elles parlent des scandales médicaux.

On n’est pas loin d’un théâtre documentaire mais le spectacle a été surtout conçu à partir d’interviews et de témoignages qu’elles ont recueillis. Elles toutes les trois une bonne gestuelle et une excellente diction. C’est le plus souvent assez drôle, et bien enlevé. Même si on est un homme et donc censé être peu versé dans le domaine à moins d’être médecin, on n’apprend pas grand chose… Mais comme ces trois jeunes actrices sont sympathiques, on les écoute avec plaisir. Cela tient quand même d’une sorte de galop d’essai. Enfin, selon Aristote, « le commencement est beaucoup plus que la moitié de l’objectif. » Il leur faudrait donner un peu de substantifique moelle à ce spectacle d’une petite heure qui n’en est pas encore tout à fait un… Allons, Françaises, encore un effort, comme disait le divin Marquis…

Philippe du Vignal

Manufacture des Abbesses,  9 rue Véron, Paris XVIII ème,  jusqu’au 16 février.

 

 

The Scarlett Letter, texte et mise en scène d’Angélica Liddell

© Simon Gosselin

© Simon Gosselin

 

The Scarlett Letter, texte et mise en scène d’Angélica Liddell

 

Un seul et même projet pour Angélica Liddell : donner forme par l’art à ses tourments intérieurs, produits et reflets de ceux du monde. Et son art est multiple: poésie, chorégraphie, théâtre…Elle se place au centre de la scène en inspiratrice de ce qui s’y passe et en maîtresse de la cérémonie. qu’est en fait cette longue Scarlett Letter. Rituels religieux de l’Espagne avec processions de pénitents noirs et pénitents blancs, obsession de l’autodafé, cet « acte de foi » qui punit par le feu coupables et hérétiques. Rituels militaires avec exercices d’entrainement réglés comme des horloges, jeux avec tables déplacées, empilées, alignées, puis défilés en rang pour les huit danseurs nus qui entourent l’artiste. Et aussi, sous une forme rendue quasi anodine par la dérision, rituels érotiques de soumission disciplinant les corps masculins.

Avec ces références très lourdes, Angélica Liddell a trouvé ce qui, pour elle, répond au roman de Nathaniel Hawthorne (1850) sur les questions de la culpabilité et du châtiment qui la poursuivent. La lettre A: signe d’infamie de l’adultère imposé dans le roman à Hester, est aussi l’initiale d’Arthur, l’amant caché, ici masqué, en robe rouge, accusé et coupable, aux mains de ses juges religieux, jusqu’au dévoilement final. Au lever du rideau, c’est d’abord: A comme Angélica.  La metteuse en scène emprunte au roman une trame très large sur laquelle elle brode -la broderie joue un rôle très fort dans la réhabilitation d’Hester- sa réflexion et sa leçon. Car ses propos sont souvent Abstraits, A comme assénés.

Sont visés : le nouveau puritanisme, la pensée d’une société qui aurait tué le désir au nom du droit. Et suit un discours virulent, digne d’un Thomas Bernhardt, contre le féminisme, contre la laideur et la mesquinerie des femmes. Mais sans mesquinerie! on peut se demander si Angélica Liddell n’exprime pas ainsi sa propre colère contre le fait qu’elle aussi, a passé la limite au-delà de laquelle «son ticket n’est plus valable», pour reprendre le titre d’un roman de Romain Gary  (1975). Mais la façon dont elle mène son contingent d’hommes montre qu’elle n’a pas besoin du féminisme… En même temps, son éloge et sa quête affirmée du désir s’interdisent toute faille, tout désordre. Serait-ce le symptôme de notre engourdissement ? Il y a longtemps que la nudité sur scène ne choque plus, même celle, plus fragile, des hommes. Trop de provocation tue la provocation, mais peut-être, ne nous est-il donné à regarder sans trouble qu’un jeu de touche-pipi enfantin. De paradoxes en retournements, cette transgression de la transgression finit par nous ramener à l’ordre. Et à l’ennui qui s’ensuit, même si c’est un ennui “conceptuel ».  

