Un Ennemi du peuple d’Henrik Ibsen, mise en scène de Jean-François Sivadier

© Jean-Louis Fernandez

© Jean-Louis Fernandez

Un Ennemi du peuple d’Henrik Ibsen, traduction d’Eloi Recoing, mise en scène de Jean-François Sivadier

 Le spectacle  créé à la MC2 de Grenoble pourrait être une pure tragédie avec guerre fratricide, retournement d’opinion du peuple et malédiction retombant sur la famille de l’homme qui s’est dressé contre les autres pour le bien de la Cité, dans une quasi unité de temps et de lieu. Mais Ibsen ne l’entend pas ainsi: devenu lui aussi un ennemi du peuple, après le scandale des Revenants (1881), il se doit de répondre avec toute sa rage et son ironie, à la bêtise générale. Ce sera donc un vaudeville, une comédie satirique, un drame. La «majorité compacte», comme dit le docteur Stockmann, n’est pas digne de la tragédie mais peut servir de cobaye pour un théâtre expérimental.

Stockmann et son frère le préfet ont fondé ensemble un établissement de cure prospère dans  une petite ville d’eaux. Mais ce jour-là, le jour fatal qui fait tout basculer, le docteur a la confirmation de ses soupçons : l’eau guérisseuse est polluée donc dangereuse et il en a la preuve scientifique. Il faut fermer l’établissement et refaire entièrement les canalisations, l’eau étant pompée sous un marais fétide! Deux ans de travaux indispensables? La source financière tarie? Impossible ! Le docteur, lanceur d’alerte salué d’abord comme un sauveur, devient très vite le bouc émissaire de cette «majorité compacte» incapable de se sauver elle-même, aveuglée par le court terme et soumise à des actionnaires qui «ne sont pas actuellement en mesure de faire les efforts nécessaires» pour maintenir en vie l’établissement de bains et avec celui-ci, l’économie de la ville entière.

À la lecture, la pièce (1883) fascine déjà par ce qu’elle dit de notre actualité. Eloi Recoing, Jean-François Sivadier et les comédiens se sont entendus pour la décaper au maximum, la passer à la brosse de fer pour mettre en évidence tous ses reliefs. Y compris en piochant dans les slogans électoraux : il faut : «mettre en marche les autorités», proclamer son : «désir d’avenir». Scandale sanitaire contre prospérité économique, catastrophe écologique contre fiscalité indulgente… La question de l’opinion est tournée et retournée, sans indulgence pour la masse moutonnière ni pour une presse comme Le Messager du Peuple, à la fois suiviste et manipulatrice, et surtout dépendante de la publicité que lui paye l’établissement thermal …

Décidément, les «éléments de langage» vont toujours plus vite que la vérité scientifique. Mais plus loin que la satire : à l’occasion de la réunion publique demandée par le Docteur Stockman, le public est pris directement à partie et piégé dans un impeccable exercice de manipulation. C.Q.F.D. Cela conduit à poser la question de la démocratie. Comme le demande Max Frisch : « Si vous avez le pouvoir d’ordonner ce qui, aujourd’hui, vous paraît juste, l’ordonneriez-vous contre l’opposition de la majorité ? Oui ou non ? Pourquoi non, si cela vous paraît juste ? ». Comment faire confiance à la démocratie si elle repose sur la « majorité compacte» de la bêtise et des intérêt à courte vue ? Comment faire confiance à ces «élites» à deux têtes ? D’un côté, l’orgueil solitaire du docteur, quasi nihiliste, qui veut le bien du peuple mais ne se souvient pas du nom de sa servante et traite sa femme, son meilleur soutien, en servante. De l’autre (à droite) le mépris à peine caché, la démagogie de son frère le Préfet, soucieux des actionnaires et de l’ordre public. Zéro partout. Et le peuple ? Qu’est-ce qui fait « peuple» ? Cela résonne assez fort en ces temps de révoltes et de fausses nouvelles. Il y a encore, en ces temps de peu encourageante réforme de l’Education Nationale, la question de l’Ecole, posée par Petra Stockmann, digne fille du Docteur.

