Rouge, art et utopie au pays des Soviets (1917-1953)
Rouge, art et utopie au pays des Soviets (1917-1953)
Pour ceux qui souhaitent connaître la place de l’art dans l’histoire soviétique, Rouge est un événement comparable à Paris-Moscou en 1979 au Centre Georges Pompidou et on y montrait des œuvres jamais présentées en France de ce qu’on appelle couramment l’avant-garde russe. Une appellation qu’on a remplacée avec plus de pertinence par «l’art de gauche» dont se réclamaient tous les courants qui, après la Révolution d’Octobre, cherchaient de nouvelles formes d’expression. Ne pas reproduire des stéréotypes est à mettre au crédit de Rouge. Jamais une exposition n’a en effet essayé de reconstituer des réalités trahies trop souvent par les habitudes acquises, les idées reçues et les présupposés idéologiques.
Les puristes ne trouveront peut-être pas leur compte dans cette exposition qui met à leur vraie place des peintres longtemps discrédités pour leur réalisme. Ici, un accrochage impartial permet de les voir d’une autre façon et d’admirer un art nullement inférieur à celui des maîtres de «l’art de gauche». Fait significatif: à la Galerie Tretiakov de Moscou, on a placé des œuvres de Deïneke, Pimenov, Labas… à côté d’œuvres de Malevitch, Tatline, Popova et autres coryphées du grand art moderne…
Un peintre peut changer de registre et de style tout en restant un grand artiste. Des tableaux magnifiques de Tatline comme ceux de sa première période, ne le cèdent en rien à ses contre-reliefs mais obéissent à d’autres critères. Malevitch appelait son Carré noir «l’icône de notre temps » et tout «l’art de gauche» reste imprégné par cette tradition iconique dont l’influence s’opère par transposition dans les domaines les plus éloignés de la figuration. Par exemple, dans le hiératisme des architectures sur papier de Léonidov ou dans les visages d’Eisenstein et de Poudovkine, dont « La Mère » rejoint la «mater dolorosa» de l’Evangile.
Rouge apporte de nombreuses satisfactions à l’amateur d’art et de vérité historique. Cette exposition donne en effet à voir des tableaux, des objets et des films mais met aussi en scène une Histoire, à travers des images et des textes qui loin d’en être des illustrations, expriment le désir d’un ailleurs, dans le temps et l’espace: c’est-à-dire une utopie. Dans une société en proie à l’utopie dévorante d’un « avenir radieux » l’art devait avoir une autre fonction que celle qu’elle a dans une société dominée par la cotation boursière. En cela, Rouge tient les promesses du programme annoncé dans son titre.C’était en effet une gageure de rassembler sur les deux étages des Galeries nationales du Grand Palais, le contenu d’un demi-siècle d’histoire. Ici, aucun foisonnement et Nicolas Liucci-Gutnikov, le maître d’œuvre de ce projet ambitieux, a préféré l’épure. Un parcours jalonné donne au visiteur l’illusion de vivre un passé qu’il n’a pas connu. A partir d’un travail de reconstruction mais aussi de résurrection. Il fallait une adhésion à l’esprit d’un monde disparu, pour faire sortir des décombres et de l’oubli, une réalité qui nous concerne encore… Et, au lieu de la globaliser et la schématiser par l’apologie ou par l’anathème, cette exposition montre chaque moment dans son essence propre et dans son autonomie. Sans pour autant oublier l’esprit totalitaire où l’art baignait… comme la société tout entière et auquel il n’a cessé de se confronter pour tirer son épingle du jeu.
Mais avec l’intrusion du politique, l’art total, hérité de Richard Wagner et qui s’est mué, avec le constructivisme, en «synthèse des arts», devait connaître à l’époque soviétique, un prolongement paradoxal car menacé par la pression de la raison utilitaire. Cette opposition entre la fidélité à l’art en tant que tel et la nécessité de construire la vie a stigmatisé tous les domaines de l’expression pour culminer dans les arts de masse, le cinéma et l’architecture qui occupent dans l’exposition la place imposée par leur rôle dans cette aventure où l’art total avait partie liée avec une idéologie totalitaire.
Une pareille tentative pour reconstituer un passé litigieux attire les sarcasmes des bien-pensants qui reproduisent aujourd’hui les mêmes amalgames et les mêmes simplifications qu’ils reprochent à la propagande d’un système qu’ils entendent dénoncer. Ces bien-pensants apporteront sans doute la preuve de leurs bons sentiments et les grincheux feront l’inventaire des lacunes qui, à leurs yeux, sont des trahisons de chaque artiste, de chaque courant, de chaque expérience, de chaque thème, de chaque période… Quant aux détails, les critères de choix relèvent du goût de chacun mais la vision d’ensemble consistait dans la tenue (comme on « tient » un son ou une note) d’une ligne dont il ne fallait pas dévier. Et cela, à travers les ruptures, contradictions et reniements qui ont marqué l’existence de l’ U.R.S.S. Ce défi a été relevé sans ostentation avec la seule volonté de ne trahir ni l’art ni l’histoire, en les mettant toujours en osmose et sans sacrifier ni l’un ni l’autre.
Cette rigueur supposait que l’on évite de polluer l’Art par l’Histoire, et l’Histoire par l’Art, mais de les montrer l’un par rapport à l’autre. Sans jugement de valeur, leçon de morale ou réprobation esthétique. Il faut saluer une exposition qui ne se limite pas à une fonction descriptive et illustrative: elle nous invite en effet à penser l’histoire et l’art autrement. La mise en présence de l’utopie politique et de l’utopie artistique ouvre des perspectives inédites sur leur cheminement et leur dénouement. Les ambitions de «l’art de gauche » se heurtent à la rigidité d’un pouvoir totalitaire: c’est le point exact où s’effondre l’idée initiale qui lui avait donné naissance. Pour réaliser le projet communiste et quasiment chrétien de régénération de l’humanité, l’art lui donnait toutes ses chances. Mais ce projet s’est suicidé, en voulant annexer la création qui, seule, aurait pu l’aider à s’accomplir dans la vie…
Richesse de cette exposition! Et un bon accrochage avec des rythmes et une respiration, met la marche du visiteur au diapason de son regard. Pour ceux qui ont connu cette époque mais plus encore pour ceux qui la découvriront ici, Rouge ouvre un champ de réflexions sur les rapports entre l’art et l’histoire mais aussi entre l’art et la technique, entre l’art et la culture, l’art et la société, entre la création du nouveau et le retour de l’ancien dans le nouveau et ils en déduiront des perspectives pour l’art d’aujourd’hui.
Les vrais novateurs n’ont jamais renié cet héritage commun à la Russie et à l’Europe et, au lieu de le figer un passé révolu depuis la fin de l’U.R.S.S. , Rouge lui donne une nouvelle vie à travers cette reconstitution d’un “projet inachevé », si l’on peut résumer ainsi les leçons de l’utopie et de l’art au pays des Soviets mais aussi les lois de toute expérience artistique digne de ce nom.
Gérard Conio
Grand Palais, Paris (VIII ème), jusqu’au 1er juillet.