Un ensemble beau plastiquement et d’un baroque  parfois proche de l’art pompier, sous des flots de musique solennelle, à l’exception d’un moment pop bienvenu. On aime à nouveau Angélica Liddel quand elle projette ses naïves déclarations d’amour à un certain nombre de philosophes et d’écrivains comme Michel Foucault, Jacques Derrida, Roland Barthes et surtout Antonin Artaud, le magnifique, double A de l’admiration. On l’aime quand elle se glisse vers nous sous des rideaux qui tombent un à un pour une scène enfin vivante : A, comme Assez des cette “élites » (nous, vous…)  qui veut Baudelaire mais sans l’odeur de la charogne et Pier Paolo Pasolini sans Salo ou les 120 journées de Sodome! Bref, assez d’une culture aseptisée. Mais dommage, cette scène arrive bien tard dans un spectacle riche… mais plutôt pesant!

Christine Friedel

Théâtre National de la Colline, 15 rue Malte Brun, Paris XX ème, jusqu’au 26 janvier. T. : 01 44 62 52 52.

 

 

 

Les Idoles, texte et mise en scène de Christophe Honoré

, © Jean-Louis Fernandez

© Jean-Louis Fernandez

Les Idoles, texte et mise en scène de Christophe Honoré

Christophe Honoré a quarante huit-ans et s’était fait connaître par un bel article iconoclaste en 1998 Triste moralité du cinéma français, où il attaquait notamment Marius et Jeannette de Robert Guédiguian  et Nettoyage à sec d’Anne Fontaine, ce qui avait provoqué un mini-scandale parisien. Il avait créé au festival off d’Avignon 98,  sa première pièce Les Débutantes qui connut un certain succès. Comme au cinéma : 17 fois Cécile Cassard et un téléfilm adapté de son roman Tout contre Léo.  Suivra en 2.004 Ma Mère adapté du roman de Georges Bataille.
L’année suivante, il créera dans le in d’Avignon, Dionysos impuissant, une adaptation des Bacchantes d’Euripide. Et trois ans plus tard, toujours pour ce même festival, Angelo, tyran de Padoue de Victor Hugo. Parallèlement, il réalisera plusieurs films dont un septième long-métrage,  Non ma fille, tu n’iras pas danser.
En 2012, il écrit et met en scène un pièce sur les écrivains du Nouveau roman  et signe avec d’autres personnalités une tribune dans Le Monde où il dénonce les propos tenus par des responsables politiques et religieux à l’égard de la communauté des homosexuels dont Christophe Honoré se revendique.

 Fin XXème siècle ; le sida frappe très durement les homosexuels en quelques années, et il nous souvient d’avoir connu, parlé, rencontré ou partagé un repas avec au moins une bonne vingtaine de victimes dans le monde artistique. Très connus comme Michel Guy, Jean-Luc Lagarce ou pas du tout, comme notre très jeune élève de l’École de Chaillot, et un accessoiriste de ce théâtre, puis le merveilleux marionnettiste américain Robert Anton. Bref, l’hécatombe…  Christophe Honoré avait vingt ans en 1990: année du décès de Jacques Demy et d’Hervé Guibert, écrivain, un an après celui de Bernard-Marie Koltès, auteur dramatique. En 92 disparaissait l’excellent critique Serge Daney comme Cyrille Collard, le cinéaste des Nuits fauves. En arrivant à Paris, Christophe Honoré voit  trois ans après sa création Jours étranges de Dominique Bagouet, lui aussi mort du sida, un spectacle qui l’impressionne beaucoup.

Dans Nouveau Roman, Christophe Honoré rendait une sorte d’hommage à des écrivains  comme Michel Butor, Simon, Alain Robbe-Grillet, Marguerite Duras ou Françoise Sagan. Et il évoque ici, en orphelin admiratif, Cyril Collard, mort trois jours avant ses quatre Césars, Serge Daney, Jacques Demy, Hervé Guibert, Bernard-Marie Koltès et Jean-Luc Lagarce encore peu connu à l’époque. Ils se parlent, sur la vie, sur l’art, s’engueulent un peu, rient aussi. C’est une sorte de comédie qui n’en est pas une: tragique, avec ces morts qui annoncent clairement en scène qu’ils ont bien disparu : plane aussi sans cesse la mort mais aussi l’amour et le désir sexuel qui l’a entraînée, sans que rien ne puisse l’arrêter. Jusqu’à la découverte de l’AZT puis des trithérapies. Mais trop tard pour ces six artistes. C’est à une sorte d’hommage tout à fait sincère que se livre l’auteur.

