Le Pays lointain de Jean-Luc Lagarce, mise en scène de Clément Hervieu-Léger

© Jean Louis Fernandez

© Jean Louis Fernandez

 

Le Pays lointain de Jean-Luc Lagarce, mise en scène de Clément Hervieu-Léger

 «Histoire d’un jeune homme, dit le personnage de Longue Date, qui décide de revenir su ses traces, revoir sa famille, son monde, à l’heure de mourir. Histoire de ce voyage et de ceux-là, perdus de vue, qu’il rencontre et retrouve.» C’était déjà l’histoire de Juste la fin du monde : Louis revient au « pays lointain » qu’il a quitté, celui de son enfance et de son adolescence -lui-même, au fond- pour annoncer sa mort prochaine à sa famille. François Berreur, cofondateur du théâtre de la Roulotte avec Jean-Luc Lagarce et éditeur de son œuvre (ils ont créé ensemble Les Solitaires intempestifs, titre d’un spectacle de la Roulotte), plaisante : «Comme Juste la fin du monde n’a eu aucun succès, Jean-Luc a décidé de le réécrire, en encore plus long.» Et là, ça devient très intéressant :  l’auteur a bien écrit «revoir sa famille, son monde».

De quoi est fait un homme ? Pas seulement de sa famille d’origine, de son milieu mais de tout ce qu’il a vécu, si furtif que ce fût, de désirs fugaces, de rencontres et malentendus oubliés. Ce qui fait du monde. Ce jour-là, comme dans les vingt-quatre heures de la tragédie classique, Louis boucle la boucle, s’acquitte de sa vie (c’est le sens du mot latin : defunctus vitae, qui a donné notre défunt). Mais peut-on vraiment régler les comptes ? Louis s’apercevra qu’il n’a pas compris grand-chose à son frère cadet, ni à sa petite sœur qu’il a quittée tout enfant. Et surtout, qu’il ne les a pas beaucoup écoutés. Il ne dira rien, donc de sa mort prochaine, lui que son frère Antoine accuse d’avoir toujours occupé le centre du tableau, de s’être fait plaindre…

La mise en scène de Clément Hervieu-Léger est très intelligente. Il fait entrer en scène tous les personnages en même temps ; rien, du reste, n’est indiqué là-dessus dans le texte. Ensemble, ils seront la double famille de Louis, la famille imposée et la famille choisie, plus une troisième : celle des comédiens. Et cela fera quatre avec le public. Les morts : le jeune amant mort le premier dans ces années SIDA, le père, déjà mort, se mêlent avec tranquillité aux vivants et se rencontrent en tout liberté, ce qui aurait été impossible dans la vraie vie, et c’est cela qui constitue, profondément, la vie de Louis.

On se rend compte que, sous sa forme de grand opéra, avec airs, récitatifs et chœurs Le Garçon incarne tous les garçons et Le Guerrier: tous les guerriers). Le Pays lointain est une pièce classique. Un seul lieu : une sorte de mur-frontière, entre ville et banlieue, entre campagne et zones industrielles, une vieille voiture, la voiture « familiale» et une cabine téléphonique, symbole d’une communication à l’ancienne, délaissée, coupée. Une unique journée : celle où Louis, accompagné de Longue Date, l’ami fidèle, vient rendre visite à sa famille. Une action unique, un projet : dire sa mort prochaine, ce qui ne sera pas réalisé et c’est bien là, le tragique. Cette concentration du temps, ce lieu mental qui permet de rassembler toute une vie, une vie ordinaire, avec ses côtés moches mais aussi la gaieté tendre d’un pique-nique sorti du coffre de la voiture, cela permet d’envisager l’approche de la mort. Rien n’est résolu, les frustrations et les malentendus subsistent, mais, au moins, Louis aura connu un moment d’expansion de la vie.

Voilà comment, à propos de la mise en scène simultanée des personnages, on se prend à parler de Louis, comme d’une personne qu’on aurait rencontrée. C’est Loïc Corbery, de la Comédie Française, qui l’incarne avec une légère distance souriante ou parfois s’efface. Clément Hervieu-Léger le dit bien: quand Louis semble s’absenter et laisser la place aux autres, tous les autres : «Ce n’est pas un vide, mais un creux, ou un jeu, comme entre deux pièces de puzzle qui ne s’ajustent pas exactement». Il le dit à propos de la langue particulière de Jean-Luc Lagarce, avec ses reprises et corrections perpétuelles qui disent autant la quête d’exactitude des uns que la timidité des autres. C’est vrai aussi du personnage central, axe, pivot de tous les autres, un peu “disjoint“. À côté de Loïc Corbery, il faudrait citer tous les autres comédiens dont Audrey Bonnet (Suzanne, la sœur) et Nada Strancar (la mère). Tous ont en commun une expérience de travail avec Clément Hervieu-Léger et la compagnie des Petits Champs, ce qui leur donne cet «air de famille» si nécessaire. La représentation dure quatre bonnes heures. Mais il faut savoir ce que l’on veut : c’est peut-être la durée nécessaire pour rassembler tous les mondes qui constituent un homme. Toute vie mérite le temps de ce bilan et peut-être même la recherche obsessionnelle du terme exact et le long procédé nécessaire pour y parvenir. Et le spectacle a le don de rendre le spectateur bienveillant.

