L’Imparfait du temps passé de Grisha Bruskin, 324 épisodes de la vie d’un artiste russe, traduit du russe par Christine Zeytounian-Beloüs
On peut voir dans ce volume une sorte d’archétype de l’art du livre, un acte de résistance de l’art contre la technique. A l’heure du triomphe du numérique, quand le livre électronique est en voie de détrôner le livre sur papier, il est réconfortant de tenir dans les mains un livre qui pèse son poids. Mais ce n’est pas seulement une suite de mots sur une tablette mais un véritable objet d’art de Jean-Michel Place. Ce cadeau semble venir d’un autre temps. L’Imparfait du temps passé n’est pas un livre d’écrivain, encore moins de littérateur mais d’un artiste, sans être pour autant ce qu’on appelle un « livre d’artiste ». Grisha Bruskin, spontanément, intuitivement, a trouvé la clé pour échapper au syndrome autobiographique. Le recueil bien agencé des épisodes de sa vie est un anti-roman mais ce sont aussi des anti-mémoires, non au sens que lui donnait André Malraux, mais à celui que lui prêtaient Henri Bergson, Gilles Deleuze et bien entendu, Marcel Proust, que Samuel Brussell cite fort justement dans une belle préface. Et, dans le sillage de Joseph Czapski, comme avec A la Recherche du temps perdu, cet Imparfait du temps passé est un formidable remède contre la déchéance.
Chaque lecteur y trouvera la foi dans la résurrection d’une vie dont chaque pas nous rapproche un peu plus de la déchéance finale.En forant le puits de sa mémoire affective, Grisha Bruskin en tire des pépites qui, en affleurant à la surface, sont autant d’épiphanies d’un monde parallèle et spirituel qui est sans doute à la source de son œuvre artistique. Mais on ne saurait oublier que ces extractions poétiques se rapportent à son enfance en Union Soviétique. Contrairement aux esprits chagrins qui ne tirent de leur expérience que des malédictions contre les hommes ou contre Dieu, Grisha Bruskin porte sur le monde une vision sereine qui reste celle de l’enfant qu’il a été dans « l’empire du mal ».
Et au-delà des stéréotypes et des batailles idéologiques, il nous rappelle qu’en Union soviétique il n’y a pas eu seulement le goulag, les répressions, la censure, mais un mode de vie empreint d’une poésie dont il a su garder l’arôme et il nous le rend ici avec humour et nostalgie. Ses vignettes verbales sont illustrées par des photographies ou des reproductions de ses sculptures et tableaux. Et cela montre que pour lui, les mots appartiennent au même univers que ses œuvres d’art.
Sous l’apparence trompeusement rétrograde d’un retour au au passé et d’un art conceptuel dématérialisant le vivant et nous donnant en pâture des squelettes desséchés mais sacralisées par la mode. Avec ces instantanés qui tressent un éternel retour, Grisha Bruskin sort de la littérature, de l’histoire et du temps passé, pour nous les restituer et il s’expurge ici de l’imparfait, pour entrer dans le futur antérieur…
Gérard Conio
Le livre est paru aux Nouvelles Editions Place.
Corps parlant, corps vivant, Réponses littéraires et théâtrales aux mutations contemporaines du corps
Etudes Théâtrales est une publication bi-annuelle du Centre d’études théâtrales de l’Université catholique de Louvain. Ce riche numéro comprend vingt-trois textes réunis par Jonathan Châtel et Pierre Piret. «Penser le corps constitue à n’en pas douter un défi majeur de la littérature et du théâtre (mais aussi du cinéma et des arts) contemporains.» (… ) «Mais que dire du corps lui-même ? Pour orienter la réflexion, une distinction nous a paru opératoire qui donne son titre au colloque : celle du corps parlant et du corps vivant. »
Effectivement, depuis une cinquantaine d’années, le théâtre et le spectacle en général ont tenté de résoudre une question aussi complexe que fondamentale : l’expression par la parole d’un corps en scène vivant donc parlant (ou enregistrée parce qu’il était absent de la scène ou décédé) et à la suite de Freud, le corps comme instrument parfois pré-textuel d’une gestualité scénique a fini parfois même à se substituer à la parole. Comme l’avaient réalisé il y a déjà un demi-siècle mais dans des genres radicalement différents, les Polonais Jerzy Grotowski et Tadeusz Kantor, l’ltalien Eugenio Barba et son Odin Teatr, ou des Américains comme Judith Malina et Julian Beck, Meredith Monk, John Vaccaro ou le merveilleux marionnettiste Robert Anton. Mais reste à savoir, disent les concepteurs de ce numéro, comment cette dialectique du corps et des discours se noue-t-elle d’époque en époque. Comment la littérature et le théâtre en rendent-ils compte ? Ont essayé de cerner ces relations, des intervenants issus d’horizons différents à un colloque à l’Université de Louvain-la-Neuve en 2014…
Ce volume issu des contributions à ce colloque fait l’objet de quatre «mouvements» : Le Corps subjectif, Le Corps aliéné, Le Corps subversif, Théâtre, corps et texte. Et la plupart des textes font référence à des spectacles contemporains qu’il vaut mieux avoir vus pour bien saisir la signification de ce matériau aussi exceptionnel que le corps humain, réel et/ou incarné par une marionnette comme chez Ilka Schönbein. Comme l’explique bien Sandrine Le Pors dans un article consacré au travail de la grande comédienne et créatrice allemande. Son théâtre, dit-elle, «se joue dans le corps-à-corps ou dans ce tête à tête entre le petit corps de l’enfant et le grand corps de l’adulte- l’un et l’autre étant des autant des partenaires de jeu que des adversaires : dans Chair de ma chair, la mère tente ainsi d’étrangler sa fille alors qu’elle dit ne pouvoir vivre sans elle. » Et l’auteure insiste avec raison sur les interférences entre le dire et le voir, avec des images, une voix parlée, la musique et le chant chez Ilka Schönbein. Ce qui fait toute la richesse de ses spectacles mis en scène avec une extrême précision.
