Dau, conception d’Ilya Khrzhanovsky
DAU, conception d’Ilya Khrzhanovsky, (en russe, doublé en français et en anglais)
Avant même son installation dans les deux théâtres de la Ville de Paris encore en travaux et au Centre Georges Pompidou, DAU (prononcer DAO) a été l’objet d’une polémique dans les médias, quant à son organisation et à son contenu. Mais la montagne accouche d’une souris malade. Au Théâtre de la Ville, on tombe dès l’entrée sur un magasin de produits estampillés soviétiques. Entre autres : une tasse ou un plat en fer blanc : 9 € ; le journal de DAU : 6,50 €, le livre DAU Châtelet : 38 € et une fourche, très utile en ce temps de revendications: 20 €. Des vestes (100 €) et des sacs (45 €), provenant d’un stock de l’armée soviétique.
On nous invite donc à nous immerger dans le monde soviétique de 1938 à 1968 et dans l’univers où travailla Lev Davidovitch Landau (1908-1968), surnommé Dau, prix Nobel de physique 1962, notamment pour ses travaux sur le comportement de la matière à basse température. Là, durant un parcours censé être personnalisé, nous pouvons visionner des films en cabine ou sur grand écran, tournés par Ilya Khrzhanovsky et doublés par des stars comme Isabelle Huppert, Gérard Depardieu… Au programme aussi, des rencontres artistiques ou des expériences personnelles…Financée par Sergueï Adoniev, mécène de la culture dans son pays, cette vaste entreprise aurait pu s’inscrire en faux contre la russophobie actuelle mais le résultat n’est pas à la hauteur des ambitions. Cette événement en première mondiale à Paris a lieu sous l’égide de la Canadienne Martine d’Anglejan-Chatillon, productrice exécutive et à l’initiative de Ruth Mackenzie, directrice artistique du Théâtre du Châtelet. Ce théâtre a investi 150.000 € dans cette aventure, sur la dotation annuelle de quinze millions accordée par la Ville de Paris. Les treize films ont été tournés en Ukraine (sept cent heures de rushes), à l’Institut de physique quantique qui a été reconstruit pour l’occasion, avec des invités participant bénévolement à ce voyage dans le temps. Et chacun a gardé son nom et sa fonction sociale dans une sorte de loft où on imposait des règles strictes. En cas de non-respect, il avait une punition! Dans ces films de qualité médiocre, on reconnaît de nombreux artistes qui ne jouent pas leur propre personnage mais des rôles comme l’acteur, chef d’orchestre et musicien gréco-russe. Teodor Currentzis (Lev Landau), la danseuse Maria Abashova ou le metteur en scène de théâtre bien connu en France Anatoli Vassiliev : comment s’y retrouver dans ce méli-mélo ? Autre question, soulevée par ces films: les punitions, souvent sexuelles qui traumatisent les spectateurs, malgré ce qu’on nous a dit à propos du viol de Natasha: «Elle est maîtresse de ce qu’elle fait». La Russie soviétique, ici, se résume au sexe (une pornographie racoleuse) et à la consommation d’alcool quasi-permanente. Quant aux autres manifestations artistiques, avec Mikhaïl Rudy, un pianiste français d’origine russe, Brian Eno, ou Edna Stern, une pianiste israélo-belge, difficile de se faire une idée de l’heure exacte de leur programmation, car personne pour nous informer, alors que l’on déambule de longues heures dans les lieux. Les appartements de l’époque soviétique, soit disant reconstitués au dernier étage du Théâtre de la Ville, ressemblent plus à une grande brocante. Des mots prétentieux sont affichés sur les murs intérieurs du Châtelet : Sadism/Performance/ Hysteria… Le tout condensable en deux noms : propagande et provocation.
Une déambulation qui n’a rien de novateur; de grandes troupes de théâtre, notamment de rue, ont pratiqué ce type d’immersion entre fiction et réel. (voir ci-dessous le texte de Jacques Livchine). Ce DAU, à la fois ambitieux et racoleur, ne vaut pas le déplacement. Nous retiendrons la beauté des lieux en travaux comme la salle du Théâtre de la Ville presque vide ou la cage de scène du Châtelet, avec une « installation »: quelque dizaines de fils pendouillant, et la terrasse magique où l’on peut écouter un extrait du Concerto pour violon de Tchaïkovski et admirer la Victoire en bronze doré du sculpteur Louis-Simon Boizot (1743-1809) au sommet de la fontaine, dite du Palmier, édifiée sur la place du Châtelet et commandée par Napoléon à son retour d’Egypte.
