Talents Adami:
Abîmés mise en scène de Jean-Christophe Dollé et Clotilde Morgiève
On connaît bien l’ADAMI, une Société civile pour l’administration des droits des artistes et musiciens interprètes qui perçoit et répartit les droits de propriété intellectuelle ( droit moral, des artistes interprètes, voisins des droits d’auteur. Créée en 1955 par et pour les artistes, l’Adami gère donc ceux des comédiens, danseurs solistes et des chanteurs, musiciens solistes et chefs d’orchestre, pour la diffusion de leur travail enregistré. Pour représenter les différents métiers des artistes-interprètes, le conseil d’administration de l’Adami est composé de trente-quatre membres, répartis en trois collèges: -dramatique, -variétés, -chefs d’orchestre et solistes de la musique, du chant et de la danse.
Le cœur de métier de l’Adami est de gérer et de redistribuer individuellement aux artistes-interprètes l’argent qui leur est dû, quand leurs prestations enregistrées sont copiées par le public ou diffusées à la télévision, à la radio ou dans des lieux publics sonorisés. En 2017, l’Adami a réparti ainsi plus de soixante millions d’euros à environ 73. 000 artistes, en France et à l’étranger. 25 % des sommes issues de la rémunération pour copie privée et celles qui n’ont pu être réparties à l’expiration d’un délai de cinq ans sont consacrées à favoriser l’emploi des artistes, l’émergence de nouveaux talents et la formation professionnelle continue. Ainsi chaque année, plus de 1. 300 projets artistiques bénéficient des aides de l’Adami pour un montant de plus de dix-huit millions d’euros. Et l’Adami coproduit aussi plusieurs spectacles du festival in d’Avignon et de nombreuses compagnies du off.
L’opération Talents Adami aide à l’insertion professionnelle des artistes-interprètes en musique, danse, théâtre, cinéma. Et Talents Adami/Ecrits d’acteurs se consacre cette année à la thématique de l’exil et sept jeunes comédiens vont présenter Abîmés; emmenés par Jean-Christophe Dollé et Clotilde Morgriève qui avaient monté dans le off cette histoire terrible imaginée par Jean Teulé– la mise à mort d’un jeune homme par des villageois qui en viendront à manger ce qui restera de son corps un fait divers atroce de 1870… L’équipe a bénéficié d’une résidence de travail de six jours en avril à la FabricA, un très beau lieu récemment construit à Avignon pour le Festival où les artistes peuvent répéter dans la belle et grande salle aux dimensions de la scène de la Cour d’honneur, de dix-huit logements et de deux espaces techniques attenants. Cela permet d’accueillir en résidence, tout au long de l’année, des équipes artistiques qui travaillent à leur prochaine création pour le Festival. Et c’est aussi un beau théâtre de six cents places. Le principe des Talents Adami Ecrits d’acteurs, explore la thématique de l’exil avec huit jeunes jeunes comédiens, sélectionnés après audition qui, cette année, travaillent sous la direction de Jean-Christophe Dollé et Clotilde Morgiève sur un spectacle à partir de textes de gens de théâtre. Remarquablement choisis et venant de Liban, Syrie, Chili, Etats-Unis…pour raconter des expériences personnelles ou collectives des migrations, de l’exil, le plus souvent douloureuses mais aussi porteuses d’espoir. A cause de la misère, des guerres civiles ou non, du refus de se soumettre à une dictature politique… Les causes sont nombreuses de ces départs, le plus souvent sans retour, vers les riches pays occidentaux ou américains dont les dirigeants ont plus grand mal à trouver des solutions efficaces à long terme. Et ceux qui aident les migrants le savent bien : il n’y a pas de miracle à attendre. Et lors des répétions auxquelles nous avons pu assister, on voit que ces jeunes comédiens ont acquis une conscience aigüe de ce problème international; on le sent quand ils disent avec une belle sincérité ces textes à une voix ou entament à plusieurs des dialogues d’après les œuvres d’auteurs connus ou non comme Julian Beck ( 1925-1985).
