Cabaret horrifique, mise en scène de Valérie Lesort

Cabaret horrifique, mise en scène de Valérie Lesort

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© Stefan Brion

«A la nuit tombée, si vous l’osez, pénétrez dans la sombre et étroite rue Marivaux, dit Valérie Lesort, avancez prudemment jusqu’à la porte n° 8, poussez-la -affreux bruit de porte qui grince- et rejoignez-nous à bord d’un incroyable train fantôme musical. » Cela se passe en effet, non sur la scène de l’Opéra-Comique mais dans le hall aux colonnes de marbre auquel on accède plus normalement par le grand escalier de la place Boieldieu. Vingt petites tables rondes nappées de rouge bien sûr, pour quatre personnes avec flûtes et bouteille de Champagne. Avec aussi fausses bougies et fausses toiles d’araignée Halloween comme il y avait encore quelques années de cela dans les vitrines des coiffeurs et restaurants minables
Côté scène, au même niveau que le public, un piano à queue noir, un synthé, deux micros et une petite table où sont disposées un crâne, une pastèque, un céleri en branche… Le tout baignant dans un épais brouillard. Ce Cabaret horrifique, avec la soprano Judith Fa, le baryton Lionel Peintre, aux têtes affreuses grises et noires, sont accompagnés au piano par Martin Surat… La metteuse en scène en longue robe noire décolletée est tout aussi sinistre avec une cicatrice au cou,  des cheveux noirs d’une saleté repoussante coiffée d’une main  coupée  fait office de maîtresse de cérémonie et réalise de temps à autre quelques bruitages très réussis. Avec bien sûr, un humour solide mais parfois proche du Grand-Guignol d’autrefois. Le sang coule souvent, il y a des têtes coupées près du piano, des morceaux de jambes et de bras dans une grande panière gentiment offerts au public. Le pauvre pianiste gentiment trucidé se verra arracher son petit cœur bien rouge, brandi par les chanteurs comme un trophée.

Ils ont la tête de l’emploi, celles de personnages de films de la plus sombre horreur. Et une heure et quelque, ils nous emmènent dans un répertoire de chansons et airs d’opéra connus, ou moins connus, à la fois classiques et modernes mais aussi et de variétés : Furie terribile de Haendel, l’air du froid dans Le Roi Arthur d’Henry Purcell, l’air de la folie dans Platée de  Jean-Philippe Rameau, Armide et Hidraot dans l’Armide de Jean-Baptiste Lully, La Danse macabre de Camille Saint-Saens, Alabama Song et Le Grand Lustucru de Kurt Weill, mais aussi Nosferatu de Marie-Paule Belle ou Le Tango des joyeux bouchers de Boris Vian…

Dénominateur commun : crimes bien saignants, fantômes, sorcières et, à la fin dans une brouillard et une lumière rouge des plus vulgaires, on fait entrer un grand cercueil d’où sort un sosie approximatif et très ridicule de Michael Jackson avec son fameux gilet rouge à bandes noires, comme il y en a en vente deux cent mètres plus loin, sur le boulevard.  Comme le disait le regretté Jacques Higelin cité en tête du programme : «Laissez flotter vos idées noires Près de la mare aux oubliettes Tenue du suaire obligatoire »

Impossible de croire un instant à cet univers au second, voire au troisième degré mais c’est fait pour et on rit beaucoup aux facéties de ces quatre fous vivants ou morts on ne sait plus trop; tout le spectacle est plein de trouvailles des plus efficaces comme ces quelques flocons tirés d’une poche pour représenter la neige simplement éclairée par le faisceau d’une lampe de poche, ou le grattage à dix centimètres du micro d’un petit balai de paille (de sorcière bien sûr !) pour figurer le feu qui craque dans L’Enfant et les sortilèges de Maurice Ravel. Le bruitage en direct est un vieux truc qui marche à tous les coups mais ici dix fois mieux. Tout est plus que faux et sonne le toc et donc plus que vrai, ce qui ne gâte rien. Paradoxe du théâtre. Comme disait le grand dramaturge japonais Chikamatsu Monzeamon (XVII ème siècle) : « L’art se situe entre une vérité qui  n’est pas une vérité et un mensonge qui n’est pas un mensonge.” Ici, grâce à une mise en scène à la fois intelligente et rigoureuse et à des interprètes qui ne se prennent jamais au sérieux mais qui prennent leur travail plus qu’au sérieux et chantent magnifiquement. Bref, une belle réussite, hier soir gâchée à la fin quand on a appris l’attentat lyonnais… Là, le vrai sang avait encore une fois coulé.

Le spectacle sera  repris à l’Opéra Comique et en tournée mais attention… il n’y a dans la configuration actuelle que quatre-vingts places !  La matière  existe bien, les interprètes aussi mais ce genre de café-concert manque à Paris. Comme l’aurait presque dit le marquis de Sade: «Théâtres nationaux français, encore un effort. »

Philippe du Vignal

Spectacle vu le 24 mai, à l’Opéra-Comique, 1 Place Boieldieu, Paris (II ème) 

 


Archive pour mai, 2019

Iliade, d’après Homère, mise en scène de Pauline Bayle

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Iliade, d’après Homère, mise en scène de Pauline Bayle

 C’est la deuxième reprise à Paris de ce spectacle  créé il y a déjà presque quatre ans. au Théâtre de Bellevilleet dont nous avions déjà dit tout le bien Vingt-quatre chants et un peu plus de quinze mille vers d’une épopée pour dire les horreurs d’une guerre de Troie qui dure depuis neuf ans, et où on va croiser, pendant six jours et six nuits, les destins de mortels, ces fabuleux Grecs : Agamemnon, son frère Ménélas, Achille, Ulysse, Ajax le grand, Patrocle, Diomède, Hélène, des Troyens comme Priam, Hécube, Hector, Andromaque… et des immortels comme Zeus, Thétis, Héra, Poséidon. Cette épopée quelles qu’en soient les nombreuses adaptations, continue de faire rêver plus de vingt siècles après, au théâtre comme au cinéma…

Cela commence dans le hall du théâtre- vieille et efficace recette pour mettre le public de son côté- mais bon.  On a droit à la fameuse colère d’Achille qui, dit Homère, « jeta dans l’Hadès tant d’âmes de héros, livrant leur corps en proie aux oiseaux comme aux chiens ; ainsi s’accomplissait la volonté de Zeus».  A propos de cette fameuse Grecque, la belle Hélène, enlevée par Pâris, le Troyen, à Ménélas, frère d’Agamemnon le puissant roi grec.