La troupe fidèle, affutée, de Jean-François Sivadier (Cyril Bothorel, Stephen Butel, Cyprien Colombo) donne évidemment toute sa vivacité à cette lecture contemporaine, dans une complicité réjouissante. Nicolas Bouchaud, tout en maîtrise et aisance, brasse un beau cocktail de conviction et de dérision, Vincent Guédon fait merveille dans le rôle du préfet cynique et opportuniste, comme Sharif Andoura, en journaliste soi-disant libre et qui est, en fait, une girouette soumise aux vents dominants. Agnès Sourdillon donne à madame Stockmann une présence simple et intense et Jeanne Lepers, leur fille, institutrice, ajuste son rythme à celui de son héros de père.
La bande à Jean-François Sivadier revendique sa marque de fabrique : le théâtre en train de se faire, le goût du jeu -on n’oublie jamais que c’est seulement du théâtre- avec ses gags bienvenus comme cette poignée de confettis sortie d’un poche et jetée  par-dessus une épaule: «Tiens, il neige ? ». Le décor est fait de hauts gradins malcommodes d’où descend le personnage le plus diabolique (on vous laisse la surprise) derrière d’immenses rideaux de plastique transparents, qui évoquent, dès l’entrée dans la salle, l’eau, l’eau omniprésente, obsessionnelle, dégouttante et dégoûtante.
« Les histoires d’argent finissent mal, les histoires d’argent finissent mal, en gé-né-ral. » Le public applaudit fort mais brièvement : au théâtre, les longues ovations répondent aux émotions bouleversantes. Impossible ici : le héros perd son statut en cours de route et où, à l’exception de l’épouse Katrine peut-être, il n’y a pas un «bon» pour sauver la ville, et auquel on pourrait s’attacher. Pas de sentiment donc, mais les plaisirs de l’ironie, de la satire, de la lucidité, d’une saine inquiétude. Et du jeu. C’est déjà beaucoup.

Christine Friedel

Nous ne partageons pas tout à fait l’avis de notre amie Christine qui a vu la même représentation et nous serons plus sévères. Certes la direction d’acteurs et le jeu sont tout à fait remarquables, notamment Nicolas Bouchaud,  Charif Andoura, Vincent Guédon et Agnès Sourdillon. Mais nous avons de sérieuses réserves: le spectacle est en effet moins convaincant côté dramaturgie… Les scènes d’exposition sont pesantes et pas vraiment utiles: dans ce cas, pourquoi ne pas les avoir abrégées? Pourquoi aussi avoir cédé à la mode de « l’écriture de plateau » et avoir rajouté vers la fin quelques répliques qui font la gourmandise de Nicolas Bouchaud et des autres acteurs mais qui n’apportent pas à grand chose.

La dernière partie fait ainsi du sur-place et franchement semble bien longuette. Et la géniale idée d’Ibsen, en demandant au public de prendre parti, est, à l’Odéon, passée à la trappe. En fait, on peut se demander si la scénographie frontale avec toutes ses toiles plastiques pendouillantes était-elle la plus efficace? Pas sûr! Et les  Ateliers Berthier auraient sans doute mieux convenu que l’Odéon avec ses ors et ses fauteuils rouges, si on voulait placer le public dans un dispositif de forum participatif. Ce qui aurait à coup sûr donné à la pièce une autre force.

Et Jean-François Sivadier aurait pu nous épargner ces coups de fumigène avec des appareils tenus à la main pour bien montrer qu’on est sur une scène et à la fin, ces bombes à eau tombant des cintres.Désolé mais tout cela fait un peu vieilles recettes gaguesques de théâtre contemporain. La pièce dont les thèmes restent on ne peut plus actuels, par moments assez bavarde est donc difficile à monter. Et elle aurait mérité une approche plus radicale. Thomas Ostermeier, il y a quelques années, s’en était mieux sorti…


Philippe du Vignal

Théâtre National de l’Odéon, Place de l’Odéon, Paris (VIème), jusqu’au 15 juin. T. : 01 44 85 40 40.

Du 8 au 12 octobre, Théâtre du Nord, Lille. Du 16 au 20 octobre, Théâtre Firmin Gémier/La Piscine, Châtenay-Malabry (Hauts-de-Seine).

Du 5 au 10 novembre, Théâtre des Célestins à Lyon (Rhône). Les 14 et 15, Le Bateau-Feu, Dunkerque (Nord). Du 19 au 21, Théâtre de Caen (Calvados). Du 26 au 28, La Comédie, Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme).

Du 7 au 9 janvier, Le Quai, Angers (Maine-et-Loire). Les 15 et 16 janvier, Grand Théâtre de la ville du Luxembourg. Du 22 au 25 janvier, Théâtre de la Criée, Marseille ( Bouches-du-Rhône). Les 30 et 31 janvier et le 1er février, Scène nationale de Saint-Quentin-en-Yvelines ( Yvelines).


Archive pour mai, 2019

Fauves, texte et mise en scène de Wajdi Mouawad

Fauves, texte et mise en scène de Wajdi Mouawad

Représentation à la Colline, théâtre national, Paris. Mercredi 8 mai 2019.

