Au bout du bord, mise en scène de Lola Legouest
Septième Panorama des chantiers de la FAI-AR à Marseille
Au bout du bord, mise en scène de Lola Legouest
En partenariat avec Le Citron Jaune, Lieux Publics et le festival Le Grand ménage de printemps, quatorze apprentis de la Fai-Ar, formation supérieure d’art en espace public, présentaient des sorties de chantier, étapes de création. Parmi ces jeunes artistes de la promotion Hervée de Lafond, Lola Legouest a posé, avec une délicate sagacité, un regard singulier sur le monde du travail.
Devant la façade d’une maison à Port-Saint-Louis-du Rhône près de Marseille, un panneau d’interdiction de stationner, deux flèches indiquant des directions contradictoires et une échelle -sociale- inaccessible lancent des signaux d’alerte. L’espace hurle l’intranquillité et l’absence d’échappatoire. A l’angle d’une rue : surréaliste et bouffon, un incroyable panneau, celui d’un club de pétanque : La boule fatiguée, qui enfonce le clou et semble sur-titrer la scène. Tout entre en écho avec l’impossible repos des victimes de l’épuisement au travail. Sur le trottoir, un homme des temps modernes s’agite. Il croque dans une pomme, s’éparpille par petits bouts, façon puzzle, comme dirait Michel Audiard. Il cherche sa place, douché par le non-sens. Magnifique gestuelle clownesque, corps élastique, cet employé du tertiaire incarné par le comédien-performeur Guillaume Taurines est accompagné par un bruiteur minimaliste de génie, Pierre Clinchard. De simples battements du pied autour de micros nous mettent au diapason d’un palpitant en déroute.
S’interrogeant sur les chemins qui conduisent au burnout -ou épuisement au travail, comme on dit plus finement en français (N.D.L.R.)- Lola Legouest a collecté les témoignages intimes de gens du spectacle, ingénieurs, secrétaires… Malgré une forte médiatisation, le thème reste tabou. Et beaucoup préfèrent que leur parole ne soit pas retransmise. La metteuse en scène souhaite faire autre chose que du théâtre documentaire: « Je sentais, dit Lola Legouest, un frottement ». Elle a donc choisi d’éviter de livrer ex-abrupto la matière brute «des voix et des violences vécues, encore fragiles», craignant que la rue ne les altère davantage. Et elle a poétisé les textes, en ne gardant que la première lettre de chaque prénom.
Quelle cruelle acuité dans le choix comme décor d’un espace urbain désaffecté ! Dans une rue semi-abandonnée, bordée de maisons évidées par des incendies comme autant de superbes métaphores des travailleurs, des vêtements sans corps tiennent debout. Ils illustrent avec puissance un vide existentiel, un résidu d’identité et de statut social. Les voix, pas toujours audibles, nous cernent, et évoquent le sentiment d’inconsistance. On avance malgré tout, un peu perdus aussi, on ne saisit pas tout le texte, et on lâche un peu le personnage et ses états successifs. Nous le repérons à l’oreille, avec sa chaise qui crisse dans les graviers, avatar du rocher de Sisyphe.
L’ensemble a un petit côté: musée de la catastrophe et Tchernobyl social. La fin est de toute beauté… Au bord du fleuve, elle bénéficie des hasards de la navigation, un des atouts du jeu en extérieur. Sans naïveté, il oscille finement entre effondrement et espoir, entre noyade et espérance, et nous cueille avec une image sublime. La ville industrielle de Port-Saint-Louis et ses zones interlopes semblent être un cadre rêvé pour cette créatrice issue d’une famille d’ouvriers et artisans.
Lola Legouest fait déjà montre d’un grand sens de la théâtralité dans l’espace public, et l’a sans doute affinée au fil de l’enfance, en spectatrice précoce du festival Vivacité à Sotteville-lès-Rouen. On ne dira jamais assez combien ces événements populaires, au cœur de la cité, créent de vocations. Après un passage dans une école de Beaux-Arts, Lola Legouest est très vite retournée à ses premières amours : une écriture consacrée aux petits récits du quotidien. Elle a également trouvé en Patrice de Bénédetti, auteur et danseur du puissant Monument aux morts, un tuteur attentif qui a su lui donner des clés pertinentes pour aborder la déambulation, notamment la façon d’attraper et d’emmener un public. La Fai-ar, où elle a cheminé avec des pairs, crée de riches attelages de sensibilités.
On parcourt avec curiosité ce travail cohérent, à la fois poétique et plastique, à la recherche du vivant réanimé. Une jolie manière d’utiliser le déplacement comme moyen de s’extraire d’un milieu de travail mortifère. En un mot, prometteur !
Stéphanie Ruffier
Travail vu le 16 avril à la Fai-ar à Marseille (voir l’article précédent de Jacques Livchine)
Eh eh… sauf que l’anglais burn-out évoque joliment la combustion intérieure, le ravage insidieux, comme ces maisons incendiées qu’utilise Lola Legouest.