Pauline Bayle, elle, a voulu, dès le début du spectacle, mettre l’éclairage sur le thème de la guerre qui, dit-elle, «pendant des millénaires, a constitué le prolongement naturel de l’être humain, une sorte d’issue certes fatale, mais inévitable de l’existence (…) où des héros mettent tout en œuvre afin d’échapper à leur condition de mortel, tout étant sans arrêt rattrapés par elle.» Quand elle a préparé son spectacle, elle ne pouvait encore prévoir cette autre guerre toute aussi violente que furent les attentats à Paris comme ailleurs… et qui ne semble pas près de s’arrêter !
Il y a aussi des chœurs où Pauline Bayle a repris des phrases de personnages comme Ulysse, Agamemnon, Diomède et Hector et d’autres glanées un peu partout dans cette extraordinaire épopée,  comme ces mots étonnants d’Hélène au chant VI : « Zeus nous a chargés d’une mauvais part pour que plus tard, nous soyons chantés par les hommes qui viendront ». Le spectacle est aussi celui de récits de guerre comme ceux d’Ulysse et Agamemnon, Diomède, Hector, et de dialogues entre Hélène et son beau-frère Hector, entre Hector et Andromaque, ou encore Ulysse et Achille.
Les dialogues entre les dieux: Héra, Poséidon, Aphrodite…  proviennent eux d’improvisations et vont vers le burlesque, du côté de La Belle Hélène de Jacques Offenbach et de La Guerre de Troie n’aura lieu de Jean Giraudoux. Il y a aussi des récitatifs de listes de noms  comme sur les monuments aux morts, ceux de la guerre de Troie que Pauline Bayle a repris mais en les accumulant. C’est efficace, les noms grecs sont si beaux mais parfois un peu long ! Enfin, elle aurait eu tort de se gêner; après tout, l’immense Eschyle l’avait fait avant elle, avec le récit du messager des Perses, pour le plaisir évident de faire entendre la liste de ces commandants perses, acteurs et victimes de cette guerre avec les Grecs.

Les interprètes ne sont plus les mêmes sauf une.  Et cela fonctionne toujours ? (Le spectacle est parfaitement rodé) Mais parfois semble-t-il…  un peu moins bien. Il y a surtout, vers la fin, des scènes formidables de vérité comme ce dialogue entre Hector et Achille. Et  Pauline Bayle sait créer aussi des images très fortes, comme cette scène où Achille, le guerrier exemplaire asperge le sol avec le sang de deux éponges pressées. Là, avec quelques chaises, un peu de lumière et quelques effet musicaux mais surtout avec cinq jeunes comédiens efficaces, on entre dans le vrai théâtre. En privilégiant le récit oral sans que cela nuise jamais au jeu, Pauline Bayle confirme  aussi qu’elle est une très bonne directrice d’acteurs.
 Ce que l’on aime moins : ces changements très rapides des personnages joués alternativement par filles et garçons qui donnent un peu le tournis … Ce procédé facile, très mode et qui a beaucoup servi, ne facilite en rien l’accès à cette lecture personnelle de l’Iliade et le spectateur non averti peut s’y perdre facilement, malgré la liste des personnages grecs et troyens collées au mur du fond… Belle et efficace idée. On remarquera au passage qu’il n’y a aucune femme chez les Grecs.
  Les acteurs habillés de noir, s’affublent parfois de perruques féminines.  Pourquoi pas? En tout cas, ces costumes dans leur sobriété sont plus efficaces que ceux de L’Odyssée présentée juste après, et les éclairages aussi.
Malgré ces réserves, cette Iliade, est jouée par de jeunes comédiens qui mouillent leur chemise et qui sont les mêmes dans Odyssée où on les entendait mal au soir de la première. C’est un spectacle intelligent, plein de générosité et d’invention et on y entend toute la force poétique d’Homère. Avec juste quelques accessoires comme un tapis rectangulaire de papier, une dizaine de seaux noirs et cinq chaises. La mise en scène, très rigoureuse  et métaphorique n’est jamais bavarde et fait entendre la violence de la guerre téléguidée par les Dieux, c’est à dire sans que les mortels puissent vraiment en comprendre les raisons majeures. Quoi, hélas, de plus actuel ? Et le public, très jeune pour une fois, était très impressionné par ce beau travail théâtral et l’a applaudi chaleureusement. Notre amie Elisabeth Naud vous parlera très vite d’Odyssée, second volet de ce spectacle qui est aussi mis en scène par Pauline Bayle.
 

Philippe du Vignal

La Scala, 13 boulevard de Strasbourg, Paris (X ème). T. : 01 40 03 44 30.

Life reflected/Réflexions sur la vie, direction muiscale d’Alexander Shelley, contenu créatif et mise en scène de Donna Feore

©Fred Catroll

©Fred Catroll

 

Life reflected/Réflexions sur la vie  par l’orchestre du Centre national des arts du Canada, en 4 D, direction d’Alexander Shelley, contenu créatif et mise en scène de Donna Feore

  Cela se passe dans le Grand auditorium de La Seine Musicale. En une heure et demi, ce spectacle à quatre volets créé en 2016, évoque la vie de quatre Canadiennes exceptionnelles, avec des musiques commandées à quatre compositrices de ce pays interprétées par l’Orchestre national, une soprano (Erin Wall) une narratrice à la voix enregistrée ( Martha Henry) et une comédienne (Monique Mojica) et un dispositif de projection sur un écran en fond et sur les côtés du plateau où jouent les musiciens.

 Dear Life d’Alice Munro, adaptation de Merilyn Simonds, musique de Zosha Di Castri

La prix Nobel Littérature 2012 a publié entre autres un recueil de nouvelles au titre éponyme. Dans Dear life, Alice, est un bébé dans son berceau, devant la maison quand arrive une femme étrange. La mère et narratrice prend le bébé, se précipite  dans la maison et ferme la porte mais la femme frappe et cogne à la vitre avant de partir. Maintenant âgée, la mère, apprend alors que cette démente avait jadis vécu dans cette maison. On entend des  fragments de ce  récit sans doute en partie autobiographique dit par Martha Henry et  la soprano les fait résonner  d’abord en fusion avec l’orchestre puis seule… C’est aussi la rencontre entre une auteur âgée (quatre-vingt sept ans) et une jeune compositrice qui a reçu la commande quelques jours avant la naissance de son premier enfant. “Un récit n’est pas comme une route à suivre, dit Alice Munro, c’est plutôt comme une maison. Vous y entrez et y passez quelque temps, errant d’une pièce à l’autre.”

My Name is Amanda Todd d’Amanda Michelle Todd, musique de Jocelyn Morlock

Cette très jeune auteure canadienne née en 1996  avait publié une vidéo, My story: Struggling bullying and self-harm  (Mon histoire: lutte, harcèlement, suicide et auto-mutilation)  il y a six ans sur You Tube.  Le récit d’une épreuve insupportable: à douze ans,  elle avait rencontré sur le web un homme qui lui demanda de lui envoyer des photos de ses seins, photos qu’il enverra à ses copains de classe. Harcelée, l’adolescente sombrera dans la dépression, avant de de suicider à quinze ans… Une invitation à réfléchir sur les ravages du cyber-harcèlement, un phénomène encore inimaginable il y a une trentaine d’années et où chaque adulte a une responsabilité personnelle.

