Présentation finale des travaux d’apprentis de la Fédération des Arts de la Rue à Marseille
Jacques Livchine, directeur et metteur en scène avec Hervée de Lafond du Théâtre de l’Unité a publié un billet dans La Liste rue que nous reprenons ici et où il a noté ses impressions pendant les deux jours de cette présentation.
Soit quatorze maquettes dans quatorze lieux de Marseille les 17 et 18 avril… Un marathon de la maquette! On dit que ce sont des esquisses. Comme d’habitude, les directeurs des Centres Nationaux des Arts de la Rue et des Festivals sont à l’affût. Sait-on jamais… S’il y avait une perle ? D’autres viennent pour dénigrer ! Mais quoiqu’il en soit, l’hypocrisie est de mise et on applaudit, même quand on n’en n’a pas envie. On fait dans le compliment plat : merci beaucoup, très bien. Mais parfois, même vingt petites minutes sont longuettes…
On a vu défiler tous les styles et, cette année, on a eu: en vrac, les Romeo Castelluci, les Federico Fellini, les Virginie Despentes, les poétiques, les façon Antonin Artaud, les sans texte, les trop de textes, les ésotériques, les obsessionnels, les personnels, les : «J’ai peur de la fin du monde, ou les : “l’Amour sauvera le monde “. Nous avons aussi été dans toutes sortes de lieux : les hangars de la cité des arts de la rue, le parking souterrain d’un hôtel de luxe, le Toyokoto, la rue des petites Maries dans le quartier de Belsunce, le parvis de l’ église de Cucuron, un petit village du Vaucluse (1.800 habitants), le petit Théâtre de l’Oeuvre à Marseille, un écrin plein de charme. Parfois la jauge était de dix-neuf spectateurs seulement, parfois de trois cent…
Les pros, à la terrasse des cafés ou à table, font, malgré eux, des classements et bavassent. A chaque fois, on dit pareil : trop de solos! A chaque fois, on dit : ce n’est qu’une maquette… Hervée de Lafond, la marraine de cette promotion et fière de son titre, avait prévenu les apprentis: « Vous allez jouer devant des hyènes, j’en suis une et pas la moindre. » Les hyènes en question s’attablaient ensemble par catégorie, les C.N.A.R. avec les C.N.A.R., les anciens apprentis avec les anciens apprentis, les historiques avec les historiques. J’étais souvent d’accord avec Fred Michelet, auteur et metteur en scène et avec Dominique Clerc, dramaturge. Jean-Pierre Marcos, ex-directeur du un Pôle national cirque et arts de la rue d’Amiens et président d’Artcena, était, lui, comme toujours, généreux et ouvert. On sentait Gwenaëlle David d’Artcena assez perplexe, et on lisait dans ses yeux, des réserves; les inspecteurs du Ministère de la Culture, eux, ne lâchaient pas une once de leurs pensées.
La présidente de la F.A.I.A.R., la très distinguée Laure Ortiz n’est restée qu’un jour : dommage, car, pour se faire une vraie idée de cette promotion d’apprentis, il fallait bien deux jours. On entend Hervée de Lafond murmurer : “Je vais leur souffler dans les bronches, je veux du propos et ici, il n’y pas de propos”. Et puis, d’un seul coup, elle a lâché : là : ouiiiii, là, je dis oui…. Il était dix-sept heures quand nous sommes sortis de ce festival de convulsions et de souffrances, et un certain César Roynette est apparu. Avec un travail fort, clair, énergique, et drôle, rempli d’auto-dérision et de tendresse. Quand, à la fin, peinturluré en noir, il est allé embrasser le curé africain de l’église devant laquelle il avait joué, l’émotion était au maximum.
Ce qui s’est passé ensuite, j’ai un peu honte de le raconter. Après sa présentation, j’ai pris Morgane dans mes bras et j’ai pleuré, sans pouvoir m’arrêter. Depuis la mort à cinquante-quatre ans de Ghislaine Roche du Centre Social et Culturel d’Etouvie, un quartier d’Amiens et celle de ma sœur Annie, il y a quatre ans, je n’avais pas pleuré. Des flots de larmes, comme si un barrage avait cédé. Jamais, cela ne m’était arrivé devant un spectacle. Morgane Audouyn, parlait de ses origines algériennes et des galettes de semoule que sa grand-mère faisait à merveille, elle souriait : aucune nostalgie dans ses propos et elle était lumineuse.