Christine Friedel

Odéon-Théâtre de l’Europe,  Place de l’Odéon, Paris (VI ème),  jusqu’au 7 avril . T. : 01 44 85 40 40

La pièce est publiée aux éditions Les Solitaires Intempestifs.


Archive pour 20 mars, 2019

John de Wajdi Mouawad, mise en scène de Stanislas Nordey

John de Wajdi Mouawad, mise en scène de Stanislas Nordey

Crédit Photo : Jean-Louis Fernandez

Crédit Photo : Jean-Louis Fernandez

Un spectacle d’une délicatesse extrême et d’une audace rare, dont le thème des plus rudes: le suicide des adolescents ne supporte aucune désinvolture. Comment évoquer la douleur de jeunes gens dont la souffrance est indicible, la peine immense des proches parents et de la fratrie confrontés à l’inadmissible? Ce texte, un des premiers (1977) de Wajdi Mouawad- est une invitation à entendre ce qu’est le sentiment brut d’abandon et de perdition. John (Damien Gabriac) dans l’espace vide d’un gouffre intérieur, est seul en scène, avant que ne surgisse,  une fois arrivé l’acte fatal, sa grande sœur Nelly.

Une version légère du spectacle qui sera repris cette saison, a été créée pour le programme Education et Proximité, mis en place par le Théâtre National de Strasbourg, le Théâtre national de la Colline et la Comédie de Reims, selon un processus d’échanges entre élèves de lycées d’enseignement général et professionnel. Julie Moreau et Margot Segreto interprètent l’une ou l’autre la sœur de John. Emmanuel Clolus a conçu l’espace restreint de la chambre où John est assis sur une chaise, près d’une une table de nuit, sous les lumières de Philippe Berthomé. Et derrière lui, l’angle de cette chambre exiguë est dessiné avec le lit, façon Van Gogh mais sans couleurs.

Cette dérive adolescente, est le produit, dit l’auteur, de «l’intolérance envers soi-même, le dégoût de sa propre vie, le chagrin insondable des humiliations silencieuses…» La langue québécoise riche est gorgée de saveurs pimentées et de toutes les insultes traditionnelles envers les objets du culte: tabernacle, hostie, calice, croix… qui donnent du relief à la parole proférée. John ne ménage pas l’agacement qu’il conçoit pour lui-même: «Tabarnac de criss de criss d’hostie d’criss !… Pis j’savais pas que le monde y’étais si méchant. »

Avec les mots bruts à l’acuité coupante de John, est exprimé l’innommable: l’aventure de vivre qui fait mal, le sentiment existentiel comme seule blessure intime. Et John avoue qu’il n’a pas les mots pour dire ce mal et l’expliquer. «Pis les gens responsables Ce sont ceux qui ont pu mal d’avoir mal Mais moi j’suis pas capab… De toute façon J’ai jamais été capable de faire quoi que ce soit… »

Le verbe et la parole n’en finissent pas de trahir, de tromper et de manquer à l’énonciateur qui coupera court au flot de ses déceptions. Et l’enregistrement qu’il prépare, une dernière lettre laissée à ses parents: il le détruira, conscient de la vanité de cet ultime engagement. Damien Gabriac, en chemise à carreaux et pantalon sombre de sport, déclame rageusement, s’esclaffe, hurle, puis se calme et contrôle sa terreur. John ne supporte pas de n’avoir pas les mots pour dire qu’il a mal. Requête est faite à Pa et à Ma de ne pas s’effondrer : « Enveuillez-moi pas Tout ça c’est rien que des mots Que des mots qui sont là pour toute manger la place… » Pourtant, il y a eu, comme il le dit, juste une belle affaire dans sa vie, quand sa sœur Nelly s’est mariée avec Robert, sur la musique du Canon de Pachelbel. Et un rêve a toujours fait voyager John qui a l’âme en peine : celui de marcher vers la mer. Mais la vie mord durement, laissant le jeune blessé sur le chemin. «Moi, le vent est trop fort La haine a brisé mes ailes Je f’rais pas parti du voyage…. »

Soit le conte noir d’une histoire de vie et de mort, grâce à l’art d’un acteur qui invente une partition tirée au cordeau, avant d’arrêter net le temps en marche qui seul, aurait pu lui apporter une consolation.

Véronique Hotte

Théâtre National de Strasbourg, jusqu’au 29 mars. T. : 03 88 24 88 24.

Théâtre des Quartiers d’Ivry-sur-Seine-Centre Dramatique national (Val-de-Marne), du 8 au 19 avril.

Scène Nationale de Vandœuvre-lès-Nancy, (Meurthe-et-Moselle) du 4 au 8 février.

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