Nostalgie de ces années-là ? Oui, pour l’œuvre et pour les hommes mais non pour le cauchemar que cela a représenté pour nombre d’entre eux. Christophe Honoré ne l’a pas oublié et nous non plus. Il dirige remarquablement ses comédiens sans jamais tomber dans l’illustratif : Collard (Harrison Arévalo) Koltès (Youssouf Abi-Ayad) Demy (Marlène Saldana), Guibert (Marina Foïs), Lagarce (Julien Honoré) et Daney/(Jean-Charles Clichet) se parlent vivants et morts confondus.  Et Christophe Honoé a assez d’humour pour faire passer les choses  et exorciser la mort. Mais comme nous le rappelait un ami chimiste chercheur à l’Institut Curie et qui a travaillé sur ce virus, un des plus meurtriers qu’ait connus la planète, et trop de jeunes gens croient encore que l’on peut guérir du sida, alors qu’on peut juste en empêcher le développement. Ce qui est déjà un progrès considérable…

Cela commence avec la voix off de l’auteur qui raconte comment arrivé tout jeune à Paris de sa Bretagne natale, il voulait « tout ressentir et tout comprendre »  et découvrir un monde artistique. Et quand il se confie, quand il parle de lui et de ce qui l’a touché, cela sonne juste et fort. Mais bon, passée la première demi-heure, l’ennui arrive vite malgré de belles images, et la scénographie d’Alban Ho Van très réussie : une espèce de hall en béton sous des gradins. Malgré aussi les merveilleux et très comiques petits ballets de Marlène Saldana dans son gros manteau de fourrure… Et on retrouve les même défauts que dans les spectacles précédents de Christophe Honoré.

Désolé, mais comment dire les choses avec franchise : il y a comme une certaine paresse dans l’air et la trop facile écriture de plateau a encore frappé ! Celle qu’il avait déjà employée pour Nouveau Roman et Fin de l’Histoire et qui ne tient pas ses promesses: les dialogues ne sont guère plus intéressants, que les trop nombreux solos. Et côté dramaturgie, on ne comprend pas bien ce qu’il a voulu faire avec cette évocation de la mort de Rock Hudson, même si Serge Daney en avait parlé dans Libération.

Pour le reste, cela tient souvent d’une sorte d’aide-mémoire peu convaincant. Et pour quel public? Les mots de Mireille Davidovici à propos de Violentes femmes (voir Le Théâtre du Blog) pourraient s’appliquer ici : « L’assemblage de ces propositions amusant mais hétéroclite, n’a aucune nécessité: le public s’ennuie malgré ses efforts d’attention et de beaux acteurs sur le plateau.” (…) « On n’a jamais l’impression d’avoir affaire à une texte vraiment fort mais plutôt à une sorte de démonstration.” Même encore une fois si c’est impeccablement dirigé et s’il y a de belles images, l’ensemble assez statique et peu éclairé, fait du sur-place pendant deux heures et demi, sans aucune pause ni entracte! Et pour dire quoi? Et surtout à qui?
« Tenter que le texte soit le lieu d’une vie revécue » pour construire ce spectacle ne nous a pas vraiment convaincus. Alors, à vous de voir.

Philippe du Vignal

Odéon-Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon, Paris VI ème. T. : 01 44 85 40 40 jusqu’au  1er février (surtitrage en anglais; le samedi 26 janvier).

Pupilla de Frédéric Vossier, mise en scène de Maëlle Dequiedt

Pupilla textes  (Saint-Laurent velours perdu, Pupilla, Chambres de Marguerite G. ) de Frédéric Vossier,  mise en scène de Maëlle Dequiedt

 

Crédit photo : Mathilde Delahaye

Crédit photo : Mathilde Delahaye

L’imagination, fabrique inlassable d’images mentales, est «maîtresse d’erreur et de fausseté », selon Pascal, alors même que cette perversité se vérifie dans les deux sens,  chez le sujet inventeur et créateur, comme dans l’objet conçu. L’esprit fantastique peut-il se représenter les choses au moyen des images ? Tromperie du langage et de la communication : l’idolâtrie repose sur des apparences trompeuses et des identifications fallacieuses. Les idoles ne sauraient être des représentations adéquates de figures idéales et atemporelles : elles ne sont que simulacres, vaines apparences, images…

