Festival Passages 2019
Festival Passages 2019:
Ce premier week-end a été représentatif de la politique d’ouverture à l’International de son directeur Hocine Chabira (voir Le Théâtre du Blog). On a pu ainsi découvrir des spectacles extra-européens en première française dans une ambiance très conviviale. Le festival organise en parallèle de nombreuses occasions de rencontres (bords de plateau, apéros-déconstruction, pique-niques interculturels). Une belle façon d’éclairer l’approche de ces artistes venus d’ailleurs.
La Milice de la culture par Ali Thareb, Mazin Mamoory, Kadhem Khanjar et Mohamed Kareem (Irak)
Un moment de grande intensité politique et poétique, sous le chapiteau. La pluie dégouline sur le toit et coule même par moments sur la scène, mais rien ne déconcentre le public qui se serre sur les bancs de bois pour entendre ces textes puissants dits par ces poètes irakiens, invités en lien avec la manifestation POEMA. Devant l’absence de structures et dans la situation d’urgence liée aux guerres, réunis en collectif depuis 2014, ces poètes réunis en collectif prennent dans leur pays le risque de dire leurs textes dans les endroits les plus touchés et interdits d’accès : cimetières de voitures piégées, champs de mines, fosses communes, quartiers en ruines. Surnommés «Les poètes des attentats aveugles », ils se nomment eux : La Milice de la culture. A Metz, sont invités quatre d’entre eux, originaires de la province de Babil, au centre de l’Irak ; ils lisent tour à tour au micro, des extraits de leurs textes en arabe, repris ensuite en français par les comédiens Franck Lemaire, Reda Brissel, Valéry Plancke et Mohamed Mouaffik.
De ce moment simple, fragile et soumis à la pluie tambourinante, sourd une puissante et désespérante ironie, nourrie de l’absurdité du conflit religieux, de l’impasse complète du régime et du besoin d’espoir malgré tout. Parfois pointent l’amour et la tendresse. L’écriture est sèche, proche parfois de l’aphorisme : «Les sunnites nous ont arrêtés dans une rue déserte et dit : êtes-vous chiites ? Les chiites nous ont arrêtés dans une rue déserte et dit : êtes-vous sunnites ? Nous marchons dans les rues désertes, dans une mare de sang.» «Hier, je suis allé à l’Institut médico-légal. Ils ont dit avoir des os non identifiés… Je tourne comme une orange sur le couteau de l’espoir… Est-il possible que ce soit mon frère ? J’ai rangé les os dans un sac. Dans le bus, j’ai pris deux tickets.» «Mon métier de tueur à gages n’est pas rentable en ce moment. Les enlèvements ont davantage la cote… Dans mon métier, les fins heureuses se concluent avec un silencieux.» «Les assassins ont des enfants qui ont besoin de se promener, des jardins qui demanderaient davantage de soin… C’est pourquoi, nous devons mourir facilement, en évitant de les retarder. »
Répondant ensuite aux interrogations du public quant à l’absence de femmes dans ce collectif, ils disent que les endroits où ils se produisent, sont dangereux et interdits et qu’il n’est pas pensable qu’elles courent ces risques. Voix masculines uniquement donc, pour ce commando de poètes sous menace de mort.
Textes publiés aux éditions Lanskine (domaine irakien), La Crypte ou Plaine-Page.
Play Sahika Tekand / Studio Oyunculari (Turquie)
Le texte minimaliste de Samuel Beckett qui joue sur les impasses d’un langage appauvri, est ici réduit encore davantage s’il est possible, tel une phrase musicale, décomposable et remontable à l’infini. Quinze jeunes acteurs s’en emparent, dans une scénographie architecturée comme une ruche, par étages, chacun dans son alvéole. Imprégnés d’une lumière sans origine décelable, repris par l’ombre après chaque brève intervention, parfois d’une fraction de seconde, ces «figures» ne font que matérialiser l’abstraction du langage, une fois retirées toute intention et toute émotion. Le thème n’est d’ailleurs autre que les affres de l’adultère et du ménage à trois avec tout le pauvre langage qui l’instruit. Une sorte de parodie prémonitoire des Feux de l’amour.
Locuteurs extraordinairement agiles, les acteurs jouent le texte comme une partition de musique concrète, sur une seule note répétitive, guidés par un chef d’orchestre invisible. On admire leur incroyable gymnastique vocale, tout comme la virtuosité technique qui l’accompagne. Comment ont-ils obtenu les droits d’opérer une telle déconstruction sur le texte de Beckett ? Mystère. Le public sort étourdi, et même un peu halluciné par ces intermittences saccadées, tout en se demandant : à quoi bon ?