©Alain Willaume

 Hippolyte Dombre, un “quinqua“ parisien, divorcé, père de grands enfants: Lazare et Vive, apprend la mort accidentelle de sa mère, alors qu’il peine à finir le montage d’un film. Il ne sait où et comment caser une séquence-clé où une femme furibonde poignarde son amant. Ce crime fictionnel s’insère incidemment dans la saga familiale sous différents angles, cadrages et focales… Leitmotiv intervenant de manière subliminale comme «scène primitive» dans la tragédie qui attend Hippolyte? Ce décès et le testament de sa mère ouvrent sur des révélations en cascade. On va de surprise en surprise. Sa mère, Leviah, une Juive fuyant le Maroc et la guerre, s’est mariée au Québec avec Isaac. Là-bas, Hippolyte apprend qu’Isaac est son père biologique et se découvre un demi-frère, Édouard. La mère d’Édouard, venue, elle, de Tunisie, se dit liée à Leviah par un pacte secret. Hippolyte va faire connaissance de la nouvelle (et troisième) femme d’Isaac mais elle poignarde l’enfant qu’elle porte et se pend …

Sous le choc, Hippolyte sombre dans la folie pendant un vol de retour vers Paris… Son fils Lazare, vient à sa rescousse… Dans la deuxième partie, il découvrira le fin mot de cette sombre histoire qui a empoisonné quatre générations sur soixante-quinze ans et qui croise la grande Histoire, pleine aussi de bruit et de fureur. «La violence est une conjugaison entre deux violences, écrit Wajdi Mouawad. L’une intime, l’autre collective. C’est cette conjugaison qui rend actives les pulsions qui nous traversent. » Comme ce film qu’Hippolyte ne parvient pas à achever, la pièce se déroule à l’endroit, puis à l’envers,  se monte et se démonte à la manière d’un Rubik Cube. A l’image de l’esprit dérangé du héros qui se repasserait des bribes de sa mémoire éclatée, la scénographie d’Emmanuel Clolus joue un rôle primordial et appuie cette  dramaturgie insolite. Des châssis coulissants poussés par les comédiens, décomposent puis recomposent l’espace, en créant de nouveaux angles de vue pour la reprise des scènes. Les portent claquent. Une vraie prouesse !

«Dans Fauves, dit Wajdi Mouawad, j’ai mis en place quelque chose qui s’apparente à un rapprochement entre narration et déconstruction. Dès lors, cela a ouvert à une écriture qui m’était tout à fait nouvelle. « (…) « La répétition étant liée au ressassement comment faire avancer le récit quand la structure, elle, est ellipsoïdale? Comment faire, s’inquiète l’auteur, pour que le spectateur ne soit pas noyé par ce mouvement et qu’il puisse suivre le récit?  » De fait, ces interruptions du récit puis ses répétitions tiennent en haleine, selon le vieux principe du feuilleton où l’action est suspendue avant le dénouement…

Les changements de décor sont un peu longs et semblent absorber l’énergie des comédiens au détriment du texte mais le spectacle malgré ses quatre heures entracte compris, une fois rôdé, prendra sans doute toute son ampleur.  Et l’originalité de la forme l’emporte sur des réserves. On reprochera à l’auteur de tirer un peu trop sur les ficelles du tragique en rajoutant, parfois inutilement, de l’horreur à l’horreur. Et même s’il ne fait pas toujours dans la dentelle, on prend plaisir à se laisser embarquer dans les grandes fresques familiales de Wajdi Mouawad.

Les comédiens défendent avec talent un texte dense, une langue tenue, truffée de pépites, et de touches d’humour pour détendre l’atmosphère. Jérôme Kircher a la mélancolie colérique qui sied à Hippolyte et Norah Krief, la fantaisie acide de Leviah. Le Québécois Hugues Frenette  est un Édouard émouvant et pas si benêt qu’il n’y paraît. Et dans la scène finale d’une grande poésie, la pièce prend de la hauteur et Lazare nous emmène vers un futur incertain autant qu’inconnu. Brisant le cercle infernal du silence et du mensonge qui enferme les enfants de l’inceste, du viol et du meurtre, le jeune cosmonaute navigue dans sa station spatiale, libre parmi les étoiles mais sans illusion: «Dans le silence, le deuil, le mensonge, la vérité est brutale. Nous sommes une génération vouée à préparer la sépulture des certitudes. »

 Mireille Davidovici

Jusqu’au 21 juin, Théâtre de la Colline, 15 rue Malte-Brun, Paris (XX ème).  T. : 01 44 62 52 52.