 Maëlle Dequiedt met brillamment en scène ce texte avec l’inventive et généreuse Laure Werckmann, capable d’élever une stèle de dignité et d’humanité profonde à son personnage. Frédéric Vossier s’amuse à déconstruire le cliché de la mythique actrice hollywoodienne, non pas Marilyn Monroe mais Elizabeth Taylor.  En essayant de capter le secret de sa force vitale,  de sa pulsion de vie. Liberté de la femme, démesure et désir absolu de mordre la vie à pleines dents : père, mère, frère, hommes et femmes, et en se moquant des conventions.

 Laure Werckmann, spectatrice-narratrice installée dans une salle de cinéma aux chaises alignées, évoque la vie de cette icône de cinéma. En fond de scène, sur un écran de salle obscure, sont projetées dès le début, des extraits de films mythiques. Liz Taylor a été mariée huit fois dont deux fois avec Richard Burton. Nommer Richard, répéter son nom, le convoquer sur la scène et l’appeler sans fin, voilà une profération dont ne se lasse jamais l’interprète mi-Liz, mi -Laure.

 L’écriture de Frédéric Vossier est répétitive et hallucinatoire, et la comédienne s’approprie peu à peu la conscience éclairée de cette âme en peine, comme si émettre un jugement, dire son sentiment, puis l’émettre et le redire encore une fois, augmentait la sensation unique d’exister. Des images apparaissent avec Liz Taylor et Richard Burton séparément ou ensemble. L’actrice a  sur le plateau une allure hagarde, à la fois éblouie et aveuglée par son personnage. Elle déambule et erre entre les sièges qu’elle écarte. Habitée par d’autres voix et figures fantomatiques, elle ne cesse d’invoquer Ludwig-Louis II de Bavière, empereur mécène de Richard Wagner (encore un autre Richard et cousin d’Elizabeth d’Autriche-autre Elizabeth, qui a donné son nom au film de Luchino Visconti, Ludwig ou le Crépuscule des dieux.

 Image voguant entre réel et fiction, mensonges, trivialité et vulgarité, Elizabeth Taylor reste aujourd’hui une des pionnières et subversives à s’être attaquée aux préjugés misogynes et réactionnaires du cinéma américain. Flamboyante Liz Taylor, incarnée par une comédienne à la fois malicieuse et sensuelle, vivante et tonique. Et le spectacle trouve son équilibre grâce  une  musique discrètement suggestive, et grâce aux images projetées… Devant l’écran, sur un rideau de fils, apparaît l’icône. Et on peut voir la splendeur majestueuse des montagnes enneigées, inspirées par la Bavière ou les paysages de La Montagne magique de Thomas Mann, grande nature consolatrice. Immatérielle et aérienne, telle l’icône de cinéma entrevue en noir et blanc sur l’écran et bien vivante sur le plateau, Laure Werckmann soumet le public à son rayonnement.

Véronique Hotte

Théâtre de la Cité internationale, 17 boulevard Jourdan, Paris XIV ème. T.: 01 43 13 50 50.

La pièce est éditée aux Solitaires Intempestifs.

 

 

 

Orphée aphone, texte et interprétation de Vanasay Khamphommala

Orphée aphone, texte et interprétation de Vanasay Khamphommala

orphée aphone

photo Marie Pétry

 

En prologue à Orphée aphone, le spectacle s’ouvre sur une Invocation à la muse, où le comédien-poète cherche l’inspiration sous les coups d’une muse fouetteuse, interprétée par la performeuse Caritia Abell . Cet étrange rituel, dans un décor bucolique un peu mièvre,  allie sado-masochisme et tendresse romantique. Il apparaît comme un bricolage improvisé en direct, dont on suit l’élaboration grâce à un surtitrage décalé et humoristique. On ne cerne pas vraiment l’utilité de cet incipit dans l’économie générale de la pièce : il  se veut une création éphémère, en contraste avec Orphée aphone, rigoureusement écrit et composé ; une esquisse, d’où surgira le corps de la pièce. 