 Bondarsphere de Roberta Bondar, musique de Nicole Lizée

 C’est la première neurologue au monde qui ait pris part à une expédition spatiale de la Nasa. Mais cette chercheuse  a aussi photographié l’environnement de notre planète,  et ses clichés sont exposés dans des galeries de Vancouver, Toronto, Londres…  “Pour réaliser cette œuvre,  dit la compositrice, j’ai passé des heures à éplucher des enregistrements de la collection de Roberta Bondar. » ( …) « J’ai tiré de tout cela un environnement sonore formée d’éléments hétéroclites: dont les inflexions de la voix de l’astronaute décrivant la vue qu’elle a du Canada depuis l’espace une voix filtrée, une voix “venue de l’au-delà”….

Lost My Talk
de Rita Joe, musique de John Estacio

 Cette écrivaine canadienne, mère de huit enfants (1932-2007) était une auteure, poétesse et chansonnière lauréate des Mi’kmaq, peuple amérindien de la côte nord-est d’Amérique, Elle publiera son premier livre, The poems of Rita  et puis entre autres un texte autobiographique The Song of Rita Joe,  où elle raconte son expérience au pensionnat de Shubecanadie où on lui interdit de parler de sa langue et où elle subit violences psychologiques et corporelles. Et dans ce poème de quinze vers, Rita Joe parle de sa crainte d’être privée de sa culture.  « A l’image de ce poème en quatre strophes, la composition musicale est sans pause, en quatre mouvements, dit John Estacio. Un solo de flûte bucolique évoque la vie de l’auteure avant d’être envoyée dans ce pensionnat. Les cordes jouent alors un hymne qui prend soudain  l’allure d’un environnement musical hostile. »

Toutes ces œuvres ont une réelle unité, autour du chiffre quatre comme dans la conception occidentale, avec le feu, l’air, l’eau et la terre auxquelles se réfèrent les images projetées. Mais malheureusement, la mise en scène est  approximative. Il y a, en bord de scène, un rideau de fils blancs qui sert de premier écran aux images qui s’inscriront en même temps sur le fond de scène qu’on voit mal, puisque la trentaine de musiciens et leur chef occupent déjà l’espace visuel. Comprenne qui pourra. Quant au seul banc de surtitrage placé en haut de l’écran, il est évidemment peu lisible. Tant pis pour les Francophones. Et comme il nous faut regarder la soprano  et la récitante mais aussi les images à la fois réelles et non figuratives composées de lignes en mouvement sur trois écrans un frontal et deux latéraux, cette avalanche d’informations finit vite par nuire au propos et à la musique excellente et jouée excellemment par ce grand orchestre. On veut bien que la vidéo, dit  Donna Feore joue ici un rôle-clé. «  (…) « En cherchant des moyens novateurs pour explorer la vision du Centre National des Arts à propos de Life Reflected, la vidéo a été un choix évident. »

Peut-être mais à condition d’offrir à cette performance, une scénographie adéquate, ce qui n’est pas cas ici : mettre un plateau et un grand écran derrière pour accueillir ce type de spectacle dans ce grand et merveilleux auditorium est une erreur. Quand on est assis dans les premiers rangs, on voit les gestes du chef et la récitante. Pourquoi ne pas avoir placé l’orchestre dans une fosse? Réponse évidente: elle n’existe sans doute pas. Dans ce cas, pourquoi avoir choisi l’auditorium pour ces représentations? Au moins, on entend très bien ces musiques contemporaines jouées par ce grand orchestre  de cordes : violons, altos, violoncelles, contrebasses, harpe, et vents : hautbois, flûtes, clarinettes, bassons, cors, trompettes, trombones, tubas,  et percussions et timbales. On ressort de là un peu déçu de ne pas avoir correctement accès au texte et aux images… Dommage.

Philippe du Vignal

Spectacle vu le 17 mai à la Seine Musicale, Ilot Seguin, Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine)

https://nac-cna.ca/en/event/1999

Opus par la compagnie Circa Contemporary Circus et le Quatuor Debussy

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Week end Cirques à la Philarmonie

 La Philarmonie de Paris opère, pendant un week-end, des mariages fructueux entre circassiens et musiciens. Le cirque contemporain sous toutes ses formes, se prête à d’étonnantes rencontres et les interactions entre artistes d’horizons si différents ouvrent un nouveau champ de création. Cette initiative permet de renouveler le public et l’image de cet établissement souvent perçu comme voué à la seule musique «savante».

 Opus par la compagnie Circa Contemporary Circus  et le Quatuor Debussy

 Opus, créé aux Nuits de Fourvière en 2013, nous offre un exemple d’osmose entre musique classique et acrobatie. Yaron Lifschitz met en scène une troupe de quatorze artistes de haute volée, venus d’Australie. La Circa Contemporary Circus se produit dans le monde entier et forme aussi l’élite de l’acrobatie dans son école de Brisbane, avec, pour marque de fabrique, au-delà de la technique, une grande exigence esthétique dans la mise en mouvement.

Le Quatuor Debussy, lui, intervient souvent aussi pour accompagner la danse (Maguy Marin, Mourad Merzouki, Wayne McGregor ou Anne Teresa De Keersmaeker) et le théâtre. Il compte à son répertoire tous les quatuors de Dimitri Chostakovitch, composés entre 1934 et 1974, et il semblait naturel que cette musique induise la dramaturgie d’Opus. Choix cohérent: le compositeur russe d’avant-garde, mis plusieurs fois à l’index par le pouvoir soviétique pour sa modernité, a écrit des musiques de film, et a travaillé avec Meyerhold. Ses petites formes portent en elles la trace de ces expériences et offrent à Yaron Lifschitz l’occasion de construire une chorégraphie fluide et sensible, qui met en valeur les corps des athlètes de la piste.

 A un solo aérien à la limite du contorsionnisme, succède un autre solo mais de violon qui accompagne, avec un timbre velouté, d’amples acrobaties au sol. Puis des pyramides humaines se font et se défont. A une scène de groupe bien ordonnée, sur une partition sombre et rythmée, succède un trapéziste qui se hisse, puissant et indolent, sur une musique lente. Puis des jeunes filles jouent gracieusement du cerceau… Costumes sobres et soigneusement coordonnés, lumières et harmonie des enchaînements contribuent à mettre en valeur la virtuosité des artistes.

 On se surprend à regarder autrement ces jeux et à prêter un oreille différente à ces Quatuors n° 11 en fa mineur (1966),  n° 8 en ut mineur (1960) et n° 5 en si bémol majeur… Et les musiciens se placent parfois au milieu des acrobates et font vibrer leurs cordes en complicité avec eux. L’acoustique exceptionnelle et le rapport scène-salle de cette salle imposante donnaient du relief à ce spectacle d’une heure trente, applaudi chaleureusement par le public de cirque et les mélomanes rassemblés pour l’occasion.

 Mireille Davidovici

 Spectacle vu le 12 mai à la Philarmonie de Paris, 221avenue Jean Jaurès Paris  XIX ème. T. : 01 44 84 44 84.