Le texte paraîtra à l’automne aux Editions Leméac/Actes Sud-Papiers

Biennale Internationale des Arts de la Marionnette du 3 au 29 mai

Biennale Internationale des Arts de la Marionnette du 3 au 29 mai :

 Babylon , de et par Neville Tranter (en anglais surtitré en français).

Quarante spectacles dans vingt-sept lieux d’Île-de-France. On a le plaisir d’y revoir Neville Tranter qui, après Re: Frankenstein (1999), Vampyr (2006), et son étonnant Schicklgruber, alias Adolf Hitler (2009), revient avec un nouvelle création. Une métaphore de la guerre, une histoire d’exil entre Terre et Ciel. Entre Diable et Bon Dieu. Jésus, à l’instigation de Satan, veut se réincarner à Babylone pour « changer le monde », au grand dam de son Père. Un voyage risqué en ces temps agités où les réfugiés s’entassent sous les bombes dans de fragiles esquifs pour gagner des rives plus clémentes.

En prélude, proférés par un diable somptueux à tête de bouc de taille humaine, deux vers de Lewis Caroll, tirés de The Walrus and the Carpenter (Le Morse et le Charpentier), tiré d’un poème récité par Tweedledum et Tweedledee à Alice, sur une plage, un soir que le soleil et la lune brillent en même temps :  «Le temps est venu, dit le morse, de parler de beaucoup de choses. » (Ces mots reviendront à plusieurs reprises). Sur ce, Neville Tranter transporte sa troupe de marionnettes au bord de la Méditerranée, quelque part, en Afrique du Nord.

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Le dernier bateau pour Babylone, la terre promise, va prendre le large. Le passeur est inflexible : pas d’animaux à bord. Des retardataires se pressent : des réfugiés, surtout, mais aussi Dieu à la recherche de son fils égaré, tandis que le Diable rôde. Un vieux et son chien, une femme pas très nette, un petit Africain fuyant la guerre et avec lequel le marionnettiste entretient une relation plus protectrice qu’avec les autres protagonistes. Dieu, aux traits simiesque et Uriel, angelot à tête de guenon, déplorent l’état du monde et l’escapade maritime du Fils qui s’est pris d’affection pour l’agneau Binky: pas question d’embarquer sans son ami. Dieu cette fois sauvera-t-il son fils à temps?

Cette fable gentiment anticléricale se construit par séquences au gré des apparitions et disparitions des marionnettes derrière un rideau central comme  des coulisses.  Elles dialoguent entre elles mais parfois le manipulateur s’entremet et joue son propre rôle, ici déguisé en un ecclésiastique mâtiné de militaire. « J’ai mis du temps à avoir le courage de m’affirmer en tant qu’acteur au côté de mes marionnettes, dit Neville Tranter. Elles étaient trop fortes. « (…) «Maintenant, je ne peux concevoir ma présence comme acteur et manipulateur sur un plateau que dans une situation de conflit : la marionnette et l’acteur sont en confrontation dominant/ dominé, fort/faible. Je construis d’abord tous les personnages de mes marionnettes et quand les archétypes sont suffisamment clairs, je trouve la place de mon personnage à moi ». Démiurge, le manipulateur se trouve parfois manipulé par ses propres créatures, dont certaines se rebiffent, comme le jeune Africain qui l’empêche de brandir une Bible, cause du massacre de sa famille…

A partir d’une trame narrative simple et solide, l’artiste australien, installé depuis 1978 aux Pays-Bas avec sa compagnie Stuffed Puppet Theatre, joue en solo et fabrique lui-même ses marionnettes, la plupart à gaine, ce qui lui permet de nuancer les expressions des visages de latex. Ici, seul le Démon a une taille humaine (serait-ce lui qui mène la danse ?) Il lui a fallu deux ans pour bâtir ce spectacle car il est en tournée avec ses précédentes créations dans le monde entier.

 Babylon, délicieusement iconoclaste, dénonce toutes les bondieuseries et l’inefficience d’un Dieu gâteux et de son rejeton du genre Ravi de la crèche… Neville Tranter passe habilement d’un personnage à l’autre, en changeant de voix  et entretient un rapport très physique avec eux . Sa poésie impitoyable et drôle, teintée de tendresse pour ses petites créatures, nous tient en haleine. Jubilatoire et exceptionnel, ce spectacle d’une heure dix augure une bonne cuvée pour cette X ème Biennale.

