Bérénice de Racine, mise en scène de Gaëtan Vassart et Sabrina Kouroughli
Bérénice de Racine, mise en scène de Gaëtan Vassart et Sabrina Kouroughli
Cette tragédie en cinq actes et quelque mille cinq cent alexandrins fut créée avec succès en 1670 après que l’ait été sur le même thème, Titus et Bérénice de Corneille et aussi inspirée de l’historien romain Suétone. Soit l’histoire des amours tragiques de Titus, l’empereur romain et de la reine de Palestine. Il avait dû se séparer d’elle et la renvoyer. Parce que les institutions romaines ne le permettaient pas, parce qu’aussi, il ne voulait pas renoncer au pouvoir royal qu’il venait d’hériter de son père récemment disparu: «Rome, dit Paulin, le confident de Titus, par une loi qui ne se peut changer, N’admet avec son sang aucun sang étranger, Et ne reconnaît point les fruits illégitimes Qui naissent d’un hymen contraire à ses maximes. » Dix ans après, elle sera la deuxième pièce après Phèdre à inaugurer la Comédie-Française, la nouvelle troupe royale, de nouveau avec la créatrice du rôle-titre Marie Champmeslé. La pièce est ensuite bizarrement tombée dans l’oubli mais fut redécouverte à la fin du XIX ème, avec une mise en scène de Mounet-Sully.
Au vingtième siècle, elle est devenue avec raison une pièce-culte de Racine et a souvent été montée. Entre autres par Roger Planchon en 66 avec Samy Frey et Francine Bergé. Mais aussi à la Comédie-Française en 84 par Klaus-Michael Grüber avec Ludmilla Mikaël et Richard Fontana. Deux mises en scène absolument remarquables et que nous avons encore en mémoire. Et en 2006, par Jean-Louis Martinelli en Avignon avec Marie-José Ferdane et Patrick Catalifo. Enfin, mais de façon vraiment approximative par Célie Pauthe l’an passé (voir Le Théâtre du blog) dont la mise en scène avait eu au moins le mérite de mettre en valeur Mounir Margoum, jeune et excellent acteur dans Antiochus.
Depuis la mort de Vespasien, son père, Titus lui a succédé et vit à Rome avec Bérénice, reine de Palestine. Et ils doivent se marier. Antiochus, roi de Commagène, un ami très proche de Titus, lui, est en secret amoureux de Bérénice depuis longtemps et lui avoue qu’il l’aime et qu’il va donc devoir quitter Rome. Mais Titus consulte les assemblées et vu leur avis négatif, décide de renoncer à épouser cette reine. Il envoie Antiochus le dire à Bérénice qui est incrédule. Titus arrive et lui confirme ce que son ami lui a dit mais la supplie de rester avec lui. Un compromis que refusera Bérénice. Les amants, dans une dignité absolue, finissent par accepter cette séparation. Mais aucun suicide en vue même s’ils en parlent. Titus comme Antiochus et Bérénice font face à leur devoir : ils perdront tous les trois une partie de leur raison de vivre et ne se reverront plus jamais, mais au moins leur amour et leur gloire seront restés intacts. Un scénario des plus habiles écrit par un écrivain de trente et un ans, qui respecte à la lettre les trois unités de temps, de lieu et d’action. Sans que cela paraisse artificiel. Et plus de trois siècles après, écrite dans une langue poétique admirable et restée tout à fait compréhensible, cette tragédie, très souvent jouée en France et dans les pays francophones garde une force théâtrale exceptionnelle.
Aucun sang ne coule ici, personne n’est en danger de mort, les trois protagonistes refusent le suicide et il n’y a aucun coup de théâtre mais les mots -c’est la grande force de la pièce- agissent parfois comme des poignards. Dans cet affrontement, Racine met en scène avec une grande habileté, la séparation inéluctable du couple royal dont l’amour n’est jamais remis en cause et de son ami commun, lui aussi Roi, pour des raisons à la fois politiques et personnelles. Ils refusent tout compromis qui entacherait leur dignité à tous les trois. Autrement dit, chacun accepte de perdre, quitte à démolir son rêve et est obligé de se dépasser. Reste à construire à regret son «monumentum» : une image exemplaire de soi-même pour les générations actuelles et futures. Bref, Titus, Bérénice et Antiochus doivent pouvoir continuer à se regarder dans un miroir. Quand on hésite, disait de Gaulle, il faut choisir ce qui est le plus difficile. Mais reste à trouver justement ce qui est le plus difficile, et là comment on fait? Le grand Charles se gardait bien de dire comment… Mais pourrait-on imaginer ici un compromis? Du genre, Antiochus généreux et restant le meilleur ami du couple, après que Titus ait quitté le pouvoir et se soit marié avec Bérénice, avant d’avoir deux ou trois enfants… Impossible! Sauf dans une courte parodie. Les trois héros sont bâtis pour quelque chose de plus exigeant et donc le bonheur de vivre ne sera pas au rendez-vous. Mais, comme le disait déjà Saint-Augustin: « Il ne faut pas perdre l’utilité de son malheur. »
«Bérénice, dit justement Gaëtan Vassart, raconte la perte des illusions. Cette amoureuse passera d’acte en acte de l’ignorance de sa situation au libre choix de son dépassement : l’incrédulité, la fuite en avant, la supplique, al révolte, le chantage à la mort par vengeance, l’acceptation d’une tristesse majestueuse et in fine la création du mythe de leur histoire. » Sur le plateau, un grand tapis de danse rouge rectangulaire, tout autour sur les trois côtés, des bancs en bois brut où les personnages qui ne jouent pas, resteront assis sauf à la fin. Aucun décor autre que des rideaux noirs et une douzaine de rampes verticales fluo blanches. Ce qui accentue le côté statique de cette mise en scène qui manque de rythme, sauf à la fin. Au dessus de la scène, une grande image vidéo en noir et blanc du visage d’un des personnages, déformé, apparaît à chaque début d’acte. Sans que l’on en comprenne bien la raison. Le fait pour les acteurs qui ne jouent pas dans une scène, de ne pas quitter le plateau n’est pas nouveau mais ne fonctionne jamais très bien. Et on se permet d’être sceptique quand les metteurs en scène disent que «cela permet de mettre le langage et le poème au centre ».
Côté distribution, le niveau est très inégal. Stéphane Brel (Titus) s’en sort à peu près mais Antiochus (Anthony Palliotti), engoncé dans un long manteau noir, a une diction parfois approximative et n’est guère crédible. Comme Paulin, le confident de Titus (que joue le metteur en scène). Seule Valérie Dréville, malgré un costume ridicule : une longue nuisette noire! est comme toujours des plus impeccables, elle a une belle présence et arrive à la fin à créer l’émotion. Surtout dans le dernier acte où enfin les protagonistes sont seuls en scène. Là enfin, il se passe quelque chose. Mais bon, l’ensemble a quelque chose de très sec et d’appliqué. Pourquoi des fumigènes, une chute de neige grise (Pompéi!) et ces rafales de musique électronique? Comprenne qui pourra. Et cette mise en scène ne nous a pas vraiment convaincu. Dommage. Reste l’admirable texte de Racine qu’on entend malgré tout.
Philippe du Vignal
Jusqu’au 24 mars, Centre Dramatique National du Val-de-Marne, Manufacture des œillets, 1 place Pierre Gosnat, Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne). T. : 01 43 90 11 11