 

Festival JT 19 au Théâtre de la Cité Internationale

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Festival JT 19 au Théâtre de la Cité Internationale

Une occasion pour découvrir de jeunes artistes sortant des écoles supérieures d’art dramatique. La programmation est orchestrée par le Jeune Théâtre National et le Théâtre de la Cité Internationale, en complicité avec le Théâtre de la Ville.

Réalités d’après La Misère du monde de Pierre Bourdieu, mise en scène d’Alice Vannier

Alice Vannier (vingt-six ans) formée à l’ENSATT a  déjà mis en scène 54321 J’existe et a joué dans trois spectacles, La Parole de Gutenberg, Black Mountain et Jacqueline. Ici, elle a choisi de donner la parole au grand sociologue: «Ce que le monde social a fait, le monde social peut le défaire !» Six comédiens font vivre ces paroles déterminées, filtrés par des regards de l’art et par des médias à caractère plus sensationnel. De La Misère du monde (1993), Alice Vannier a saisi  l’essentiel du gros ouvrage collectif dirigé par Pierre Bourdieu. Soit des témoignages sur la misère sociale et professionnelle et une analyse glaçante des mécanismes de domination qui s’exercent à tous les niveaux d’une société.
Ici, trois hommes et trois femmes jouent les intervieweurs et les interviewés parfois en colère quand ils se trouvent réduits au chômage…  Et on réalise que la situation des exclus est aussi dramatique qu’à l’époque où le livre a été écrit. Dans La Misère du Monde (1993), Pierre Bourdieu évoquait aussi déjà le paradis perdu, la violence, la culpabilisation, à travers les confidences de trois élèves de collège et lycée : « On n’a pas le droit d’avoir des états d’âme. Ce qui se joue en ce moment, c’est notre avenir ! »

Selon lui, la sociologie, qui s’inscrit pour une part en opposition aux médias, surtout la télévision, «fait courir un très grand danger aux différentes sphères de la production culturelle, art, littérature, science, philosophie, droit » et  aussi «un danger non moins grand à la vie politique et à la démocratie ». Que n’aurait-il dit de l’invasion mortifère d’Internet!

Allègre et inquiétant, le spectacle interprété par ces jeunes comédiens nous restitue toute la modernité de cette parole essentielle.

Edith Rappoport

Spectacle vu le 18 mai au Théâtre de la Cité Universitaire, boulevard Jourdan, Paris ( XIV ème). La Misère du monde est publié aux éditions du Seuil.

La Rose et la Hache d’après Richard lll de William Shakespeare, mise en scène de Georges Lavaudant

La Rose et la Hache d’après Richard III de William Shakespeare, adaptation de Carmelo Bene, mise en scène de Georges Lavaudant

 la rose et la hache-1 - copieLa reprise de ce spectacle créé en 1979, et l’un des succès phares de Georges Lavaudant avec le charismatique Ariel Garcia-Valdès, fait événement. Ceux qui le découvrent aujourd’hui comme ceux qui l’ont vu à l’époque, puis revu en 2004 à l’Odéon, saluent unanimement la modernité et la pertinence de cette  mise en scène. 

Carmelo Bene avait, en 1977, bousculé les codes narratifs utilisés par Shakespeare « avec l’infidélité qui lui est due»  et gardé le personnage monstrueux de Richard comme axe dramaturgique, autour duquel tournaient trois reines (Marguerite, Lady Anne, Elisabeth), trois mères éplorées par ses crimes, dont la sienne (Marguerite, duchesse d’York). Laissant en coulisse les meurtres des  ennemis de Richard, il construit sa pièce à partir du miroir que Richard tend à son propre personnage, tout occupé à mettre en scène son désir de pouvoir, assouvi à coups de crimes et de séductions galantes…

A son tour, Georges Lavaudant, retravaille cette adaptation ; il y  injecte sa propre vision du personnage, simplifie encore le dispositif de Carmelo Bene mais conserve  la part onirique de l’histoire: «Même si nous avons réduit, retravaillé, refondu le texte de Shakespeare, tout le monde reconnait vaguement l’histoire de Richard III. Le lyrisme, la folie et le meurtre: ces figures historiques en deviennent tellement monstrueuses qu’on finit par être fasciné par elles ». La Rose et la Hache, (le titre est un aphorisme d’Emil Cioran à propos du théâtre de Shakespeare), s’inspire de ce double modèle pour une partition nocturne. Les éléments de la tragédie reviennent en bribes et parfois en boucle, orchestrés par l’imagerie fantasmagorique du scénographe Jean-Pierre Vergier et la chorégraphie nerveuse et ironique de Jean-Claude Gallota.

la rose et la hache :2 - copieCette belle équipe du Théâtre Partisan fit ses premiers pas à Grenoble en 1968, avant de rejoindre la Centre Dramatique National des Alpes, en 1976.  Ariel Garcia-Valdès, qui reprend ici le rôle de Richard, participait déjà à l’aventure. On le retrouve quarante ans plus tard avec la même présence, la même force, et le même cynisme clownesque, claudiquant et ricanant dans un décor rouge et noir d’une magnifique sobriété. Son Richard a le poids de la maturité mais n’a pas pris une ride. Georges Lavaudant, dans de sombres et stricts atours, joue la Duchesse d’York, celle qui apprendra aux autres reines à maudire Richard (son fils) et donne le ton avec un court prologue : «Au nom du Ciel, disons la triste histoire de la mort des rois, tous assassinés(…) »

Puis la lumière se fait sur une Cène funèbre: assis derrière une étroite table longue où s’accumulent des verres emplis d’un liquide rougeoyant, les personnages semblent être des marionnettes, futurs jouets du démiurge satanique, tout à son ambition morbide. À ce dernier repas, Richard défie son destin, maintenant scellé puisqu’il se conclut par sa mort sur le champ de bataille et par ces mots : «Mon royaume pour un cheval !»  Il passe en revue les moments-clés de son ascension sanglante, se regardant agir, comme s’il se dédoublait, acteur et metteur en scène de son propre théâtre. Le spectacle emprunte au cinéma un format panoramique : les acteurs se déplacent de cour à jardin puis de jardin à cour, sur des musiques de variétés. Traversées redoublées avec un écran en fond de scène, qui s’ouvre épisodiquement sur les trois reines.

Il y a dans cet abrégé de Richard lll  -une heure dix et cinq acteurs-  l’essence même du personnage shakespearien. À «cette horrible nuit d’un homme de guerre», sous-titre que suggérait Carmelo Bene pour son adaptation, nous assistons avec plaisir, savourant l’intelligence et la beauté de cette mise en scène. Il faut souhaiter que le spectacle se prolonge au-delà de ces cinq représentations…

Mireille Davidovici

Spectacle vu le 20 mai au Théâtre Gérard Philipe, 59 boulevard Jules Guesde, Saint-Denis (Seine-Saint-Denis)  T. : 01 48 13 70 00.

Le texte est publié aux Editions de Minuit.