On reconnait tout de suite dans La Douane, le style du virulent directeur anarchiste avec Judith Malina, du fameux Living Theatre qui eut à subir les geôles du gouvernement brésilien: “Et à une époque où le chauvinisme s’agrippe aux gens, franchir les frontières est un plaisir qui donne plus de vie, même si les douaniers vous fouillent les poches et le cul et les reliures des livres à la recherche de quelque chose de subversif. Bien qu’ils aient tort, je leur donne raison parce que je veux subvertir cette prison. (…) Ils refusent que les hommes aux cheveux longs voyagent d’un pays à l’autre. Certains pays, comme le Mexique, vous refusent le droit d’entrée si vous avez les cheveux longs, d’autres, comme le Maroc, tentent de vous faire couper les cheveux à la frontière. Et ils fouillent dans la littérature que vous transportez : s’ils tombent sur un ouvrage où il est mentionné le mot « anarchisme », qu’il soit vendu ou non dans les librairies du pays où vous tentez d’entrer, ils vous créent des ennuis. Ils pensent qu’ils peuvent arrêter alors l’esprit de respirer et de s’épanouir, ils déraillent. Mais le corps sacré de l’être humain n’est pas la propriété de l’état, encore moins propriété foncière. Je suis née sur cette planète, elle nous appartient toute entière, sur cette planète je suis né, non pas dans un pays plus que dans un autre ; les lois de l’immigration, les visas, les passeports, les lignes de démarcation artificielles, la possession et le contrôle, tout cela appartient au monde de l’enfer, au monde de l’objet. Je propose d’utiliser le théâtre comme moyen pour diminuer la dépendance de l’ego du citoyen et du policier au nationalisme, produit de la perversion possessive, sadique. »
D’Emmanuelle Destremeau, actrice et scénariste, un texte dialogué: Border Ghosts Passeport : « Raphaëlle : « Passeport… flying tickets… where are you traveling from. » Camille : « It’s written here: from Paris. » Raphaëlle : « Just answer the question ». Camille : « Paris ». Raphaëlle: « Did you pack your luggage alone. Camille : Yes, Raphaëlle : Did you give your luggage to anyone after having pack. Tom : « Les phrases ne sont pas des questions, vous avez remarqué ? Ces phrases-là depuis le début ne sont pas des questions, mais des ordres. »
De Wajdi Mouawad, trois extraits d’un remarquable monologue: Seul, « Bonjour papa. C’est Harwan. Tu m’entends ?Il paraît qu’il faut continuer de te parler comme on te parlait avant. Seulement voilà : avant on ne se parlait pas beaucoup. On dit aussi qu’il vaut mieux parler dans ta langue maternelle. Je veux bien, mais mon arabe risque plutôt d’aggraver ton coma…(la traduction en arabe cesse) J’ai un peu peur qu’il soit trop tard. L’exil c’est peut-être ça : l’impossibilité de rattraper le retard. Mais tout n’est pas perdu. Je veux dire, papa, qu’est-ce qui se serait passé si on n’avait pas quitté le Liban ? Qu’est-ce que je serais devenu ? Là, je parlerais arabe..
Et aussi de Wajdi Mouawad, un extrait de ce Littoral si poétique. «Mon odyssée s’achève. Je reviens au port. Mon pays m’a conduit à mon pays. Le chemin fut long, mais la récompense est grande. J’entends les mugissements des vagues Qui s’entrelacent jusqu’au rivage Je les entends, les vagues, Haleter, haleter, haleter, haleter, haleter, Haleter vers la jouissance qui ne viendra jamais. Qu’il est bon d’être là. Entendre la mer se soulever de colère, Folle de désir, Imaginer qu’elle est le sexe du monde tourné vers le ciel, Puis, Aller plonger dans ses profondeurs. »
De l’immense Tadeusz Kantor (1915-1990), Le Retour : «Les oiseaux surmontent des distances infinies pour revenir vers leur nid. Les gens reviennent aussi. De lointains voyages. De la guerre, pour ceux qui ont survécu. Ils reviennent vers les leurs. On les voit déjà… Et le cri de ceux qui attendent : Ils reviennent!A chaque fois que l’on prononce ce mot, RETOUR, une intense émotion l’accompagne. » «Les souvenirs des lieux où je suis passé sont restés flous, dit le Libanais Raymond Hosny. « Tandis que je me rappelais bien des heures d’attente sur les barrages qui séparent les quartiers ou les départements. Je me souvenais de cette file de voitures qui attendaient pour le contrôle d’identité. Chacun de nous devait répondre à des ordres : Donne-moi ta carte d’identité ? D’où viens-tu ? Et, qu’est-ce que tu vas faire là-bas ? Ses passages, au quotidien, me donnaient la sensation d’être un étranger dans mon propre pays. Je me suis toujours révolté dans mon for intérieur, je ne voulais pas et je ne pouvais pas me définir comme faisant partie d’une communauté, d’un parti politique ou d’une idéologie. Ces barrages militaires dessinaient les séparations géographiques intérieures au pays. »
