Je suis un Bourreau, une introduction, écriture, mise en scène et interprétation de Jacques Albert
Je suis un Bourreau, une introduction, écriture, mise en scène et interprétation de Jacques Albert
On le voit, en images et en personne, seul sur scène, ce mercenaire. Comme tout bon père éloigné du foyer, il tente de parler avec sa petite fille par Skype ; il bricole son ordinateur, s’ennuie éventuellement, à l’écart des combats, se mêle des histoires de drague d’un collègue. Il parle de son travail et ne dit jamais : «Je suis un bourreau » . Il euphémise, recouvre le sang, la douleur, les cris, la violence, d’un langage technique, professionnel. Il tue avec compétence, conscient du fait que c’est un métier à risques. Il nous fait sourire, par moment, de ses maladresses banales et pauvres astuces. On assiste à la mise en scène quotidienne de son équipement : pièce par pièce, il revêt sa panoplie : vêtements spécifiques, gilet pare-balles, holster…, et passe en revue ses armes. La (belle) danse solitaire du combattant nous emmène au-delà de cette préparation utilitaire, dans une sorte de cercle narcissique de celui qui sait ne pouvoir regarder loin en avant.
Jacques Albert et le collectif Das Plateau (Céleste Germe et Maëlys Ricordeau, ses collaboratrices artistiques et le compositeur Jacob Stambach) ont glissé, presque en arrière-plan, un scénario qui permet de clore l’exhibition à la fois méthodique et sans prétention du bourreau qui ne dit pas son nom. L’acteur devient alors conférencier, ou mieux, dit-il, «un individu qui s’est posé des questions qui peuvent nous appartenir à tous, et qui les partage». La question est celle-ci : sommes-nous tous prêts à tuer ? En tout cas, nous y sommes préparés, par les jeux vidéo le cinéma et les séries : gagner, c’est tuer l’autre et tout est résolu par les armes à feu.
Dans les deux parties du spectacle, l’écriture semble, à première vue, naïve. La parole du mercenaire est telle quelle, avec ses pudeurs non pas morales mais conventionnelles, et sa platitude. La parole du conférencier n’est pas celle d’un expert, d’un philosophe, mais d’une personne qui a pris le temps de réfléchir sur une question grave. Mais il n’y a là aucune naïveté : il ne fallait surtout pas poétiser le mercenaire. Nous devons le prendre comme il se donne, encore une fois, comme un professionnel, un bourreau qui voudrait une appellation plus « moderne», plus lisse, sans aller jusqu’à être valorisante. Et les interrogations que nous adresse Jacques Albert et tout son travail d’analyse ne relèvent pas non plus de la littérature, au sens d’une écriture qui s’impose d’abord par son invention esthétique.
Film, jeu, danse : voilà un spectacle très bien fait : le collectif Das Plateau, accueilli plusieurs fois à Théâtre Ouvert, nous avait rendus exigeants. Avec une inquiétude qui n’est pas souvent mise en avant au théâtre : de quoi parlons nous ? Qu’est-ce qui compte ? On a trop souvent l’impression que le souci esthétique occulte la question posée. Dans la «banalité du mal», il interroge ici la mince frontière qui nous sépare de l’acte de tuer. Le monstre existe-t-il vraiment, ou est-il en chacun de nous ? «Un individu n’a pas besoin d’être fanatisé pour tuer», dit-il, faisant allusion, entre autres, aux livres de Jean Hatzfeld sur les massacres au Rwanda (Dans le nu de la vie, Une Saison de machettes et La Stratégie des antilopes).
Ce questionnement vaut bien une rencontre avec le public dans le prolongement direct du spectacle qui en serait l’introduction. Jacques Albert, auteur et interprète (parfait) nous donne ici un acte théâtral singulier et apporte un véritable propos. Il nous ramène, quitte à sacrifier peut-être une certaine virtuosité et un brillant dans l’écriture, à l’essentiel du théâtre, et «cela, comme le rappelait Arthur Rimbaud, ne veut pas rien dire»…
Christine Friedel
Théâtre Ouvert, Cité Véron, Paris XVIII ème, jusqu’au 19 avril. T. : 01 42 55 55 50.