Les Langagières 2019

Les Langagières 2019

 

Cette  Quinzaine autour de la langue et de son usage, convoque la poésie dans tous ses états. Nées à Amiens en 1998, reprises après quelques années d’interruption au T.N.P.  l’an dernier ( voir Le Théâtre du Blog) ces rencontres  doivent beaucoup  à l’attachement de Christian Schiaretti  à la langue et à l’engagement de l’écrivain Jean-Pierre Siméon pour la transmission de la poésie. «Mettre en rapport direct un poète, sa voix et un public », selon les mots du directeur du T.N. P.,  voilà l’objectif de ce marathon littéraire programmé hors les murs et dans plusieurs salles du théâtre.

 

L’ Alphabet des oubliés de Patrick Laupin

 

©Michel Cavalca

©Michel Cavalca

 Les Langagières s’articulent autour de plusieurs modules dont les  «grands cours» : une heure chaque jour avec des poètes, chanteurs, gens de théâtre, sur les multiples manières de se saisir de la langue. Parmi eux, Patrick Laupin, figure de la poésie lyonnaise et Grand Prix de poésie de la Société des gens de lettres en 2013, nous fait le plaisir de partager son amour du verbe. Ce spécialiste de Stéphane Mallarmé captive l’auditoire avec son Alphabet des oubliés, fruit d’ateliers d’écriture avec des exclus du lien social. Il cite Charles Baudelaire: «Donnez moi n’importe quel garçon de course ou épicier, j’en ferai un poète pas plus mauvais que les autres. »  Pour lui, les enfants ” hors monde” (autistes), les femmes analphabètes ou illettrées, les jeunes en rupture scolaire, et nous tous, avons un livre à écrire: « L’écriture c’est se rencontrer soi, ce n’est pas un lexique. J’ai appris beaucoup avec les enfants, les enfants ont l’écriture en eux. »  Le poète poursuit, à propos des autistes : «Ces enfants sont comme mourus sur pied; ces enfants sont mutiques pour se protéger de l’effroi. Mais rien de ce qui est vrai, ne peut jamais se perdre. À condition de créer le lien. Il refusent la langue et ils ont faim d’inscription. » 

Pour preuve, Patrick Laupin nous lit des poèmes étonnants : « Tu m’as déçue car tu t’es servi de l’image floue que possèdent mes yeux, quand les larmes coulent.» (classe de sixième.)  «Quand la pluie tombe, l’ami pleure, et quand l’ami pleure, c’est lui qui fait tomber la pluie. » (…) « Il écoute le sang couler dans son corps. » ( CM1-CM2.) «La joie, ce n’est pas quelque chose qui arrive, c’est la monotonie de la vie qui s’en va, comme un fleuve coule les navires, comme un arbre pillé de toutes ses feuilles, alors pour un instant, la bonté nous envahit. » (classe de sixième.) «J’avais un ange gardien mais il est incompétent. »(Classe ITEP.) Et, digne de Mallarmé : «Je suis cachée dans mon idée blanche. » Le poète mourut en avalant sa langue comme nous le rappelle le conférencier.

Des mots les plus muets, à tous les mots parlants, de  l’innommé, à l’émergence d’un verbe salvateur, ces écritures révèlent la douleur : «La dyslexie, dedans ça fait un grand froid.» « Illettré, dit une femme kabyle, c’est quand on a perdu ce qu’on oubliait. ». « L’écriture c’est la grand attaque ! » écrit une gamin. On pense à Antonin Artaud : « C’est le cri du guerrier foudroyé qui dans un bruit de glaces, ivre, froisse en passant les murailles brisées. » Mais aussi la capacité de chacun à sortir de sa coquille : «Monsieur, j’ai passé la porte des mots et les époques anciennes ne sont plus rien.» (CM1.) Le poète raconte sa méthode: « Je leur dit que les mots sont leurs amis, que les mots diraient que l’enfant a du chagrin, qu’ils sont comme les oiseaux, il faut leur faire un nid douillet pour les garder et les faire parler. » Ainsi cette fillette: « Lorsqu’on regrette, c’est quand on n’a pas dit les mots. L’alphabet, c’est pas elle (sic) qui tisse les phases entre elles.» On pourra en lire davantage dans plusieurs ouvrages publiés par cet apprivoiseur de mots.

 

Et pourquoi moi je dois parler comme toi, montage de textes de et par Anouk Grinberg

©Michel Cavalca

©Michel Cavalca

Cette douleur des laissés pour compte, Anouk Grinberg l’a captée chez les auteurs de l’art brut, ceux que l’ont dit « aliénés » et qu’on enferme loin du monde. La comédienne nous fait entendre leur voix, avec sa sensibilité à fleur de mots, accompagnée par le compositeur Nicolas Repac.  Elle rend inoubliables ces phrases de Jeanne Tripier, enfermée douze ans à l’hospice de Maison-Blanche : « maison barbare et par trop mortifère  rien ne vaut la liberté des peuples qui s’entretuent  nous sommes toutes plus ou moins mortes vivantes. Il fallait attendre la venue de Malbrough s’en va t’en guerre mais ne sait quand il reviendra .»  Et ce malade qui écrit :«  Je ne veux plus de cette bleuissure dans mes yeux. Je m’oppose à ce happement (…). « Chassadé du circulissement auquel tous ont droit » On entend aussi Aloïse, hospitalisée pendant quarante ans, la plus célèbre des artistes d’art brut, exposée par Jean Dubuffet.  Et Aimable Jaillet, terrifiée par la guerre : « Pourquoi  chante-t-on : ”J’irai revoir ma Normandie” et où commence la Normandie ? » Ou encore Lotte : «Il est nuisible de me séquestrer. Pourquoi des brigands transforment en prison ce que l’Etat appelle hôpital ? » «  Lily, la roue tourne, la route s’ouvre, vivre le destin n’est pas chose facile », poursuit Anouk Grinberg, sur une balade de guitare jouée par Nicolas Repac.  D’un timbre ferme, aux tonalités enfantines, elle fait parler haut la poésie mais aussi les appels à la liberté de ces hommes et femmes reclus dans les asiles-prisons : «J’appelle, j’appelle mais qui j’appelle, ne le sait pas( …). J’appelle, j’appelle du fond de la tombe de mon enfance.» Elle y mêle subrepticement des vers d’Henri Michaux ou d’Emily Dickinson. L’actrice nous prouve avec une  ardeur communicative que la différence entre ces auteurs dits « fous » et les autres, est infime. Les spectateurs, saisis et émus, confirment par des applaudissements nourris.