Jean Couturier
Munie d’un visa difficilement obtenu sur le site de DAU où il faut d’abord répondre à vingt-deux questions sur sa vie sexuelle, sa petite enfance ou sa probité morale, nous voilà immergée dans le labyrinthe des couloirs, sous-sols et escaliers des théâtres jumeaux de la place du Châtelet. Ici point de guide, ni de cohérence comme cela l’était dans les parcours théâtraux créés jadis par Klaus Michael Grüber pour son Faust-Salpêtrière (1975) dans la grande chapelle de l’hôpital de la Pitié, ou par André Engel pour Hôtel moderne (1979), un voyage organisé dans l’univers de Franz Kafka (La Colonie pénitentiaire) avec de petites chambres d’hôtel individuelles reconstituées dans un ex-bâtiment administratif à Strasbourg. Loin aussi des installations mémorielles de Berlin, comme le Palais des Larmes, l’ancienne salle des pas-perdus à la gare de Friedrich Strasse où des familles déchirées se disaient adieu après la partition de l’Allemagne. Rien à voir non plus avec une belle exposition dans une ancienne brasserie transformée en complexe culturel où était retracée la vie quotidienne en Allemagne de l’Est. La ville de Berlin a d’ailleurs rejeté en partie le projet DAU : Ilya Khrzhanovsky voulait faire reconstruire un pan du Mur de sinistre mémoire!
Touristes au pays des Soviets, nous avons donc du mal à nous repérer malgré un plan soigneusement imprimé: le fléchage s’avère ne correspondre à rien malgré les mots ronflants inscrits en anglais sur les murs : Guerre, Histoire, Hystérie, Rejet, Corps, Animal, Maternité… Les nombreux ouvreuses et ouvreurs ne peuvent donner plus de précisions sur les films projetés comportant des images violentes de beuverie et de baise, quand le scénario ne s’enlise pas dans des bavardages sans intérêt, saupoudrés de considérations existentielles. Dans l’une des cabines qui accueillent, un à un, les spectateurs, pour un tête-à-tête avec un intervenant recruté pour l’occasion, on peut apprendre que le public est composé de «bobos», et qu’on est «loin des gilets jaunes » ( sic). Dans les couloirs, on entend toutes sortes de langues », précise l’ intermittent du spectacle qui me reçoit; il est là, dit-il , «pour nous tirer les vers du nez, recueillir nos impressions, nous sonder. »
L’entretien devrait être filmé mais dans la cabine, point de caméra : on respire! Selon lui, les intervenants dans les cabines voisines sont des psychologues, avocats, comédiens, recrutés par réseau et à la suite d’entretiens très intimes (avec des questions du même genre que celles posées pour l’obtention du visa). Ils ne seraient même pas venus pour l’appât du gain -le salaire est minime- mais par curiosité. Même motivation pour le public: deux amies, arrivées spécialement de Moscou pour le week-end, avouent avoir été attirées par la nouveauté : «On n’est pas prêt de voir des choses comme ça chez nous, à cause de la censure ! »Une artiste russe, installée depuis longtemps en France, veut redécouvrir un pan de son histoire et ce projet artistique l’intrigue. Quelques Français sortent d’une salle de projection en faisant la grimace : ce théâtre, dit «immersif », a déjà fait son apparition depuis quelque temps chez nous et fait fureur aux Etats-Unis, en Angleterre et en Allemagne (voir Coming Society in Le Théâtre du Blog).
L’expérience du spectateur reste donc très parcellaire et superficielle, ou alors il faudrait prolonger sa visite au-delà de quatre heures et supporter les fastidieuses projections ! Dans les appartements reconstitués au Théâtre de la Ville, on peut jouer aux cartes avec une vieille dame, parler avec un intellectuel, ou encore se faire exorciser par un authentique chamane de l’Altaï (Sibérie Orientale). Mais impossible de connaître les horaires. Difficile aussi de repérer la quarantaine d’œuvres d’artistes «non conformistes» des années cinquante, prêtées par le Centre Georges Pompidou et réparties entre les théâtres de la Ville et du Châtelet.
Au Centre Georges Pompidou, justement, on trouve l’installation promise au fin fond du musée d’art contemporain… Elle reproduit un petit appartement du fameux Institut physico-technique d’Ukraine que Lev Landau a dirigé et qu’Ilya Khrzhanovsky a reconstruit pour le tournage de ses films… Il y a un cartouche avec quelques explications, et une pancarte nous intimant l’ordre de ne pas faire de bruit. Nous entrons dans un couloir noir. On voit derrière la vitre d’un œil-de-bœuf, la tête sinistre d’un homme éclairée par un faible pinceau lumineux. Vraie, ou pas? Evidemment sculptée en résine (manquent les poils de barbe !). Puis on avance dans un autre couloir tout aussi noir. Et de chaque côté, on découvre, par d’autres œils-de-bœuf, reconstituées, deux chambres étroites. Dans l’une, un lit d’une place, une chaise et un tableau noir couvert d’équations: dans l’autre, une lit identique, un bureau couvert de papiers, un lampadaire avec un abat-jour au tissu plissé jaunasse hors-d’âge. Il y aussi une cuisine avec une petite table pour prendre des repas à trois, une gazinière et un évier sommaire avec à côté un cuvette en fer émaillé qui sert aussi à la toilette. Derrière la vitre, un comédien (jouant Lev Landau?) feuillette un livre devant la bibliothèque. Avec un peu de patience, on le verrait peut-être se faire chauffer de l’eau dans la bouilloire. Qui sait? Il n’y a personne pour nous renseigner. Et on n’a pas vraiment envie de s’attarder…
Que nous raconte Ilya Khrzhanovsky en nous convoquant à ce vaste capharnaüm censé être un “biopic“ de Lev Landau ? Le sait-il lui-même ? Il voulait, dit-il, «rendre compte du décalage entre la stature publique de cette figure du soviétisme, et la liberté qu’il s’est accordée dans sa vie privée».