Mireille Davidovici

 Jusqu’au 14 mai, Le Mouffetard-Théâtre des arts de la marionnette, 73 rue Mouffetard, Paris (V ème). T. : 01 84 79 44 44.

 Le 23 mai, Friedrichshafen (Allemagne) ; du 26  au 30 mai, Kabinetttheater, Vienne (Autriche).
Le 14 juin, Münchner Stadtmuseum, Munich (Allemagne).
 En juillet et août : à Sapporo, Iida, Nagoya, Toramaru, Tokyo (Japon).
Le 26 septembre, Bottrop (Allemagne).
En novembre, festival de Marionnettes de Neuchatel (Suisse ) ;  les 8 et 9 novembre, à Silkeborg (Danemark )

 

Hospitalités de Massimo Furlan et Kristof Hiriart

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Hospitalités de Massimo Furlan

Dans le cadre du Mai documentaire à Mulhouse: cinq spectacles à La Filature, une projection au cinéma Bel Air  et un atelier théâtre avec David Lescot.
Le théâtre documentaire remonte au début du XX ème avec le metteur en scène allemand Erwin Piscator qui voulait qu’il ait  un effet politique sur le réel. L’année dernière, Le Mai documentaire avait accueilli  Nachlass, des autoportraits de personnes en fin de vie.
Cette année, les trois plateaux de la Filature  reçoivent les habitants d’un village basque avec Hospitalités  mais aussi Trans Mes Enllà présenté par des Catalans qui ont changé de genre, un auto-portait d’une grand-mère bretonne, Stadium  avec les supporters du Racing Club de Lens. Ou encore Ludmilla Dabo qui raconte l’histoire de la chanteuse Nina Simone  mais aussi la sienne. 

Comment se définit-on aujourd’hui dans nos genres, nos appartenances sociales, notre rapport à la transmission ? Massimo Furlan,  un artiste d’origine italienne mais né à Lausanne  s’interroge sur la mémoire collective de toute une génération. Il a invité un groupe d’habitants de La Bastide-Clairence au pays basque pour répondre à leur proposition d’accueillir des réfugiés.
Dans ce petit village touristique de mille habitants, ne vit aucun étranger. En 2014, un beau canular: Massimo Furlan et Kristof Hiriart proposent à quelques habitants complices de La Bastide de faire croire que la mairie a décidé d’accueillir des familles de migrants et que les habitants doivent dans un an répondre aux flux migratoires qui se développent avec la guerre en Syrie et la dégradation des économies en Afrique et au Proche-Orient. Puis il y a eu une réunion pour révéler que c’était une fiction… Mais une famille syrienne avec des enfants a bien été accueillie dans ce village et Massimo Furlan a tiré un spectacle de cette histoire.

Sur un écran, on voit d’abord un feu de bois puis entend La Ballade des gens heureux et neuf personnes viennent s’asseoir sur des chaises. Chacun décrit son origine et son logement, puis on admire les beaux paysages de la Bastide-Clairence, une femme  entonne un chant basque et tous dansent.
Sur l’écran, on voit des gens jouer aux  boules et chacun décrit sa famille et sa maison. Une famille décide d’accueillir un Syrien mais le village se révolte d’abord et hurle en ligne. Mais l’hospitalité, comme le pardon, s’accueille inconditionnellement! 240 millions de personnes errent du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest. Un débat s’engage avec le public et on recueille des témoignages, malheureusement souvent peu audibles. Chacun a son histoire et ses malheurs.
Nous sommes tous un peu des exilés, des migrants, on est de là où on vit. Comme le colibri qui tente d’éteindre un incendie avec de l’eau dans son bec, il faut faire sa part. Ce travail documentaire, remarquable mené avec un groupe d’habitants,  met du baume au cœur…

Edith Rappoport

Spectacle vu le 10 mai à La Filature-Scène Nationale, 20 allée Nathan Katz, Mulhouse (Haut-Rhin). T. : 03 89 36 28 28.
Autres spectacles à ne pas manquer: 
Portrait de Ludmilla en Nina Simone de David Lescot  les 22 et 23 mai et Stadium de Mohamed el Khatib le 23 mai. (voir Le Théâtre du Blog).