 Des joutes verbales

©Michel Cavalca

©Michel Cavalca

Ils étaient nombreux aussi à assister aux finales d’un concours d’éloquence entre lycéens de trois établissements qui ont construit des discours et qui s’affrontent sur des thèmes imposés : « L’important c’est de participer», « Les politiques, tous les mêmes, y’en a marre » ou «Sous l’amour de la nature la haine des hommes »,  titre d’un article du philosophe Marcel Gauchet. On s’étonne de l’habileté réthorique de cette jeune fille, à partir de la notion de «  scandaleux ».  « Le scandale d’aujourd’hui ne le sera plus demain », argumente-t-elle à propos  du droit des femmes  pour disposer de leur corps rappelant que  les «faiseuses d’anges» d’autrefois étaient  condamnées à l’échafaud. Droit toujours fragile quand on apprend que l’i.V.G.  vient d’être interdite en Alabama, Ohio, Kentucky et Mississippi, y compris en cas de viol. Ces joutes verbales impressionnantes se tiennent  sous l’égide de Sciences Porateur, une association de l’Institut de Sciences politiques de Lyon qui entend  promouvoir l’art de l’éloquence et inciter les jeunes « à prendre la parole quand on nous assigne au silence ». On souhaiterait que d’autres écoles s’emparent de cette idée. Et des étudiants rédigent une Gazette tout au long de ces Langagières

 Comme l’an dernier, le  public se trouve au rendez-vous, preuve que la poésie peut sortir du ghetto où trop souvent on la croit confinée. Heureusement, des initiatives de ce genre existent pour la faire vivre et entendre.

 Mireille Davidovici

 Du 14 au 25 mai T.N.P.  8 place Lazare Goujon, Villeurbanne (Rhône). T. : 04 78 03 30 00.

L’Alphabet des oubliés /Livre de rencontres dans les écritures; Le Courage des oiseaux, sont publiés  aux éditions  La Rumeur libre.

Ariane Mnouchkine au Brésil

As Comadres Sesc Rio-16 - copie

Ariane Mnouchkine au Brésil

As Comadres, d’après Les Belles-sœurs de Michel Tremblay, livret, décor et mise en scène de René Richard Cyr, musique de Daniel Bélanger,  direction musicale de Wladimir Pinheiro, supervision artistique d’Ariane Mnouchkine

 Un déluge vient de s’abattre le 8 avril 2019 sur Rio-de- Janeiro. Tous les quartiers sont touchés, inondés et on dénombre dix morts. Le maire de la ville, à la télévision, jure ses grands dieux évangélistes qu’il a tout fait pour sa ville. En réalité, rien n’a été entrepris et les pluies dévastent de plus en plus les rues, les habitations, les favelas.  Deux jours plus tard, deux immeubles se sont même effondrés. Rio étale ses splendeurs dans une pauvreté grandissante qui prend à la gorge. Tout l’élan qui frémissait sous Lula, s’est éteint. Autour de sa prison, des dizaines de personnes sont rassemblées nuit et jour pour le soutenir.

Artistes et intellectuels ne savent plus comment avancer. Une sorte de dépression profonde s’est emparée du Brésil devant l’ignorance et l’aplomb qui caractérise le nouveau gouvernement. N’y a-t-il pas un mouvement « terre planiste », d’inspiration évangéliste, qui soutient que la terre est plate? Une Ministre de la Citoyenneté qui affirme que c’est à l’église et non à l’école, que doit s’opérer la socialisation des enfants! Quant aux Indiens d’Amazonie, ils ont évoqué tout crûment «les prémisses de l’Apocalypse» devant les intentions de Jair Bolsonaro, dans une Lettre ouverte adressée au monde entier.  Oui, la dépression, la tristesse, l’angoisse imprègnent cet immense pays auquel l’ère Lula avait insufflé énergie et espoir.

Le ministère de la Culture qui n’avait pourtant pas grands moyens, a été supprimé : les milieux culturels étant globalement réputés marxistes par le nouveau pouvoir. Les SESC, qui apportaient un peu d’argent à la culture par l’intermédiaire d’un mécénat d’entreprise, sont menacés par Jair Bolsonaro de perdre 30% des versements faits par les industries et commerces. Et de grandes manifestations auront lieu en mai dans les rues de Rio, Bahia, Sao Paulo pour protester contre la baisse de 30% des moyens affectés aux Sciences humaines dans les Universités.

  Dans ce contexte, vingt comédiennes brésiliennes ont bravement réussi à créer, de novembre 2017 à mars 2019, As Comadres, un spectacle collectif sous la «supervision»  dit le programme, d’Ariane Mnouchkine. La première a eu lieu cette année le 27 mars au festival de Curitiba et l’exploitation du spectacle a commencé à Rio le 11 avril. L’idée vient d’Ariane Mnouchkine à qui des comédiennes, regroupées autour de Juliana Carneiro Da Cunha, une ancienne du Théâtre du Soleil revenue au Brésil, ont demandé conseil et aide. Ariane Mnouchkine a alors lancé l’idée d’un spectacle de femmes musical. Elle avait aimé l’adaptation des Belles-sœurs, une pièce de Michel Tremblay (1965) en comédie musicale par René Richard Cyr, qu’elle avait vue à Paris, au Théâtre du Rond-Point en 2012.  La première version musicale des Belles-sœurs fut créée à Montréal en mars 2010 par le Centre du Théâtre d’Aujourd’hui et par le Centre Culturel de Joliette en collaboraiton avec Loto-Québec.Et c’est ce qu’elle leur a suggéré d’entreprendre. Mais il fallait, bien sûr, traduire, rassembler  toute une troupe et trouver un peu d’argent. Et pendant que  Robert Lepage travaillerait avec la troupe du Soleil sur l’histoire du Canada, elle s’occuperait de cette comédie musicale au Brésil.

 Cette pièce n’avait pas été jouée immédiatement au Québec car les théâtres l’avaient  refusée. Montée enfin en 1968, elle fait d’abord scandale : des femmes d’un milieu ouvrier, seules en scène… Et elle est écrite en joual, un français populaire canadien, langue hybride, incorrecte avec des anglicismes, des mots phonétiques, un sociolecte jugé alors vulgaire. Quinze ménagères dans une cuisine se racontent leurs histoires avec moult sacres (jurons). Une polémique s’engage mais Les Belles-sœurs, portrait d’une société qui veut se faire entendre dans son propre parler, deviendra un succès international. Le spectacle triomphera au Théâtre d’Orsay de Madeleine Renaud et Jean-Louis Barrault, en 1973. La pièce sera même traduite en vingt langues et en 2010, reviendra en comédie musicale au Centre du Théâtre d’aujourd’hui à Québec, puis ira en tournée dans le monde entier.   

As Comadres n’est pas une nouvelle réalisation de cette comédie musicale. Mais Ariane Mnouchkine a cherché une  autre expérience de mise en scène : la copie, technique des apprentis-peintres que l’on voit dans les musées face aux toiles des grands maîtres, des apprentis-metteurs en scène auprès de leur professeur. On reprend le spectacle tel quel. Et pour bien copier, il faut être modeste mais aussi exigeant : questionner, approfondir. Pour copier dans une langue et une culture doublement étrangères, il faut encore davantage pour conserver la vie et non la coquille vide  mais aussi beaucoup de travail pour traduire le joual de Michel Tremblay, en portugais du Brésil, puis pour adapter la traduction aux partitions musicales. Et chez la « superviseuse  artistique» et les comédiennes, le travail commence par une analyse fine et attentive de la captation-vidéo du spectacle de  René Richard Cyr.

