Trans (mes enllà) de Didier Ruiz
L’enfermement, un thème remarquablement mis en scène dans Une longue Peine (2016) toujours à l’affiche, se manifeste à nouveau mais sous un autre visage, dans la dernière création de Didier Ruiz: «J’ai eu envie, dit-il, de continuer à interroger l’enfermement, avec ceux qui ne se reconnaissent pas dans le corps avec lequel ils sont nés ou avec l’identité qui leur a été attribuée. »
Ici, le geste théâtral demeure porté par une parole politique et poétique singulière. Envisager le travail de Didier Ruiz comme théâtre documentaire ne suffit pas et lui-même le qualifie de « non pas documentaire mais de l’humanité». Les questions et thèmes abordés dans ses créations comme le parcours effectué pour leur mise en scène, se révèlent sensibles, brûlants parfois, pour ne pas dire risqués. Aucun doute : le théâtre se vit chez Didier Ruiz comme un acte total au service d’un engagement artistique mais aussi de citoyen libre. Et depuis plus de quinze ans avec sa compagnie des Hommes, il a fait de la création participative, l’un de ses outils. Une pratique qui rassemble dans un même mouvement, des spectateurs, des personnes qui ne sont pas du métier théâtral, et qu’il appelle «innocents» ou «intervenants» et, avec ou sans eux, des comédiens comme il dit: «professionnels du mensonge».
Trans (Més Enllà), réunit sept hommes et femmes, tous espagnols. Leurs voix, leurs corps et leurs expériences en témoignent: dans une société opposant les sexes, ce sont des dissidents. Ils interrogent ainsi la norme, la solitude, la marginalité mais aussi la liberté et le fait d’accepter la différence et l’Autre. «Quoique tu fasses, tu es unique » proclame l’un d’eux et cela n’a pas de prix. Tomeo Vergés, chorégraphe et fidèle compagnon depuis 2011 est venu compléter le regard du metteur en scène. «Son apport, dit-il, me semble essentiel pour accompagner et guider les corps.»
Neus, Clara, Danny, Raùl, Ian, Sandra, et Leyre, à travers leurs humeurs, leur chemin de vie et la charge de cruauté qu’ils doivent supporter, nous ouvre les yeux sur le monde si décrié de la transsexualité! La grâce des corps chargés d’émotion et dans l’urgence du dire, la voix de ces intervenants éveillés par la lutte, le désir de vérité, s’emparent du public qui est subjugué.
Comme dans plusieurs de ses spectacles, nous retrouvons une scénographie épurée d’Emmanuelle Debeusscher, avec au centre du plateau nu, deux parois convexes décalées l’une de l’autre. La parole et le corps occupent tout l’espace avec une grande sobriété mais sur ces façades, sont projetées des images de synthèse: des fleurs et plantes mouvantes et colorées mais aussi des figures abstraites réalisées par de jeunes créateurs issus de l’Ecole des Gobelins, comme pour rythmer les entrées et sorties des acteurs et la révélation de leurs paysages intimes. Parfois des lumières bleutées ou rosées servent d’interludes entre les récits et donnent à l’espace et aux mots intimes -pudiques mais sans détour- des transsexuels, une dimension poétique d’une grande humanité.

Le metteur en scène parvient d’une prise de parole à l’autre, à créer progressivement une atmosphère dramatique hors temps, soutenue à merveille par la composition musicale d’Adrien Cordier. Naît alors une réelle complicité et une écoute bienveillante du public. Mépris, préjugés et méfiance, soudain mis de côté, s’éloignent et il y a ici comme un sentiment de paix. L’échange entre scène et public aurait-il eu lieu ? Le respect de la différence s’est imposé avec noblesse grâce à la théâtralité. A travers cette réalisation, être déjà ou devenir trans n’est plus vécu comme une anomalie malsaine, voir dangereuse. Chaque intervenante ou intervenant, est d’une présence, d’une sincérité et nous procure une rare émotion: Didier Ruiz, loin des clichés, ne tombe jamais dans l’univers fantasmé de la nuit et du music-hall. Tous ceux qui ont été choisis par lui ont une vie familiale et socio-professionnelle assez classique. La sélection cependant n’a pas été facile : «J’ai rencontré trente-deux personnes pour en garder sept. Trois hommes et quatre femmes. La plus jeune, Leyre, a vingt-deux ans et la plus âgée, Clara, soixante. »
Une fois encore, à l’image d’ Une longue peine et de ses autres créations, « la parole accompagnée » principe dramaturgique élaboré avec rigueur par Didier Ruiz, ne tombe ni dans le pathos, la vulgarité ou la leçon de morale. Rien ici de déjà vu et entendu ! Et la prise de parole par le dionysiaque, l’étonnement et la beauté, habitent toute sa démarche théâtrale. Il s’empare ici avec finesse mais aussi avec violence et intelligence, de ce thème délicat mystérieux ! Ce spectacle surprenant de Didier Ruiz, au cœur de la complexité humaine, nous saisit au plus profond de nos secrets et pensées. A ne pas manquer !
Elisabeth Naud
Spectacle joué au Théâtre de la Bastille 76, rue de la Roquette, Paris XI ème, du 4 au 10 février.
Le 12 février au Théâtre de Chevilly-Larue. T. : 01 41 80 69 60. Le 14 février. Théâtre de Fontenay-sous-bois. T.: 01 49 74 79 10
Du 6 au 10 mars, Teatre Lliure. Barcelone (Espagne). Le 28 mars, Théâtre Paul-Eluard à Choisy-le-Roi (Val-de-Marne). T. : 01 48 90 89 79.
Les 9 et 10 avril , FIND 2019/Schaubühne, Berlin.
Le 14 mai, à La Filature-Scène nationale de Mulhouse (Haut-Rhin). T. : 03 89 36 28 28. Et le 16 mai, Théâtre de l’Agora-Scène nationale d’Evry (Essonne). T. : 01 60 91 65 65.