Les Chaises d’Eugène Ionesco, mise en scène de Bernard Lévy
Les Chaises d’Eugène Ionesco, mise en scène de Bernard Lévy
Créée en 1952, au Théâtre de Lancry à Paris (Xème) par Sylvain Dhomme, avec Paul Chevalier et Tsilla Chelton, la pièce de l’auteur (1913-1994) prend ici une tonalité nouvelle. Peut-on qualifier de « théâtre de d’absurde », ce drame de la vieillesse, de la solitude et de l’exclusion tel que l’a vu Bernard Lévy? Certes, l’œuvre a gardé la même dérision et le même mordant, mais, de la farce au tragique, il n’y a qu’un fil que tiennent, avec humanité et finesse, Emmanuelle Grangé et Thierry Bosc.
A quatre vingt-quinze ans… Ils vivent dans une île et chez eux, ça sent l’humidité et le moisi. Lui s’ennuie beaucoup et regarde passer des bateaux qu’il ne voit pas. Elle ne fait qu’admirer son homme : «Mon chou, ah ! oui, tu es certainement un grand savant. Tu es très doué, mon chou. Tu aurais pu être Président chef, Roi chef, ou même Docteur chef, Maréchal chef, si tu avais voulu, si tu avais eu un peu d’ambition dans la vie.» Et pourquoi pas Orateur chef, comme celui qu’ils attendent pour délivrer l’important «message» du vieillard, à un public fantôme: des chaises vides qui vont petit à petit envahir le plateau… Mais il n’est que maréchal -des logis- autrement dit concierge… Et il estime avoir bien rempli sa tâche. Avoir aussi assez souffert pour témoigner devant l’humanité entière représentée par les invités : une ancienne amoureuse, la Belle devenue bien laide, un colonel, un couple et leurs enfants… et parmi le flot de visiteurs, l’Empereur…
Qui sont ces personnages ? De pauvres vieux au bout du rouleau qui radotent de sempiternelles histoires et qui ont perdu la mémoire? Elle se souvient d’avoir eu un fils qui les a quitté à l’âge de sept ans; lui, prétend n’avoir jamais eu d’enfants. Il aurait laissé mourir sa mère dans une fossé mais elle soutient qu’il a toujours pris soin de ses parents. Un couple qui s’amuse à jouer la comédie, seul dans son modeste logis ou reclus dans un foyer du troisième âge ? La vraisemblance n’est pas la souci de l‘auteur franco-roumain : il le dit dans Notes et Contre-Notes «Souligner par la farce, le sens tragique du texte » (…) «Les personnages comiques, ce sont les gens qui n’existent pas. Le personnage tragique ne change pas, il se brise ; il est lui, il est réel. »
Ici, l’action s’ancre dans le quotidien d’un petit appartement meublé dans le style des années cinquante: deux fauteuils, une commode sur laquelle un poste de radio diffuse en sourdine quelques vieux airs et, dans un coin, des journaux empilés au fil du temps… Les acteurs sont dans un cube de verre : le « quatrième mur», d’abord miroir où se reflète le public, deviendra paroi de verre tamisant les voix finement sonorisées. La tendresse des gestes de ce couple dans la vie comme sur scène: Thierry Bosc et Emmanuelle Grangé, contraste avec certains agacements que leur prête l’auteur, parfois un peu sadique. Quand le vieux rabroue sa femme : «Bois ton thé, Sémiramis !», il s’empresse d’ajouter la didascalie : «Il n’y a pas de thé, évidemment »… Lui, un brin rêveur, un rien poète,a jusque dans la mort : « J’aurais pourtant voulu tellement finir/ nos os sous une même peau, dans un même tombeau, /de nos vieilles chairs, nourrir les mêmes vers /ensemble pourrir… » Elle, petite bonne femme bien sage, un peu doucereuse, même quand elle s’énerve: «Je n’ai pas trente-trois mains, je ne suis pas une vache !» Gestuelle et grimage contiennent la nature fougueuse habituelle de la comédienne, ici, toute en retenue.
Il y a beaucoup de sincérité chez ces interprètes, même dans le burlesque et l’on pense à ce qu’écrivait Arthur Adamov. «La pièce d’Eugène Ionesco découvre quelque chose que l’on n’a pas envie de reconnaître en soi, c’est-à-dire, en deux mots, la vieillesse fondamentale qui n’a rien à voir avec l’âge et qui, à un certain niveau de conscience, représente un état de l’existence humaine. »(…). « Or, cette image terrifiante, Ionesco l’a découverte et nous la fait découvrir par des moyens proprement scéniques. »
Pourtant, l’on rit : ainsi le voulait Eugène Ionesco : «On rit pour ne pas pleurer». Et ne sommes nous pas aussi les heureux invités et destinataires de l’ultime message (que l’orateur partira sans délivrer), assis sur ces chaises, quand Thierry Bosc, acteur en apothéose lançant son chant du cygne, remercie: « les électrocutiens, (sic) les machinistes, l’ouvreuse, l’Etat » …et pour finir: «Merci à vous, messieurs-dames et chers camarades, qui êtes les restes de l’humanité, mais avec de tels restes, on peut encore faire de la bonne soupe! » Ainsi joué et mis en scène, le théâtre d’Eugène Ionesco peut encore faire recette !
Mireille Davidovici
Jusqu’au 14 avril, Théâtre de l’Aquarium, route du Champ de manœuvre, Cartoucherie de Vincennes (Val-de-Marne). T. : 01 43 74 99 61.