Alors pourquoi ai-je craqué? Pourquoi l’ai-je serrée aussi fort, comme on le fait aux enterrements. En fait, j’avais revécu la petite madeleine de Marcel Proust : « Je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi. » Toute la mémoire olfactive des mes origines russes m’a alors aussitôt envahi. Ma mère, ma grand-mère étaient remontées d’un seul coup et ces galettes de semoule s’étaient, pour moi, transformées en blinis… Dès que j’en fais cuire, ils me jettent dans un état second, comme si la vie triomphait de la mort.
Faut-il émouvoir ? Est-ce le but du théâtre? Je pose la question à ma voisine qui me répond : « Bien sûr, le théâtre doit émouvoir grâce aux rires ou aux larmes. » Et nous sommes comme des serrures dont les spectacles sont les clés. Certains ouvrent toutes nos portes, nous fissurent mais d’autres nous laissent insensibles. Je n’étais pas le seul à être ému, heureusement. Mais presque abasourdi par cette réaction incontrôlable…
Nous sommes maintenant à Cucuron, un beau village de 1.800 habitants dans le Lubéron. Johnny Seyx a fait lire un communiqué: il devait jouer à Marseille mais on lui a prescrit des conditions de sécurité si contraignantes, qu’ennemi des barrières et des fouilles, il a préféré aller jouer dans ce village en toute liberté. Atmosphère délicieuse. Un spectateur s’exclame: «Ici, ça respire l’amour. » Une spectatrice s’enthousiasme: «Bien sûr, rien n’est supérieur à l’amour. » Et dans un nuage de fumée, Johnny apparait en Cupidon: «Mes chéris, mes agneaux… » Et en une minute chrono, tout le public, même le maire et l’inspectrice du ministère, formait de grands cercles en se tenant par la main: Johny nous avait tous embarqués… Hervée de Lafond avait vite reconnu dans la «spectatrice», notre petite Audrey Lopez qui, encore lycéenne, faisait du théâtre avec nous à Montbéliard. Retrouvailles: « Audrey, c’est toi ! »
Romaric Matagne, président du centre Culturel Cucuron Vaugines qui dirige le festival Le grand ménage de printemps se régalait, l’acrobate Antoine le Menestrel, était accroché sur le haut du clocher de l’église, Maya servait son tajine et le rosé coulait à flots. Jean-Sébastien Steil, le directeur de la F.A.I.A.R, me glissa : «Je n’ai pas parlé de Michel Crespin*, mais tu as bien vu qu’il était là, au milieu de ces débordements d’amour. » Hervée de Lafond répète en boucle : «L’immersion de quatre apprentis dans ce village a été fondamentale, c’est ça, la rue : vivre en harmonie avec des habitants et cela donne cette qualité inestimable. »
L’image de César Roynette serrant le curé dans ses bras, me poursuit. Le théâtre de rue c’est cette immense affection pour le quotidien, les gens simples, la vie. Les apprentis ont ensuite dansé toute la nuit. Et le lendemain, la marraine leur a fait ses remontrances à sa manière, en fantassin de Napoléon.
Une séance à huis clos, je n’y étais pas. J’ai dit à Hervée : « C’est ta vérité, avec tes valeurs, ce n’est pas LA VERITE. »Le théâtre, c’est comme ça, il y autant de façons de le percevoir, que de grains de sable à Deauville. Mais alors, à la F.A.I.A.R., on apprend quoi ? Quelle vérité ? C’était le début d’une histoire et on me fait savoir que l’on va retrouver les quatorze apprentis en octobre dans notre Théâtre de l’Unité à Audincourt…
Jacques Livchine
* Michel Crespin (1940-2014) fonda en 1982, Lieux Publics (Centre national de création des arts de la rue à Marseille) et en 1986, le Festival International d’Aurillac qu’il dirigea jusqu’en 93. Il a aussi créé la FAI-AR (Formation avancée et itinérante des Arts de la Rue).