Le texte de Lucas, un des jeunes acteurs du spectacle : Mon Héritage frappe par sa lucidité : « Pour ce qui est du «récit de famille», j’avais toujours eu une nébuleuse image qui reliait Pologne, Belgique, France et Israël. Là, je peux suivre le voyage incessant qu’a connu ma grand- mère, ces exils à répétition, parfois forcés, parfois par conviction politique. Toujours pour une raison qui ne me poussera jamais à partir. Cela me donne une sensation étrange aujourd’hui de me voir moi, parisien sédentaire, confronté au souvenir de cette femme qui a bien souvent laissé sa maison et sa famille pour partir construire quelque chose ailleurs, ou fui un bonheur qu’on lui refusait. C’est peut-être elle qui me poussera à partir un jour. Et c’est là sans doute que s’arrêtera le cours d’Histoire. »
Il y a aussi cette fois enregistrée une interview très drôle de Gérard Depardieu et une autre du grand acteur Yoshi Oïda qui raconte son arrivée à Paris en 68. « À l’époque personne ne connaissait Peter Brook au Japon ce qui comptait pour moi c’était de me rendre en France pour pouvoir jouer une pièce. On me payait mon billet d’avion, rien de meilleur ne pouvait m’arriver, je pouvais me rendre en France à Paris descendre les Champs-Élysées, place de l’Étoile, tout ce que j’avais vu au cinéma. J’étais si heureux que j’en pleurais de joie. Toutes ces larmes parce que en 68 il y avait tous ces mouvements Étudiants et la police utilisait des bombes lacrymogènes donc finalement j’ai pleuré de joie mais à cause des bombes lacrymogènes de la police sur les Champs-Élysées. C’est la première impression que j’ai eu de Paris. Puis j’ai été dans cette troupe de théâtre et j’ai eu la chance de rencontrer des acteurs merveilleux et j’ai fait des répétitions pendant une semaine. »
On ne peut tout citer mais il y a aussi cette émouvante confession de Jodorowski : « Je rassemblai de mille ingénieuses manières (entre autre me vendre deux nuits à une vieille millionnaire) l’argent nécessaire pour acheter un billet sur un bateau, l’Andrea Doria, en quatrième classe –cabine commune de vingt lits, escalope dures comme de la semelle, vin fait d’eau et de poudres, tomates insipides–, à destination de la France. Je donnai tout ce que je possédais : livres, marionnettes, dessins, cahiers de poèmes, décors et costumes du théâtre mimique, quelques rares meubles, mes vêtements. Avec seulement un costume, un pardessus, plus une paire de chaussettes, un caleçon et une chemise en nylon que je laverai chaque soir ; sans valise, avec cent rachitiques dollars en poche, après avoir jeté mon carnet d’adresses à la mer, je partis pour un voyage qui durerait cinq semaines, remontant par l’Océan pacifique jusqu’au canal de panama, et de là, à Cannes pour débarquer sur le territoire français, sans connaître un seul mot de cette langue. » (…) « Je n’abandonnais pas mon pays comme un exilé politique, comme un raté ou comme quelqu’un détesté par la société. Je quittais mon pays qui m’avait accepté en tant qu’artiste, une compagnie de vingt mimes qui avait déjà un solide répertoire, de gentils amis, nombres d’entre eux grands poètes, des jeunes filles passionnées, dont l’une aurait pu devenir mon épouse. Je quittais aussi, définitivement, ma famille: jamais je ne la revis. Mes amis non plus : quand je revins au Chili, quarante ans plus tard, tous étaient morts, fauchés par le tabac, l’alcool ou Pinochet… »
Ici, dans cette grande salle de la FabricA, pas vraiment de décor mais des amas de chaises pliantes délimités par ces rubans en plastique à rayures jaunes ou rouges que l’on retrouve partout dans les rues, les aéroports, les poste de douane routière. Jean-Christophe Dollé et Clotilde Morgiève dirigent avec calme et une grande précision Lucas Borzykowski, Tom Boyaval, Camille Dagen, Raphaëlle Damilano, Roman Kané, Zacharie Lorent, Camille Sansterre, Thomas Zuani. Issus d’écoles en France et pour l’une en Belgique) différentes. Et cela donne très envie d’aller voir ces représentations en plein air. Tous très justes, interprètent avec une excellente diction, ces textes souvent d’une qualité exceptionnelle en leur donnant une unité, celle d’une jeunesse consciente du poids qu’ils représentent. On a remarqué Zacharie Lorent, issu de l’Ecole du Théâtre National de Strasbourg et qui a déjà joué avec Julien Gosselin. Camille Sansterre, elle, une actrice et metteuse en scène belge formée à l’IAD en 2011 et Raphaëlle Damilano diplômée du conservatoire Camille Saint-Saëns et qui a obtenu une licence de Cinéma-Audiovisuel à la Sorbonne. Olivier Py et Paul Rondin, son administrateur, semblaient savourer le travail de cette pépinière de jeunes artistes… Et en effet, cela méritait le détour…
Philippe du Vignal
Festival d’Avignon les 20 et 21 juillet à 18 heures, Jardin de la rue Mons (entrée libre).