Premier amour de Samuel Beckett, mise en scène de Sami Frey
Premier amour de Samuel Beckett, mise en scène de Sami Frey
A l’origine, une nouvelle écrite en 1946 et publiée seulement en 1970 dont Samuel Beckett disparu il y a déjà trente ans, a emprunté le titre à Ivan Tourgueniev. Elle avait été mise en scène par Jean-Michel Meyer en 99, avec Jean-Quentin Châtelain, puis 2009 par Sami Frey qui l’interprétait aussi.
Ce sont, racontées à la première personne par Samy Frey, les errances d’un homme qui après le décès de son père, est obligé de trouver un autre logement. Il rencontrera une femme chez qui il ira habiter. «Elle ne semblait ni jeune ni vieille, sa figure, elle était comme suspendue entre la fraîcheur et le flétrissement». Il comprendra ensuite qu’elle gagne sa vie en se prostituant. Amoureux, sans doute pas vraiment mais sexuellement attiré quand il entre chez elle: «Elle se mit à se déshabiller. Quand elles ne savent plus quoi faire, elles se déshabillent, et c’est sans doute ce qu’elles ont de mieux à faire. Elle enleva tout, avec une lenteur à agacer un éléphant sauf les bas destinés sans doute à porter au comble mon excitation. C’est alors que je vis qu’elle louchait.» Ce qui fait le charme de notre pays, à part bien entendu qu’il est peu people, malgré l’impossibilité de s’y procurer le moindre préservatif, c’est que tout y est à l’abandon sauf les vieilles selles de l’Histoire.”
« J’ai découvert tard dans ma vie, dit Sami Frey, à quel point les écrits de Samuel Beckett me touchaient. A quel point la profonde humanité de ses personnages, le rythme de ses phrases, la musicalité de son français, son humour terrible, sa poésie, m’étaient proches sans effort. Il fait avec ce qu’il est bien obligé, malgré lui, de nommer amour – un récit d’une pathétique drôlerie, d’une naïveté et d’un égoïsme rafraîchissant. »
Sami Frey -c’était il y a cinquante-trois ans déjà!- nous avait fasciné quand il jouait Titus dans la Bérénice de Racine, mise en scène de Roger Planchon- et on comprend qu’il soit attiré une nouvelle fois par la prose si poétique de Premier amour… Samuel Beckett admirait la simplicité de Jean Racine qui l’aura beaucoup influencé, sans doute avec par la musique de ses vers, l’emploi du monologue et un certain statisme des personnages. Et quand le grand Roger Blin créa sept ans plus tard En attendant Godot dans une petite salle au fond d’une cour, boulevard Raspail, il écrivait à propos de Bérénice : «Là aussi rien ne se passe, ils se contentent de parler, mais quelle parole, et quelle diction. « ..
Il y a dans Premier amour un merveilleux terrain de jeu pour un acteur. Et Sami Frey l’a bien senti; il reste un acteur exceptionnel pour nous faire savourer cette oralité du texte où la virgule a tout son sens et donne un effet de rythme aux propos décousus de ce pauvre homme en proie à ses démons intérieurs et fasciné de voir qu’il dépend autant de son corps: “Savez-vous où sont les cabinets, dit-elle. Elle avait raison, je n”y pensais plus. Se soulager dans son lit, cela fait plaisir sur le moment, mais après on est incommodé.” (…) « Mais à vingt-cinq ans il bande encore, l’homme moderne, physiquement aussi, de temps en temps, c’est le lot de chacun, moi-même, je n’y coupais pas, si on peut appeler cela bander.”
Sami Frey réussit avec sa voix légèrement cassée à créer ce personnage dont l’espace et le temps nous sont inconnus. Il faut en avoir joué et lu des pièces, interprété des dizaines de rôles au cinéma pour acquérir cette incomparable virtuosité. Et on est fasciné par autant d’élégance quand il dit avec une grande économie, tout le pathétique et le ridicule de ce personnage beckettien. Sami Frey semble simplement faire le constat de ses petits malheurs successifs avec humour mais sans jamais tomber dans le sentimental et en mettant l’accent sur le comique- capital chez Samuel Beckett- des situations, par petites touches et avec une certaine distance comme si les choses lui étaient devenues indifférentes.
Sur le plateau, devant le rideau de fer baissé, la porte étroite de service côté jardin, et deux bancs à lattes de bois comme on en trouve dans les gymnases et il s’assied en alternance vêtu d’un manteau vert foncé, qu’il n’enlèvera jamais. Il a seulement un pauvre sac en toile porté en bandoulière et qui contient son chapeau. Il y a une très légère musique de fond avec quelques très notes lointaines au piano (Beckett avait eu une solide formation, et sa femme était pianiste).
Pendant une heure dix, on ne décroche pas un instant. Vraiment du grand art! Un acteur, un texte et c’est tout, mais quel acteur et quel texte! Et la fin de cette longue confession, toute simple, nous laisse sonnés par tant de beauté. “Tant que je marchais, je ne les entendais pas, grâce au bruit de mes pas. Mais sitôt arrêté je les entendais à nouveau, chaque fois plus faible certes, mais qu’est-ce que cela peut faire qu’un cri soit faible ou fort? Ce qu’il faut, c’est qu’il s’arrête. Pendant des années, j’ai cru qu’ils allaient s’arrêter. Maintenant, je ne le crois plus. Il m’aurait fallu d’autres amours, peut-être. Mais l’amour, cela ce ne se commande pas.»
Les places ne sont pas données : 37 €, 27 €, et 17 € mais, si vous pouvez vous offrir cela, vous ne regretterez pas ce grand moment théâtral… C’est à 19 h mais il y a aussi curieusement une séance le dimanche à 11h. Après tout, pourquoi pas? Et vous aurez en prime le bon sourire de Charles Dullin (1885-1949) qui dirigea longtemps ce théâtre et dont la photo vous accueille dans le petit hall d’entrée. Que du bonheur!
Philippe du Vignal
Théâtre de l’Atelier, 1 place Charles Dullin Paris XVIII ème, jusqu’au 3 mars. T. : 01 46 06 49 24. Le texte est publié aux Éditions de Minuit.