C’était un défi sur tous les plans et d’abord quant à la traduction. De novembre 2017 à juin 2018, Fabiana, Julia Carrera et Juliana Carnero da Souza (Julia Carrera s’occupant de la traduction), réunissent des comédiennes, se mettent à la recherche des financements minimaux pour un futur travail commun en quasi-autoproduction et coordonnent les moyens et préparatifs pour mettre au point costumes et décors. La mise en scène se fait donc en plusieurs étapes, qui toutes sont des utopies -utopies comme possibles en voie de réalisation- avec des comédiennes qui viennent puis qui partent, et de nouvelles qui arrivent. La première étape en compagnie d’Ariane Mnouchkine en juin  2018, est nommée Etudes sur As Comadres, puis une autre  suit en octobre 2018. En février 2019, toutes les comédiennes sont là, pour la dernière étape, finalisée par les dernières répétitions avec Ariane Mnouchkine en mars.  Entre temps : on fabrique le dispositif et les costumes comme au Théâtre du Soleil et il y a un long travail avec le directeur musical.

A Curitiba comme à Rio, la traduction du texte fait mouche presqu’à chaque réplique et le public est hilare. Et pourtant, que de tristesse, de petitesse et de tragique dans cette cuisine où des femmes de vingt-deux à quatre-vingt sept ans sont rassemblées pour aider l’une d’entre elles, Germaine (devenue un personnage mythique au Québec) à coller des timbres sur des cartes qui représentent les énormes gains que celle-ci a obtenus à un concours. Elles finissent, quoique bigotes, par se montrer assez mesquines et jalouses pour voler tous les timbres de celle qui a eu plus de chance qu’elles, une chance injustifiée, pinaillent-elles, en les fourrant dans leur sac à mains qui ne les quitte pas, accessoire bien daté années soixante.

La pièce est structurée par de longs monologues ou chacune des femmes s’exprime et se confie. Dans la comédie musicale, ils sont devenus des « songs » brechtiens magnifiquement interprétés par les  actrices brésiliennes dont certaines chantaient pour la première fois. Plus nombreuses que dans l’original : Ariane Mnouchkine en a ajouté cinq, créant ainsi un chœur qu’elle fait asseoir côté cour. Il réagit, compatit, souffre, rit à tout ce qui se passe sur le plateau et chante avec les autres dans les ensembles. Chaque rôle, bien dessiné, a deux interprètes en alternance au gré des représentations, ce qui crée une forte cohésion interne dans la troupe et dégage une énergie collective communicative.

 La musique et les « songs » soulèvent le réalisme de l’atmosphère de la cuisine, transcendée également par cette fable invraisemblable. Avec des détails adaptés à la situation au Brésil : ainsi le bruit de la chute d’un fauteuil roulant qui effraie tout le monde, est  interprété comme celui des coups de feu quotidiens provenant des favelas. Un débat  a suivi la seconde représentation à Rio et presque toute la salle est restée ! Pourtant, les Cariocas hésitent toujours à rentrer tard, la ville est si peu sûre ! Le public s’étonnait de la mesquinerie, de l’absence de soutien des pauvres entre eux, ce à quoi Ariane Mnouchkine répondait qu’il faut être lucide, comprendre les manipulations et les pièges de la servitude volontaire. Mais le public multipliait les prises de parole, était joyeux, reconnaissant et remerciait que l’on ait su lui transmettre le sentiment du possible, du possible de faire encore du théâtre dans les conditions actuelles et avec de tant de personnes. Il ressentait aussi profondément ces As Comadres comme un spectacle devenu, par le travail théâtral et la volonté de créer des conditions basiques de production,  totalement brésilien.

 Dans As Comadres, l’hétéro-linguisme des spectacles mnouchkiniens se lit comme en transparence, dans le défi de la traduction, de la copie et de la transposition légère réussies. Le chemin ouvert par Une chambre en Inde se poursuit curieusement mais organiquement sur un autre continent, dans une Amérique latine qui, triomphant des obstacles matériels, reçoit, offre l’hospitalité à une œuvre québécoise : la veine de la comédie  et  le travail  vocal sur le chant, que les comédiens du Soleil ont alors expérimentés à la Cartoucherie de Vincennes, se prolongent  d’une autre façon. On espère que ce premier spectacle d’Ariane Mnouchkine en dehors du Théâtre du Soleil,  viendra en France, avec un surtitrage en joual…

 Béatrice Picon-Vallin

SESC Ginastico, Rio de Janeiro, en avril et mai.
Festival de Parati et SESC  Consolaçao de Sao Paulo, à partir du 5 juillet.

 

 

 

Trentièmes rencontres de Garges-lès-Gonesse

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Trentièmes rencontres de Garges-lès-Gonesse

 

Organisées par la compagnie Oposito dirigée par Jean-Raymond Jacob, d’abord à Noisy-le-Sec puis à Garges-lès-Gonesse depuis plusieurs années, ces Rencontres accueillent des compagnies de rue insolites qui sont accueillies dans les grands festivals. On y découvre avec plaisir leurs spectacles en avant-première.

Divertir ou périr par la compagnie n° 8

Cette performance interprétée par cinq comédiens, «hilarante ou pas», comme ils la définissent, est mise en scène par Alexandre Pavlata: «C’est son anniversaire, on va vous présenter le projet. Que passe-t-il, si on veut franchir les limites ? Le rire est fédérateur mais divise mais aussi. Le rire peut guérir, on va essayer de vous faire rire.» Les comédiens s’y emploient tour à tour.  Avec Jonathan allongé fesses nues, sur les genoux de Clarisse qui le tape, c’est indéniable. « La prise de parole de la femme a toujours été compliquée. » Ils pètent à qui mieux mieux, s’esclaffent sur des sujetsmuets. Jonathan, en crabe, nous traite de «public de  merde» et raconte son parcours d’enfant abandonné. Deux personnages font ou plutôt miment une relation sexuelle mais le public proteste. On peut sans doute rire de tout, mais pas avec n’importe qui… Barbouillés de mousse, les acteurs dansent en musique, s’asseyent et chantent.

La Figure de l’érosion par la compagnie Pernette de Besançon, troisième volet du triptyque Une Pierre presque immobile, pièce chorégraphique pour quatre danseurs en espace public.

