Je suis Fassbinder de Falk Richter mise en scène de l’auteur et de Stanislas Nordey et Falk Richter
Je suis Fassbinder de Falk Richter, traduction d’Anne Monfort, mise en scène de Stanislas Nordey et Falk Richter
« La pièce veut ouvrir des questions, dit Stanislas Nordey.
Que fait-on en ce moment au théâtre ? Mettre en scène Les Trois Sœurs, ou une comédie de Yasmina Réza ? Ou faire un matériau, tenter des formes? « Avec un collectif d’acteurs, il interroge notre aujourd’hui à travers l’œuvre de Rainer Werner Fassbinder (1945-1982), en particulier à partir de L’Allemagne en automne, réalisé en 1977 au moment où sévissait en Allemagne la bande à Baader-Meinhof. La répression était telle que le cinéaste, fiché par la police, pensa s’exiler en France.
A plusieurs reprises, Falk Richter réactualise la conversation dans ce film entre le cinéaste et sa mère et il y est question de terrorisme, xénophobie, homophobie, antisémitisme et violence faite aux femmes jusque dans le mariage bourgeois, thèmes qui résonnent encore dramatiquement. Première scène : Fassbinder (Stanislas Nordey) reproche à sa mère (Laurent Sauvage) son intolérance : « Tout d’un coup, tu es pour un Etat de surveillance ». Elle parle du danger que représentent les migrants et se focalise sur quelques viols de femmes commis par des réfugiés : «Ils viennent faire gicler leur sperme dans les femmes allemandes! » Elle fustige la mollesse des hommes et appelle de ses vœux, à la tête du pays, «un homme autoritaire, très bon, gentil et juste, pour débarrasser les pays, des réfugiés étrangers et musulmans… Sans guerre, pour que l’Europe ne se retrouve pas encore en cendres. »
Et Falk Richter embraye sur le cas de Marine Le Pen et Marion Maréchal-Le Pen, Viktor Orban, Jaroslaw Kaczynski, Matteo Salvini et, en Allemagne, de la députée européenne Beatrix von Storch, petite-fille de Schwerin von Krosigk, le ministre des Finances d’Adolf Hitler : «Europe 2019, la haine, la peur, la parano… » Suit un long monologue allégorique, dit à plusieurs voix, où l’Europe prend la parole: «Je ne suis pas une utopie/Je suis une réalité. » (…) « Mes parents étaient des nazis, des humanistes, des découvreurs, des colonialistes/Je suis allée en Amérique du Nord tuer les Indiens. » (…) « J’ai obligé l’Afrique à parler MES LANGUES et à croire en MA BIBLE. »
Construite en tableaux, la pièce se présente comme un chantier théâtral. Cinq acteurs se partagent les rôles d’hommes ou de femmes. Stanislas Nordey: Fassbinder et Stan le metteur en scène, Judith Henry joue Dea Liane, Laurent Sauvage et Vinicius Timmerman interprètent leur propre personnage ou ceux de films de Rainer Werner Fassbinder dont des extraits sont projetés sur trois écrans : L’Année des treize lunes, La Troisième Génération, Le Droit du plus fort… Pochettes de trente-trois tours, affiches et photos de mode années soixante-dix envahissent la scène de ce théâtre-laboratoire. On retrouve le décor, comme le tapis blanc flokati et les grands canapés en skaï, des Larmes amères de Petra von Kant. La protagoniste apparaît aussi en cinq exemplaires: les acteurs ayant revêtu sa robe verte et arborant sa fleur rouge autour du cou… Les scènes des uns sont filmées par les autres et transmises sur un moniteur. Discussions entre les répétitions: les comédiens veulent que le metteur en scène apporte enfin un texte terminé. Mais il leur reproche leur passivité: « Ecrivez vos textes vous-mêmes, vous me sucez la moelle. »
Je suis Fassbinder tient à la fois de la fameuse phrase Ici bin ein Berliner prononcée par John Fitzgerald Kennedy à Berlin et du slogan français: Je suis Charlie. Et le spectacle offre grâce à l’œuvre du grand artiste allemand, une photographie de notre époque en plein désarroi, face au vide politique et au trop-plein d’événements.
«Cette écriture, dit Stanislas Nordey, me touche: elle embrasse tous ces sujets pour devenir un chronique du temps présent. » Né en 1969, Falk Richter, auteur engagé, a émergé en Allemagne avec Le Système, une œuvre en plusieurs volets: Electronic City, Sous la Glace et Trust où il analyse les mécanismes du capitalisme financier mondialisé. La pièce, a été écrite sur mesure et à chaud, après les attentats terroristes de Paris et les agressions sexuelles commises le soir du 31 décembre 2015 à Cologne. Elle a été remise en chantier après sa création au Théâtre National de Strasbourg l’année suivante. Elle n’a rien perdu de son actualité et un long monologue, dit face public par Stanislas Nordey, évoque l’état d’urgence, les violences faites aux femmes, le viol conjugal… Pour conclure, Falk Richter cite Rainer Werner Fassbinder dans L’Allemagne en automne (1977) : «La question la plus importante est de savoir comment détruire cette société ?» et si par l’art, on peut agir.
On sort de ces deux heures, assommé par toutes les questions abordées en vrac. Il y a, comme en ébullition, de nombreuses propositions scéniques, parfois sentencieuces et esthétiquement surchargées, des images naïvement provocatrices et des redites, histoire de bien enfoncer le clou là où ça fait mal. Malgré tout, le collectif d’acteurs nous offre, avec ce généreux brouillon, une réponse théâtrale à l’éternelle question: «Que faire ? »
Mireille Davidovici
Jusqu’au 28 avril, Théâtre du Rond-Point, 2 bis avenue Franklin D. Roosevelt, Paris (VIII ème). T. : 01 44 95 98 00.
Le texte est publié aux éditions de l’Arche.