Mireille Davidovici
Au moins, au Théâtre de la Ville comme au Châtelet, nous sommes livrés à nous mêmes, et on imagine ce l’on veut. On se perd, il y a des sens interdits partout et un personnel de sécurité devant chaque porte. Tout le monde les interroge mais ils ne savent même pas ce qu’il y a au bout du couloir. Question malaise, c’est réussi. Au bar Kino Sex, il y a des sofas et on vend une dose de vodka à 5 €. Le barman m’en fait goûter au raifort, à la cerise, etc… avant de me servir celle que j’ai choisie. Il n’y connait rien et c’est tout bénéfice : la grande tasse en aluminium est très bien remplie de vodka mais pas glacée comme elle devrait l’être ! Le congélateur est en panne, ça, c’est clairement soviétique… Bien imbibé, je titube un peu dans les escaliers.
Quatre heures de déambulation libre : on passe du chaud au froid et on nous propose sept cent heures de cinéma à voir en cabine. Les films ont été tournés dans un immense loft où quatre cent personnes auraient été invitées à Karkov à revivre l’U.R.S.S. pendant deux ans. Je regarde pendant trente-cinq minutes, c’est assez fade, même si, parfois, il y a un peu de porno.
On m’invite dans une autre cabine où je peux parler de n’importe quoi, pendant vingt minutes avec Rosa, réputée bonne écouteuse. Tout est enregistré mais soit on efface, soit on garde ce que nous avons dit. Au choix. J’ai aimé cet exercice. Etre écouté, c’est un luxe, mais cela ne date pas d’hier: il y avait autrefois déjà quelqu’un (depuis aux manettes du Théâtre du Blog) qui faisait cela dans une petite caravane, loris de l’opération Aix, ville ouverte aux saltimbanques, une menée par Jean Digne dès 1973…
Il n’y a qu’un moment impressionnant: un vieux chanteur de l’Altaï de type asiatique à la voix rocailleuse, chante dans une chambre style années cinquante; il s’accompagnait au son d’une petite harpe bricolée. Un chaman me fait une cérémonie un peu ridicule, me fouette mais on dirait des caresses; il agite du thym en feu et jette le mauvais sort par la fenêtre. Folklorique. En fait, rien ne m’étonne. J’ai la sensation d’avoir déjà tout vu. Même les reconstitutions d’appartements russes avec des bouts de vie à l’intérieur: en dix fois moins bien que dans le Safari intime de l’Opéra Pagaî vers les années 2.000, dirigé par Cyril Jaubert. Dans des appartements prêtés, éventuellement scénographiés, les habitants assumaient un rôle. Occuper un bâtiment en travaux, avec interventions d’artistes ? Pareil: le groupe Ilotopie l’avait fait au festival d’Avignon, il y a au moins vingt ans… Thé à la rue, une compagnie créée en 1995 par Sophie Mesnager et Amédée Renoux, elle aussi, est allée beaucoup plus loin avec Dévêtu(e) aux Bains romains de Mulhouse… Mais là, on est pratiquement et sans cesse en-dehors de toute innovation…
Le théâtre de rue avait déjà inventé beaucoup de choses, mais comme c’était gratuit, il a été classé « théâtre pour les pauvres» avec le mépris qui va avec. Il a pourtant été dix fois plus innovant mais n’a jamais eu l’idée et n’a jamais pu occuper un lieu «légitimant» comme ces grands théâtres en travaux ou le Palais de Tokyo à Paris. Et jamais, nous n’aurions osé mettre un prix d’entrée à 35 € ! Jamais, nous ne sommes adressés à l’élite de la critique du spectacle et des arts plastiques. Alors, on nous a placé en bas de l’échelle des valeurs théâtrales.
J’avance une idée idiote: quand, dans trente ans, on parlera du théâtre du siècle dernier, on ne citera sans doute plus Antoine Vitez, Jérôme Savary, Patrice Chéreau, Giorgio Strehler, Roger Planchon, Joël Pommerat, Alain Françon, Olivier Py… On évoquera peut-être encore Ariane Mnouchkine comme celle qui était restée sur les valeurs de Jean Vilar. Il restera le mouvement des arts de la rue qui aura été la seule innovation de la seconde partie du XX ème, et des premières années XXI ème siècle. Mais, comme d’habitude, je ne suis pas de mon avis…
Jacques Livchine, metteur en songes
Jusqu’au 17 février, Théâtre de la Ville, Théâtre du Châtelet, place du Châtelet Paris Ier et Centre Pompidou, place Georges Pompidou, Paris IV ème (horaires habituels). Les deux théâtres sont eux pour l’occasion ouverts sept jours sur sept et 24 heures sur 24.