Quatre danseurs figurent des statues chacune sur un socle  et esquissent des mouvements lents, prennent des pauses sur un bruitage, avec des voix mugissantes. Ils forment un bouquet qui se déploie et s’érige puis qui s’allonge. Un homme tombe lentement la tête à l’envers puis se relève. Un deuxième tombe aussi; un autre, la tête en bas, s’installe par terre, puis remonte. Il y a le rythme trépidant d’une musique conçue comme une vaste fresque en partie disparue, mais une grande une lenteur dans les gestes. « Composée d’une succession et d’une superposition de nappes sonores aux résonances physiques (sensation de vertige et de rêve) et historiques (bribes de discours voilées, mémoires sonores de diverses époques). Il s’agira aussi de rapprocher l’oreille du spectateur de l’action dansée, en lui faisant goûter aux accidents de la matière (frottements, craquements et autres éléments d’une musique bruitiste), combinant ainsi dans un parfait grand écart, l’immensité de l’histoire et la proximité de la peau…

Les trois sont à terre, puis une fille remonte sur son socle.  On entend un bruit de tonnerre… et la voix de Philippe Pétain : «J’assume le gouvernement de la France ! » Les danseurs lèvent le poing. On croit percevoir la voix de Barack Obama puis celle de Charles de Gaulle. «L’avortement, c’est  toujours un drame ! » Dans un bruit de bottes, ils s’empilent puis reprennent les pauses du début. « Avec cette création dit Nathalie Pernette, s’affiche le désir de s’emparer des figures du gisant, de l’étreinte amoureuse, de l’œuvre commémorative ou du personnage historique.Comment passer d’une statique, d’une immobilité presque parfaite au premier geste ; s’agira-t-il d’un « accident de la matière », d’une volonté ou d’une bribe, d’un « éclat » de mémoire ? Ce spectacle remarquable a été joué au Panthéon.

Paillardes conception de Marie-Do Freval, par la compagnie Bouche à Bouche

Un homme en costume, un sexe noir entre les jambes suivi d’un autre casqué silencieux sont des vigiles de sécurité, ils choisissent quatre spectateurs. « On imagine que c’est la cour de l’école, on va pisser ! ». Ce qu’ils esquissent. Ils chantent en rythme : « Faut pas confondre ouverture de sacs et ouverture de frontières!» Ils soupèsent ce que nous avons dans le pantalon. «La sécurité, c’est une belle enculade!»

Marie-Do Fréval coiffée d’une bite noire dressée, enlève son pantalon : «Je suis le boxeur qui joue tous les rôles!» En soutien-gorge et culotte, elle chante Au clair de la lune. Une grosse bite rose s’élève entre les rideaux: «C’est la bite à qui ?» Arrivés dans une cour, on nous distribue à chacun une bite qu’on porte en casque ou autour de la taille, dans un concert fleuri de suggestions sexuelles plutôt surprenant ! «J’avance si tu recules, comment veux-tu, comment veux-tu que je t’encule?» La chanson paillarde est ici éminemment politique, «Trou du cul, par devant, par derrière ! Poil, poil partout ! » Trois musiciens accompagnent ces empoignades.

Ce spectacle décapant est la dernière sortie de Marie-Do Fréval qui ne recule devant rien pour ses Tentatives de résistance.  Elle vient de publier un petit livre passionnant de soixante-quinze pages aux Editions Deuxième époque

Edith Rappoport

Spectacles vus le 18 mai à Garges-lès-Gonesse (Seine-Saint-Denis).

Biennale internationale des arts de la marionnette

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Biennale internationale des arts de la marionnette

Incertain M. Tokbar,  par le Turak Théâtre, écriture et mise en scène de Michel Laubu et Emili Hufnagel

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© Romain Etienne

Il y a bien au début des allusions à la mémoire qui flanche. “ La dernière fois que j’ai vu ma mère, elle l’a dit: « Ah! C’est rigolo, vous avez le même nom que mon fils”.  “La mémoire est quand même un drôle de bazar.” (…) “Faut-il conserver mes souvenirs bien au frais ou au ( comme le fromage) à température ambiante pour qu’ils témoignent de leur saveurs, de leurs bruissements, de leur couleurs, de leurs parfums et de leurs goûts..?”  Mais très vite, le langage fera place à un théâtre d’objets d’une grande qualité avec entre autres une sorte de side-car /moto  dont les éléments se détachent, une tondeuse à gazon qui anime trois hippocampes, la même tondeuse à la fin broiera en milliers de petits morceaux des journaux, (belle métaphore de la mémoire qui disparaît), un frigo allongé  avec ajoutées deux oreilles et une trompe d’éléphant que chevauche un Hannibal coiffé d’un casque de fortune… Et surtout un mur de  quelque vint-cinq réfrigérateurs de tout modèle savamment empilés sur un grand praticable à roulettes où par derrière officient  des comédiens.  Cela fait penser un peu à la célèbre boutique que Ben possédait rue Le Tondu de l’Escarène à Nice. En tout cas, cette accumulation que n’aurait pas non plus désavoué un artiste comme Arman, est d’une grande beauté plastique et donne un contenu poétique à tout le spectacle.

© Romain Etienne

© Romain Etienne

Il y a aussi à un moment, quelques décervelages comme ceux que pratiquait le jeune et fabuleux artiste américain Robert Anton (1949-1984) dont les  marionnettes avaient une tête grosse comme le pouce. Manipulées par lui-même seulement sur un tout petit castelet. Reconnu en Europe mais presque ignoré dans son pays, il créa plusieurs spectacles- dont un tout à fait remarquable que nous avions vu en 75 au festival de Nancy. Atteint du sida, il préféra se suicider. Ici, une parenté certaine même si l’échelle n’est pas identique… Mais il y a ici la même force poétique, la même intelligence scénographique. la même absence de texte. Avec un ballet d’engins à moteurs à explosion et d’instruments hétéroclites à base de pièces détachées récupérés dont certains  ont pour écrin un petit frigo. Et qui prennent vie ou se détruisent devant nous. M. Tokbar a, comme ses complices, une drôle de grosse tête- admirable sculpture- au cerveau en quête de sens. Heureusement, s’il est est question de mémoire qui flanche, c’est juste par allusion au début. Ici compte surtout l’apparition d’images absolument surprenantes. Avec, pour finir, mais on ne vous la dévoilera pas, une étonnante multiplication (on dira pour faire court, platonicienne, avec la forme ou l’essence commune d’êtres de même espèce). Tout à fait étonnant! Là, on atteint  l’image grandiose, comme on en voit rarement et qui fait penser à la fameuse affiche des Frères Ripolin imaginée par Eugène Vavasseur. Cela ne dure quelques minutes mais a la puissance d’une installation qui pourrait figurer dans un musée d’art contemporain. Avis à leurs directeurs.

Côté mise en scène, rien d’inquiétant mais il faudrait resserrer un peu les boulons : il y a des baisses de rythme et quelques passages à vide mais qui peuvent facilement être corrigés comme la fausse fin… En tout cas, le public de Noisy-le-Sec où le spectacle s’est joué deux jours, a bien de la chance et l’a applaudi chaleureusement. Si le spectacle passe près de chez vous, surtout ne le ratez pas.

Philippe du Vignal

Spectacle vu le 18 mai au Théâtre des Bergeries, 5 rue Jean Jaurès, Noisy-le-Sec (Seine-Saint-Denis).

Du 21 au 23 mai, Comédie de Saint-Etienne.

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