Qui a tué mon père d’Edouard Louis, mise en scène de Stanislas Nordey
Qui a tué mon père d’Edouard Louis, mise en scène de Stanislas Nordey
Après Retour à Reims de Didier Eribon, mis en scène par Laurent Hatat en 2014, puis cette année par Thomas Ostermeier, les deux metteurs en scène adaptent au théâtre Histoire de la violence d’Edouard Louis. Didier Eribon se livre à une introspection sociologique dans Retour à Reims et Edouard Louis, avec Histoire de la violence, en veut à son père ouvrier de lui avoir fait subir dès l’enfance, sa différence de «queer».
Avec Qui a tué mon père, la haine du fils ne se dirige plus contre le père mais contre l’iniquité sociale des conditions de vie qui empêche les plus fragiles et les moins bien lotis, de vivre librement leur jeunesse et leur maturité. Ces intellectuels ont vite quitté le foyer familial pour aller vivre libre à Paris. Ces œuvres participent aussi de La Misère du monde (1993) de Pierre Bourdieu et leurs auteurs, à une génération près, sont nés à Reims pour Didier Eribon et dans le Nord pour Edouard Louis, au temps où déclinaient déjà les industries pourvoyeuses d’emploi pour des travailleurs qualifiés, ou pas.
Dans Qui a tué mon père, l’auteur stigmatise Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, Xavier Bertrand, François Hollande, Manuel Valls, Emmanuel Macron qui ont pris des décisions politiques, en ignorant la réalité sociale quotidienne des ces régions… Revenir toujours à l’enfance, et tenter de comprendre enfin son histoire socio-familiale. Barrière symbolique insurmontable, veto moral d’autocensure, et indignité ressentie : ces jeunes gens ne s’autorisent pas à faire siennes les études, la Culture et la reconnaissance des autres. Edouard Louis analyse avec des mots précis le chemin qu’il a parcouru, en observateur sensible et témoin attentif de ce que ses père et mère ont fait de leur vie. Ou plutôt du trop peu que l’existence leur concéda, accablé qu’ils sont dans une gêne économique. Un point de vue qui rappelle l’autobiographie lumineuse d’Annie Ernaux, qui s’est comme femme, ré-emparé de son existence dans Les Années, L’Evénement, La Honte…
Edouard Louis revoit son père diminué à cinquante ans par un accident du travail dans son usine: «Si l’on considère la politique comme le gouvernement de vivants, par d’autres vivants, et l’existence des individus à l’intérieur d’une communauté qu’ils n’ont pas choisie, alors, la politique, c’est la distinction entre des populations à la vie soutenue, encouragée, protégée, et des populations exposées à la mort, à la persécution, au meurtre.» Stanislas Nordey joue l’auteur et le personnage de Qui a tué mon père. D’abord en manteau sombre, puis en blouson sport orangé et enfin en T-shirt. Et il raconte cette histoire en scandant avec force le texte, debout le plus souvent, à la fois patient et inquiet, en arpentant le plateau. Il donne aux mots leur pleine teneur poétique, avançant toujours plus loin dans l’élucidation du sens. Bribes de souvenirs et images récurrentes d’enfance à la façon du Je me souviens de Georges Perec: l’adulte conserve en lui la trace indélébile de ce qu’il a été.
Sur les trois murs de scène, des photos de quartiers péri-urbains et quand la neige tombe longuement, on est proche des personnages très seuls de Par les villages de Peter Handke, cité dans le texte. Autour du protagoniste, des mannequins représentent le père assis à une petite table avec ce fils qui n’en finit pas de s’adresser à lui, comme à un maître qui se tait. Mais ce père se cache le visage dans sa main, et peu à peu, surgissent d’autres figures paternelles, l’une assise par terre, l’autre recroquevillée, une autre allongée ou bien levée et comme marchant dans une autre direction : tous tournent le dos au fils. Ils ne se rencontrent guère, même s’il porte son père affaibli dans ses bras… Un rappel lointain d’ Enée fuyant Troie avec, sur le dos, son vieux père Anchise. Mais ici c’est plutôt un homme portant un gisant, dans un geste d’humanité. Tous les pères sont alors déposés hors du plateau, sur les côtés. Reste le fils qui construit son être au monde, en se tissant des raisons de vivre.
Véronique Hotte
Jusqu’au 3 avril, La Colline-Théâtre National, 15 rue Malte-Brun Paris, XX ème. T. : 01 44 62 52 52.