Ethiopian dreams par le Circus Abyssinia (Ethiopie)
Deux frères éthiopiens, Bibi et Bichu Tesfamarian, fous de jonglage dès leur plus jeune âge, rejoignent le Circus Space de Londres en 1999, avec lequel ils sont depuis en tournée à travers le monde. Décidés à soutenir la jeune génération de leur pays d’origine, ils apportent leur soutien à l’Ecole du cirque Wingate en Ethiopie. Issue de cette formation, la troupe Circus Abyssinia les a rejoints en Angleterre en 2015. Et ils se taillèrent un beau succès au festival d’Edimbourg en 2017.
A Metz, la troupe se compose principalement de contorsionnistes et d’acrobates qui sont tous un peu danseurs. Ils défient les lois de la gravité avec fougue, fantaisie et humour, à un rythme endiablé. Leurs matériels sont très sommaires (cordes, mâts, cerceaux) mais leur jeu de scène, époustouflant. Est-ce la modestie de leur équipement qui autorise une telle fraîcheur ? Est-ce leur jeunesse qui fait éclater leur incroyable inventivité ? L’influence anglaise se fait sentir, qui croise les exigences de l’«entertainment» avec une formation physique très complète.
Le public sort rafraîchi de ce spectacle qui marche à fond de train sur des musiques de disco éthiopiennes. Dans le domaine circassien, on n’avait d’ailleurs rien vu d’aussi réjouissant venu du continent africain, depuis le regretté Circus Baobab de Guinée.
Le 15 mai à 16 h, le 16 mai à 14 h et 20 h et le 17 mai à 18 h. Grand chapiteau, Place de la République, à Metz.
Le 19 mai, scène de l’Hôtel de Ville de Sarreguemines.
X-Adra de Ramzi Choukair (Syrie)
Théâtre documentaire au sens fort du terme, porté par six militantes de l’opposition syrienne, désormais réfugiées. Elles ont été emprisonnées à la prison d’Adra à Damas, ont subi les interrogatoires, les viols, la torture – certaines dans les années 80, au temps de Hafez El Assad (le père), d’autres sous le régime de Bachar (le fils). Aujourd’hui survivantes, libérées mais contraintes de quitter la Syrie, elles vivent en Allemagne, en France ou en Turquie. Le metteur en scène franco-libanais Ramzi Choukair, accompagné par le dramaturge Wael Kadour, les a encouragées à prendre la parole.
La voix d’Hala Omran ouvre le spectacle, alors qu’elle est encore dans la pénombre, invisible du public. Son chant, profond et méditatif tel une mélopée, pourrait être celui d’une Troyenne, regardant les morts et les vivants du chant de bataille. La comédienne dira plus tard une liste de mantras pour survivre en prison : «Mange lentement tout ce qu’on te donne », «Attache tes cheveux », « N’anticipe pas la douleur», «Ne pense pas à ceux qui sont dehors», «Souviens-toi, un peu chaque jour, de quelque chose que tu as appris, pour ne pas perdre la tête », et aussi le très prosaïque : «Si tu as des puces, retourne tes vêtements.» Elle dit ce que l’on apprend, cette expérience de la prison comme il y eut une expérience des camps et qui reste à jamais inscrite dans les comportements.
Les autres femmes racontent en mots modestes et en phrases pauvres, ce qu’elles ont vécu. Pas d’apitoiement, pas d’effet littéraire ou théâtral. La coupure est définitive avec ce qui reste de famille et d’amis, avec les sentiments communs de la vie à l’extérieur. Mais il faut pourtant poser des mots, et le faire en public a dû creuser en chacune d’elles un sillon de douleur. Le spectacle donne à chacune, tour à tour, le temps de dire ce qui peut être dit. Certaines témoignent pour des compagnes de détention, absentes, mortes ou disparues.
Paradoxalement, la certitude de la mort prochaine peut autoriser certains aveux à des proches : puisqu’on ne les reverra jamais, autant écrire la lettre qui dit sa propre vérité. Libres désormais, qu’est-ce que cela veut dire? La force de ce moment – car c’est à peine un spectacle – tient à l’absolue austérité de leurs confidences. Elles sont là, à peine là, car encore, et peut-être pour toujours, là-bas. Pour un moment, nous les avons accompagnées au plus sombre de leurs mémoires.
Marie-Agnès Sevestre
Spectacles vus les 12 et 13 mai, à Metz.