Babel Guyane de Roberto Jean, mise en scène de Ricardo Lopez Munoz

Festival Passages à Metz:

Babel Guyane de Roberto Jean, mise en scène de Ricardo Lopez Munoz

Babel-2Présenté en première dans la métropole, ce spectacle est issu d’une aventure doublement particulière : celle du jeune Roberto, un jeune Haïtien clandestin en Guyane, excellent élève du lycée de Kourou, devenu comédien grâce à l’Ecole du Théâtre National de Strasbourg  et à une bourse exceptionnelle du Centre national des études spatiales. Sa chance ? Avoir croisé le chemin d’Isabelle Niveau, professeur de français et responsable de la compagnie L’Entonnoir, qui a mis en place tout un parcours artistique pour entourer ses jeunes élèves aux origines multiples (bushinengué, mong, haïtienne… On compte dix « langues de France » en Guyane).

Le projet de l’Entonnoir n’est pas d’en faire des professionnels mais, grâce au dispositif Vivre et dire son quartier, de leur donner une chance d’être des jeunes gens réconciliés avec leur histoire.  Travailler sur les problématiques communautaires, les échanges entre quartiers et les récits mythologiques de chaque territoire, leur permet d’écrire le scénario de leurs vies. Laboratoires de la pensée, de la prise de parole, de l’estime de soi, ces ateliers conduisent aussi quelques-uns d’entre eux jusqu’aux métiers du théâtre (écriture, jeu, mise en scène ou scénographie).

Dans l’esprit et la continuité du travail de recherche mené depuis plusieurs années avec Ricardo Lopez Munoz, L’Entonnoir et Roberto Jean présentent cette  création au Festival Passages.  Le metteur en scène a apporté sa technique de travail sans texte fondé sur des improvisations, discussions de plateau : ce qu’il nomme « un théâtre relationnel». Roberto Jean, lui, a parcouru le récit de son enfance ballottée d’Haïti en Guyane, sur les pas d’une mère «globe-trotteuse des religions » (elle essaie tour à tour les Témoins de Jehovah, les catholiques, les protestants, pour finir dans les bras des Evangéliques)… Le comédien se prête délicatement, en jupe, à l’évocation de cette mère qu’on devine fragile, sans tomber dans la caricature ni la compassion. C’est une figure de rêve, peut-être un vrai souvenir, que cette femme en jupe blanche. Le père, absent, est à peine mentionné.

téléchargéTrès vite, apparaît la difficile situation d’un enfant noir, brillant à l’école : trop noir pour ses copains à la peau métissée et considéré comme vendu aux Blancs et à leur école. Pris dans des conflits de loyauté, le regard des autres toujours pesant sur lui – ni vraiment Haïtien, ni vraiment Guyanais, encore moins Français – le jeune Roberto envisage pourtant le métier d’acteur. Il lui faut partir pour la métropole. Son arrivée le renvoie encore à un autre statut : celui de « grand noir » (le seul dans sa classe d’hypokhâgne au lycée Lakanal de Sceaux). Commence alors le parcours du combattant qui oppose ce jeune homme non pas à l’hostilité d’autrui mais aux multiples facettes de son histoire qu’il n’arrive pas à composer en un «moi » auquel s’accrocher.

 Devenir un comédien, apparemment c’est fait, et avec talent. Devenir un comédien français, c’est une autre affaire. Dernière étape de son intégration, il n’est qu’au début du long processus administratif… Même si, dans une pirouette finale, il affirme qu’il s’agit «d’une obsession post-coloniale» et qu’il vaut mieux « accepter d’être l’Autre dans l’histoire », on sent bien que la blessure identitaire ne se refermera pas si facilement, avec ou sans passeport français.

 Difficile d’être insensible à ce parcours exceptionnel. Mais on peut regretter quelques impasses dramaturgiques, sans doute dues à une méthode d’élaboration expérimentale. Le spectacle avance  par sauts et par gambades ; on est sous le charme indéniable du jeune acteur qui expose sa plastique irréprochable à nos regards, tout en s’affirmant bourré de complexes… Un léger narcissisme se dégage de cette partie : dommage, l’écriture n’a pas pris le relais pour cette séance de strip-tease autant physique qu’émotionnel.

Mis à part cette faiblesse (qui pourrait facilement être corrigée avec une étape de travail supplémentaire), le spectacle fait toucher du doigt bien des  a priori liés aux jeunes des départements et territoires d’Outre-Mer. Ceux-là mêmes pour lesquels Isabelle Niveau veut continuer à inventer de nouveaux dispositifs d’excellence et combattre le mal-être par les langages artistiques. En un mot : réinventer le métier d’enseignant.

Marie-Agnès Sevestre

Spectacle vu au festival Passages, le 10 mai.
A voir aussi : Les Verdicts guyanais de Roberto Jean, les mardi 14 et mercredi 15 mai, sous le petit chapiteau, Place de la République, Metz.