Orphée apparaît enfin ; selon le mythe, en quête de son Eurydice, précipitée aux Enfers le jour de leurs noces par une morsure de serpent. Mais, brisé de douleur, le Poète des poètes a perdu sa voix légendaire. Sans elle, comment convaincre les divinités souterraines de lui rendre sa bien-aimée ? Faute de chant, il lui reste la parole.  Vanasay Khamphommala a été chanteur puis perdu sa voix : « Orphée aphone est une tentative de répondre au silence qui s’est imposée à ma vie, dit-il. Une manière de retrouver une voix silencieuse dans l’écriture.» Comme Orphée, en deuil d’un être cher, il tente aussi avec cette pièce: «de ressusciter un fantôme dans la fiction.» Il choisit l’alexandrin, vers classique par excellence, qu’il émaille de trivialités, à la manière de William Shakespeare dont il a traduit plusieurs œuvres.

En deux parties, la pièce, contrairement à l’original latin, donne la parole à Eurydice à la suite d’Orphée. Corps longiligne d’éphèbe, Vanasay Khamphommala évolue avec grâce dans la scénographie simple et légère de Caroline Oriot qui se transforme à mesure que le héros s’enfonce dans les ténèbres. Un voile suffit à habiller l’espace, et les changements de costume marquent les variations de tonalité. Des images surgissent sous l’effet des lumières, accompagnant dans la première partie, un jeu lent et solennel porté par le texte.

La métrique horlogère de la partition écrite et de la gestuelle témoigne d’un engagement entier. De par sa formation musicale et théâtrale, l’artiste maîtrise tous les codes et chacun de ses mouvements donne à cette première partie une inflexion tragique, rompue à bon escient par des traits d’humour et quelques vulgarités. Il conçoit son adaptation comme un «hommage irrévérencieux». «La perfection que ce classicisme exige, comme le visage d’Eurydice, une perfection inaccessible.»

 Abandonné à son triste sort, Orphée se métamorphosera en Eurydice. Les alexandrins se disloquent en sanglots et le lamento se brise en éclats, dans la mise en pages du livre publié comme dans l’espace scénique. Eurydice répond à Orphée sous une forme plus contemporaine, jouant de l’ambiguïté masculin/ féminin. « Le silence est aux morts/ la parole aux vivants/ et chanter pour les morts/c’est chanter pour le vent/  espérant que/peut-être/ traversant le temps/ le vent leur portera/ l’écho de notre chant/» dit l’amante dont la voix se fond, à la plainte de Didon dans l’aria finale du Dido and Aeneas,  opéra d’Henry Purcell : «Remember me/but ah/ Forget my fate.»  Une voix perchée de mezzo-soprano.

 Vanasay Khamphommala, traducteur, auteur d’un Faust et de ce premier spectacle personnel, se présente aussi comme «chanteuse». Artiste associé au Centre dramatique national de Tours, où il travaille comme dramaturge depuis plusieurs années, notamment pour les mises en scène de Jacques Vincey, directeur des lieux, il signe ici une performance poétique et baroque, où la langue et la versification, soigneusement architecturées, soutiennent une interprétation fluide et légère. On regrette un peu l’introduction improvisée de cette Invocation à la muse, plus kitch que sado-maso, dont la fausse ironie nous a moins convaincus, même si ce lever de rideau témoigne du même engagement corporel qu’Orphée aphone. On découvre ici un artiste original qui  met ses capacités littéraires, physiques et vocales au service d’un mythe réactualisé, en jouant sur le trouble du « genre ». Un thème dans l’air du temps, mais déjà présent dans l’antiquité gréco-romaine, notamment chez Platon ou Ovide (dont on a célébré en 2017, les deux mille ans de la mort).

 Mireille Davidovici

Du 9 au 15 janvier, Théâtre Olympia, 7 rue Lucé, Tours (Indre-et-Loire) T. : 02 47 64 50 50.  

Du 11 au 15 mars, aux Plateaux Sauvages à Paris XX ème.

 Le texte est publié dans un recueil avec l’adaptation d’un autre conte des Métamorphoses d’Ovide, Vénus et Adonis, aux Editions Théâtrales.

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