Fêlures, Le Silence des Hommes, texte et mise en scène de D’ de Kabal
© Tuong-vi Nguyen
Rappeur et slameur mais aussi écrivain et metteur en scène, D’ de Kabal est maintenant bien connu et on avait vu à la MC de Bobigny où il habite, un remarquable spectacle écrit et mis en scène avec Arnaud Churin: une adaptation en opéra hip hop, donc chantée et dansée, de L’Orestie d’Eschyle (voir Le Théâtre du Blog).
Cette fois, il s’en prend à la construction de la masculinité, telle que des siècles de «civilisation» nous l’ont transmise, une masculinité portée comme un étendard et produisant de façon très efficace, des représentants de ce qu’il nomme, l’intégrisme masculin. Au nom du phallus et de l’érection considérée comme un absolu de la nature du mâle. Tout cela sans aucun état d’âme pour la femme le plus souvent victime depuis des siècles de cette maltraitance, et parfois tuée par son compagnon ou mari. Au nom de quoi, s’insurge l’auteur…
D’ de Kabal se sent coupable d’appartenir au sexe masculin et triture jusque dans ses fondements, la construction de cette notion de virilité, mal fondée et toujours mal assumée, quel que soit le milieu social.. «Je lis vos questions et je me sens… insignifiant… tout petit… j’aimerais ne pas avoir déclenché tout cela, j’aimerais qu’on arrête… et que je me repose enfin… que j’oublie… les insomnies, l’asociabilité, le doute permanent, la peur d’entrer en contact, la suspicion tout le temps et partout, le gouffre dans ma tête et dans mon ventre.. » En fait, D’ de Kabal avec sa force de conviction, veut nous montrer comment existe encore une attitude reproduite de génération en génération, et admise comme un moindre mal jusque dans les plus hautes sphères de l’Etat et de l’Eglise catholique, toujours aussi peu féministe qui il y a peu, dominait la population et qui s’est toujours arrangée avec la Justice. Même dans les affaires les plus compromettantes: comme celle de Guy Desnoyers, curé d’Uruffe (Meuse) qui avait déjà eu plusieurs relations avec de très jeunes paroissiennes. En 1956, il tue d’un coup de revolver, sa dernière maîtresse de dix-neuf ans, enceinte de lui, l’éventre et baptise le fœtus avant de le tuer aussi avec un couteau. Malgré sa condamnation aux travaux forcés, l’Eglise le soutiendra toujours : il fera vingt-deux ans de prison en France et finira sa vie à quatre-vingt dix ans dans un couvent. Le crime conserve…
D. de Kabal met le doigt où cela fait mal mais avec élégance. Et il ne cesse de se demander comment on a pu en arriver à ce détournement de la notion de virilité, avec à la clé, dénigrement, injures sexistes, viols, attouchements sur des femmes mais aussi sur des hommes. Avec tous les dégâts humains que cela entraîne: « Tu connais la différence entre une blessure et une fêlure? La fêlure, elle est permanente, si légère soit-elle, une fêlure ne cicatrise ni ne guérit… Ce qui est fêlé, donne le sentiment qu’il peut se briser à n’importe quel moment. »
Sans que les femmes, comme tétanisées et parfois même très obéissantes à la morale établie, ne bougent guère, et cela, jusqu’à une date très récente. L’élément déclencheur, ici juste suggéré, étant la lamentable histoire de D.S.K. qui fit bouger les lignes. Et depuis 2015, D’ de Kabal a créé des ateliers de parole des «laboratoires de déconstruction et de redéfinition du masculin par l’Art et le Sensible». «Il ne s’est pas agi, dit-il, de récolter les paroles d’hommes pour en faire un spectacle. Mais ces laboratoires m’ont permis avant tout, de me rapprocher de moi-même et d’échanger sur des sujets qui, jusque là, n’existaient dans aucun espace. »
D’ de Kabal se sert ici à la fois de la technologie la plus pointue avec nombre d’écrans vidéo, dont un tactile et un autre affichant le texte d’un téléphone portable, musique électronique et de guitare électrique signée Franco Mannara, son vieux complice. L’auteur exprime toute sa rage d’appartenir à un monde masculin où oppresser restait il y a peu encore une règle normale et intangible. Et il le fait avec un sens de la langue tout à fait étonnant: “Éternel paterne Érectile paterne Éternel érectile paterne Patriarcal paterne? Éternel patriarcal paterne? Éternel érectile paterne. Race en fin de règne Rainures sur la carapace Carapace qui se craquèle. »
Sur le plateau, deux zones: l’une au sol noir avec des fauteuils en cuir noir et tubes chromés: c’est l’univers de D de Kabal, seul en scène. L’autre zone, juste séparée de la première par un trait lumineux, est celle d’un luxueux appartement bourgeois : moquette crème, canapé de cuir blanc, écran vidéo retransmettant chutes d’eau et ruisseau dans des paysages verdoyants, lampadaires chromés, petit fauteuil de cuir fauve et grande table avec des livres, des papiers et une théière…
Un couple, lui, la cinquantaine et elle, une belle jeune femme aux cheveux longs, sont assis sur des fauteuils en bois, tournants et à roulettes. Indifférents l’un à l’autre et incapables d’avoir une communication même minimale et de se comprendre. Phrases des plus banales et gestes vides. Elle lui décoche souvent avec un lance-pierre, un petit autocollant (en fait il se le place lui-même sur le front et elle lui enlève ensuite). Et l’un ou l’autre, de temps à autre, enfilent une sorte de léger manteau et s’enfuient en courant pour revenir quelques minutes après…
Le texte, on l’a dit, est souvent d’une force étonnante, même s’il tourne parfois à la leçon de morale un peu répétitive. Oui, mais voilà dramaturgie et mise en scène sont faiblardes. Pourquoi ces deux univers où, dans l’un, D’ De Kabal monopolise la parole et, où dans l’autre, un couple qui ne dit pas grand-chose, en décalage avec la logorrhée de l’auteur, semble faire de la figuration intelligente. Il y a là un déséquilibre scénique et, s’il y a bien une poésie certaine dans le discours de l’auteur qui parle en filigrane de son enfance quand il était maltraité, le spectacle reste quand même singulièrement sec et manque d’émotion. Car peu et surtout mal incarné.
Il y a cependant à la fin et heureusement, l’apparition silencieuse de Franco Mannara: ses gestes rythmés dans un beau silence disent toute une souffrance accumulée. Les qualités poétiques du texte, même proféré avec un micro H.F. par l’auteur et metteur en scène, sont indéniables mais ce cours magistral sur la domination du mâle sur le thème de: «Je bande donc je suis» et sur la définition du viol et de la maltraitance des femmes, est un peu lourdingue et répétitif. En fait, tout se passe comme si D’ de Kabal s’était trompé de format et il aurait été plus convaincant s’il avait été seul sur le plateau. Mais il a mal maîtrisé la dramaturgie, le temps, et l’espace. Cela donne donc un spectacle bavard et beaucoup trop long (presque deux heures!), mal équilibré et mal scénographié qui part souvent dans tous les sens. Et, passé la premier moment, il est assez ennuyeux et ne fait pas vraiment sens. Dommage… Et le public? Il a applaudi mais pas très longtemps. On le comprend.
Philippe du Vignal
Théâtre de la Colline, 15 rue Malte-Brun, Paris XX ème, jusqu’au 13 avril.
Le texte est publié à L’Œil du souffleur.