Électre/Oreste d’Euripide, mise en scène d’Ivo van Hove
Électre/Oreste d’Euripide, traduction de Marie Delcourt-Curvers, version scénique de Bart Van den Eynde, mise en scène d’Ivo van Hove
Pour cette seconde réalisation à la Comédie-Française après Les Damnés (2016), Ivo van Hove nous offre deux tragédies appartenant à la légende des Atrides,(écrite en 413 et 408 avant J.-C. . Ici, nulle vidéo comme souvent chez lui, ne vient nous distraire de ce diptyque acéré, resserré sur deux heures. «Les pièces d’Euripide sont d’une brutalité et d’un réalisme presque contemporain.» (…) «A travers ces deux-là, dit-il, j’ai eu envie d’explorer le processus de radicalisation extrême, à l’œuvre chez Électre, Oreste et Pylade.» Pour exacerber ce radicalisme, il a éliminé de la traduction, par ailleurs assez classique, le monologue inaugural du Laboureur (l’époux d’Électre). Il a aussi élagué le texte des chœurs et accéléré l’action grâce à des raccourcis. On entre d’emblée dans le vif du sujet : Électre est bannie du palais, puis mariée à un laboureur par sa mère Clytemnestre et son nouvel époux Égisthe après avoir assassiné le roi Agamemnon, mari de cette dernière, à son retour de la guerre de Troie. Électre pleure sur sa déchéance. «Rendue à une si grande indigence. » (…) « « Ne vois-tu pas mon corps privé de soins et ma tête rasée comme une esclave scythe ?» se plaint-elle à son frère Oreste, rentré d’exil, sur ordre d’Apollon, pour venger son père, accompagné de son ami Pylade,
Électre, Oreste et Pylade animés par la haine et un désir de vengeance, vont s’inciter mutuellement à commettre une série de meurtres. Oreste sombre dans la folie après avoir tué Égisthe puis sa mère. Effaré par son matricide, il s’en prend à sa sœur : «Cette fille aux yeux sanglants, à l’esprit de serpent.» Mais le sang appelle le sang: parce qu’il la tient responsable de la guerre de Troie, Pylade tue Hélène qui était venue pleurer sa soeur Clytemnestre, avec son mari Ménélas, frère d’Agamemnon. Leur fille, Hermione, est alors prise en otage par les trois complices pour garantir leur fuite. Mais elle échappera à la mort grâce à l’intervention in extremis d’Apollon, deus ex machina. « Les dieux toujours sont longs à agir », se plaint Oreste quand son grand-père, Tyndare, père de Clytemnestre et Hélène, l’accable de reproches, appelant à la justice des hommes et de la Cité, pour mettre fin à la vendetta.
Jan Versweyveld a situé l’action devant Argos, la ville de feu Agamemnon. Le scénographe a imaginé, pareil à un tombeau, un cube central où s’ouvre une porte, telle une bouche d’ombre; c’est la cabane du Laboureur d’Électre, puis dans Oreste, le Palais d’Argos. Les entrées et sorties se font par la porte de ce cube, ou par une passerelle qui enjambe le plateau entièrement couvert d’une boue où s’enfonce Électre, princesse déchue et réduite à l’état de paysanne pauvre. Autour d’elle, se déploie le chœur vêtu de loques couleur écru, en harmonie avec les haillons qui habillent Suliane Brahaïm, une Électre en furie, cheveux ras en bataille. Des costumes terreux contrastant avec les impeccables costumes bleu de la famille royale, bientôt souillés de sang et de boue…
Euripide (480-406 avant J.C.), à l’instar de son grand rival Sophocle (495-406), transcrit au sein de la famille des Atrides, les guerres fratricides du Péloponèse (431-404). Cette sombre mise en scène nous renvoie aux conflits actuels mais nous restons toujours dans le contexte de la tragédie antique avec la présence du Chœur. Mené par le Choryphée (Claude Mathieu), il est essentiellement féminin et discret: ses interventions se résument souvent à des danses rituelles ensauvagées dans la chorégraphie un peu excessive de Wim Vandekeybus.
Plus constante que le chœur et très travaillée, la musique d’Eric Sleichim soutient l’action en permanence, à la manière du nôs japonais. En fond de scène, à cour et à jardin, deux percussionnistes derrière leurs timbales: quatre imposants fûts en cuivre martelé. A cette instrumentation acoustique, s’ajoutent une guitare électrique et des percussions électroniques (marimba et batterie). Les quatre interprètes, membres du trio Xenakis, se utilisent des gongs, bols tibétains, crotales, crécelles, tuyaux harmoniques et flûtes…
Cette musique trouve sa juste place dans le projet d’Ivo van Hove : analyser la radicalisation de la jeunesse. « Ces trois jeunes gens, dit-il, se sentent maltraités par la société sur laquelle règnent des individus plus âgés, et qui leur impose ses lois et sa rationalité. Eux, au contraire, donnent corps à une impulsion très instinctive de violence et de vengeance. Bien entendu, ce processus rappelle de façon troublante l’actualité. Euripide traite ici du thème de la radicalisation, avec brutalité et réalisme et une psychologie très raffinée ». La violence légitime-t-elle la violence? Le metteur en scène se réfère aux idées de Mohammed M. Hafez et de Creighton Mullins, spécialistes de la radicalisation (voir Le Puzzle de la radicalisation). Pour eux : «La marginalisation économique, l’aliénation culturelle et un sentiment aigu de victimisation» font partie de griefs conduisant à l’extrémisme. » Comme ici, ces héros déchus de leurs droits.
Ivo van Hove a dirigé les acteurs en ce sens. Aux côtés de Suliane Brahïm, sublime dans sa détresse et sa violence, Oreste (Christophe Montenez) paraît un peu fade dans sa fougue juvénile et sa déraison. Le metteur en scène pousse le bouchon très loin : comble d’horreur, Électre émascule le cadavre encore chaud d’Égisthe. Loïc Corbery fait un excellent Pylade et Denis Podalydès, un Agamemnon veule à souhait. Elsa Lepoivre joue à la fois Clytemnestre et Hélène, et l’irruption de son élégante blondeur, dans cet univers masculin brutal et sanglant, produit son effet. Du «ciel désespérément vide», selon la formule d’Arthur Schopenhauer, tombera un dieu bien insolite, touche ironique au milieu de ce sombre marigot. Mais apportera-t-il vraiment la rédemption?
Le metteur en scène a une lecture très personnelle d’Euripide et il l’assume parfaitement : il fait des protagonistes, les jouets de leurs pulsions et de leur folie meurtrière mais réduit d’autres personnages à des faire-valoir… On peut regretter un déséquilibre dans les occurrences du chœur. Et la sonorisation (alors que les acteurs sont tous rompus à jouer sans micro) rend les voix artificielles et indifférenciées. Dommage ! Reste une formidable machine à jouer où décor, lumières, musique et interprètes concourent à une belle et intelligente performance. Elle sera bientôt transmise en direct depuis la salle Richelieu dans certains cinémas.
Mireille Davidovici
Jusqu’au 3 juillet (en alternance), Comédie-Française, salle Richelieu, place Colette Paris (Ier) T.01 44 58 15 15.
Les 26 et 27 juillet, Théâtre antique d’Épidaure (Grèce).
Au cinéma : diffusion, en direct par Pathé Live dans trois cent salles en France et à l’étranger Le 23 mai à 20h 15. Le 16 juin à 17 h, les 17 juin et 18 juin à 20 h.
La traduction française est parue aux Éditions Gallimard dans la collection Folio théâtre