Il y a aussi dans cette première partie une analyse de La Dispute de Marivaux où, dit Pierre Piret, le dramaturge met en lumière la condition corporelle du personnage «Le narcissisme situe le corps dans le registre de l’avoir : c’est à un corps à la fois sien et autre qu’Eglé se confronte. » L’auteur analyse aussi de façon remarquable la crise du personnage dans Pas moi de Samuel Beckett et à l’inverse, le récit autobiographique sur fond de dérégulation de l’identification corporelle dans Les Garçons et Guillaume, à table de Guillaume Gallienne. On ne peut citer tous les articles mais dans la seconde partie, Le Corps aliéné, celui d’Estelle Mathey consacré au travail de Jacques Rebotier est tout à fait intéressant. Elle analyse les rapports que dans La description de l’omme, ce créateur a mis au point: avec une poétique du corps, il «subvertit le discours scientifique de genre encyclopédique pour faire émerger la nécessité d’une parole incarnée.» A noter aussi un texte de la théoricienne et rédactrice en chef d’Etudes Théâtrales, Véronique Lemaire à propos de El Año de Ricardo d’Angelica Liddell d’après Richard II de Shakespeare. Dans cette performance (2008), l’auteure et comédienne faisait de son corps un discours où elle mettait à mal la notion de démocratie. Dans la partie Le Corps subversif, Jean-Pierre Sarrazac analyse avec une grande pertinence le corps gestuel et viscéral dans les textes théâtraux de Franz-Xaver Kroetz reliés aux didascalies, une sorte de sous-texte capital chez cet auteur. Et il insiste avec raison sur leur grande qualité littéraire et pose aussi la question de savoir quelles sont les limites du jouable. Jusque là un interdit juridique n’admet en effet ni la copulation réelle, la coprophilie, ni la défécation ni la présence de cadavres humains. Mais tolère depuis longtemps le nu masculin ou féminin, la masturbation discrète et la fellation… comme dans le dernier spectacle d’Angélica Liddell, même dans un théâtre national comme la Colline… Dans les années 75, le metteur en scène John Vaccaro avait été condamné à une amende par le tribunal d’instance de Bruxelles après deux jours de débats à Bruxelles pour pornographie. Une association de « protection de la jeunesse” avait porté plainte. En cause: dans Cockstrong (en slang new-yorkais: sexe puissant!) une jeune et belle actrice seulement vêtue d’une petite gaine et de bas noirs se masturbait quelques secondes sur un coin de table… Et à la fin, un grand phallus suspendu au dessus de la scène et de la salle, branché sur la lance à incendie des pompiers éjaculait quelques litres d’eau sur le public ravi d’être ainsi rafraîchi… Autres temps, autres mœurs!
Dans le dernier corpus du volume Théâtre, corps et texte, Knut Ove Arntzen, professeur d’études théâtrales à l’université de Bergen (Norvège), rend compte du bouleversement scénique en Norvège qu’a été, dit-il, dans les années quatre vingt dix (mais ce phénomène d’hybridation avait déjà eu lieu vers 1960 avec l’intrusion des arts plastiques sur les plateaux de théâtre aux Etats-Unis, en France et en Allemagne avec entre autres John Cage, le mouvement Fluxus, le happening, la performance, la danse contemporaine… A signaler aussi une étude de Catherine Naugrette sur le costume de théâtre au statut assez équivoque et rarement bien adapté au corps qu’il abrite. Et souvent raté comme Roland Barthes l’avait déjà remarqué dans son article bien connu sur Les Maladies du costume de théâtre.
On aurait bien aimé que ce volume assez touffu soit accompagné d’un support vidéo des spectacles dont parlent les auteurs mais on peut toujours aller à la pêche, même aléatoire, sur Internet. Il est en tout cas d’une grande richesse et peut apporter beaucoup d’éléments théoriques à des enseignants de lycée ou de fac spécialisés dans les études théâtrales.
Philippe du Vignal
Editions Academia L’Harmattan, Grand-Place, 29 B-1348 Louvain-la-Neuve (Belgique). Prix : 20 €.
Centre d’études théâtrales, Place de l’Hocaille, 4 1348 Louvain-la-Neuve.