 

 

 

 

 

Entretien avec Hocine Chabira, directeur du festival Passages à Metz

 

Entretien avec Hocine Chabira, directeur du festival Passages à Metz

_DSC6853Arrivé en 2015 à la tête de ce festival, prenant la suite de Charles Tordjman qui l’avait créé en 1996 à Nancy, Hocine Chabira a souhaité maintenir l’ouverture vers l’ailleurs qu’avait affirmée son prédécesseur, tout en accentuant les questions d’actualité autour des thèmes du voyage, de la migration, des identités multiples. Situé en Lorraine à Metz, dans un bassin qui fut industriel et minier et qui a accueilli de nombreuses vagues de population, Passages joue aussi la carte transfrontalière avec plusieurs pays voisins.

 - Quel fut votre parcours personnel avant d’arriver à cette direction?

 - Je viens d’une famille algérienne pour laquelle seul le travail comptait et surtout pas le théâtre ! Pourtant on peut dire que j’étais un enfant du Théâtre Populaire de Lorraine qui a fait mon éducation artistique, tout comme le Centre Dramatique National de Nancy ou le théâtre du Saulcy à Metz. Malgré ma passion juvénile pour les planches, il n’était pas question pour mes parents que je fasse une carrière d’acteur ! J’ai donc dû renoncer à me présenter à l’Ecole du Théâtre National de Strasbourg. Mais, tout en menant une vie professionnelle de commercial, j’ai fondé une compagnie et commencé à faire de la mise en scène. Puis, comme j’avais été formé par l’équipe du CDN de Charles Tordjman au lycée de Thionville, après plusieurs expériences je me suis rapproché de lui, nous avons eu une vraie collaboration et au moment de son départ, il m’a tendu la main.

 - Malgré cette amitié de travail, vous êtes partis sur des routes un peu différentes…

- En 2017, Charlie Tordjman avait prévu pour Passages, un thème majeur: celui de la Méditerranée. Je n’ai fait que donner suite à ce projet, tout en l’accentuant. En effet, compte-tenu de ma pratique artistique (j’avais mené de nombreux ateliers avec des amateurs), je tenais à ce que résonnent dans le festival des voix différentes et que la diversité des parcours, origines et formations, irrigue la programmation. En Lorraine, sur les scènes permanentes, n’apparaissent guère de formes extra-européennes. En sont absents les artistes d’Afrique, du Maghreb ou d’Asie… Offrir au public lui-même très mélangé quant à ses origines, un programme où chacun puisse trouver d’autres possibilités d’identification : voilà mon enjeu. En janvier 2018, Donald Trump a fait une déclaration sur «les pays de merde», déclaration qui m’a interpellé : en effet, que savais-je moi-même de ce qui se créait, s’écrivait, dans les pays en question ? Je me suis donné comme objectif de découvrir ces univers et de les faire découvrir au public lorrain.

 - Une année sur deux, le festival laisse la place aux « Écoles de Passage ». De quoi s’agit-il ?

 - Passages a toujours vécu sur un rythme de biennale. Mais il y avait une vraie demande des élus pour une présence plus forte. J’ai donc mis en place, les années paires, une programmation qui regroupe plusieurs grandes écoles de théâtre, françaises mais aussi étrangères. Par exemple, l’an dernier, nous avons reçu l’Ecole russe d’Ekaterinenbourg, dirigée par Nikola Kolyada. Cela donne parfois des rebonds dans le festival lui-même : ainsi nous avons accueilli en 2018 l’Ecole du T.N.S,  avec en particulier le jeune Roberto Jean, venu de Guyane. Pour le suivre, cette année nous recevons un spectacle qu’il a créé, sous la direction de Ricardo Lopez Munoz, à Kourou, en Guyane, avec la compagnie de l’Entonnoir. 

- Le festival Passages a-t-il les moyens d’accompagner les artistes invités en termes de production, résidences, soutiens divers ?

 -Grâce au programme INTER-REG (nous sommes en zone transfrontalière, ce qui nous permet de bénéficier d’un soutien pluriannuel de 250.000 euros de la Communauté Européenne), nous arrivons à consacrer environ 70.000 euros à la coproduction. Par ailleurs, nous  travaillons avec toutes les structures culturelles de Metz qui sont en coréalisation avec le festival, ce qui nous permet d’offrir de vrais outils de travail aux artistes invités. Il est clair que notre activité au service de la diversité, contre toutes les discriminations et dans un esprit d’accueil des artistes étrangers, rencontre les objectifs des programmes européens. Tout comme le soutien des partenaires régionaux.

 - Comment se profile l’avenir de Passages ?

 - Nous allons encore plus loin dans la présence du théâtre à Metz, en engageant désormais une saison avec environ une dizaine de propositions, toujours dans la veine de nos thématiques. Et ceci en partenariat avec les théâtres de la ville. Metz a en effet construit une identité très forte en matière de musique, d’opéra, de danse. Nous répondrons ainsi à une demande de la ville pour compléter l’éventail des propositions artistiques en saison.

 Marie-Agnès Sevestre, le 11 mai à Metz.

Le festival Passages continue jusqu’au 19 mai.

An irish Story de et par Kelly Rivière

An irish Story de et par Kelly Rivière

 © David Jungman

© David Jungman

 Qu’est devenu Peter O’Farrel ? Comment et pourquoi a-t-il disparu ? En laissant une veuve et cinq orphelins, dont Kathleen, la mère de Kelly Rivière, la narratrice. Cette jeune femme va tenter de percer le mystère et nous invite à cette quête: le spectacle navigue joyeusement entre la France, l’Angleterre et l’Irlande.

  »Quand une personne disparaît, écrit  Kelly Rivière, elle n’est pas morte et toutes les hypothèses sont permises.» Enfant et adolescente, elle se raconte des histoires rocambolesques : pratique pour draguer les garçons! Peter O’Farrel  serait un gardien de phare emporté par la tempête,  ou un membre de l’ I.R.A. passé à la clandestinité… Mais, un jour, elle éprouve le  besoin de savoir qui il était. La vie de cet homme rejoint la grande Histoire des Irlandais exilés massivement aux États-Unis et en Angleterre pour fuir la misère. A Londres, ces catholiques dans un pays protestant, étaient accueillis par des pancartes : «No Blacks, no Irish, no Dogs»…

Kelly Rivière, devenue Kelly Ruisseau, qui a écrit et joue son propre rôle, va remonter le fil des générations. Rien à tirer de sa mère qui prétend ne rien savoir, ni de sa grand-mère à Londres, qui, fataliste, pense  que tous les hommes quittent les femmes… Elle en apprendra un peu plus auprès des vieilles sœurs de Peter, retrouvées dans le petit village au Sud de l’Eire d’où, en 1956, Peter embarqua pour Londres  avec sa femme Margaret. Mais le mystère reste entier… Cette autofiction déjà présentée au festival d’Avignon (voir Le Théâtre du Blog) est fort bien agencée entre récit et dialogues. Et elle décolle de la réalité par l’écriture et le jeu: Kelly Rivière dessine une galerie de personnages. Une gestuelle, une posture ou un accent caractéristiques suffisent à camper les protagonistes et à instaurer une distance ironique. Pas de pathos inutile et beaucoup d’humour. La comédienne passe avec légèreté de l’un à l’autre, en jonglant avec les langues : du français des jeunes, à celui du Sud, de l’anglais de Londres, à celui des Irlandais avec ses « r » roulés. Kelly Rivière, qui est aussi traductrice, épouse spontanément une langue puis l’autre, dosant avec finesse les bribes d’anglais afin que le public non anglophone ne se sente pas lésé et que, porté par la musicalité, il ne perde pas les nuances de tous ces parlers et accents constitutifs de chacun.

De cette traversée franco-irlandaise, de cette histoire intime, Kelly Rivière bâtit un spectacle à la fois émouvant et universel : qui n’a pas de secret dans sa famille ? Le public ne s’y trompe pas : An irish Story fait salle comble depuis deux semaines et mieux vaut réserver.

 

Mireille Davidovici

Jusqu’au 30 juin, Théâtre de Belleville  94, rue du Faubourg du Temple, Paris  (XI ème). T. 01 48 06 72 34.

Le 5 juin,  Festival Traverse ! Azay-le-Brulé (Deux-Sèvres).

 

Juliette et les années 70, texte et conception de Flore Lefebvre des Noëttes

Juliette et les années 70,  textes et conception de Flore Lefebvre des Noëttes

 

julietteQui est Juliette ? Unique mais est aussi nous toutes, y compris les filles d’aujourd’hui qui rêvent parfois à cette époque bénie de l’après 68. Fille d’une famille invraisemblable où on se reconnaît pourtant et que l’on saisit ici à l’adolescence, dévoreuse de poésie, de garçons, des vagues et du sable dans le maillot, l’été entre Pornic et Saint-Michel-Chef-Chef. Elle est aussi chaque Juliette à qui le théâtre parle d’amour, et l’amour, du théâtre. La vie coupée en deux, quand dans l’enfance alternaient école et vacances, retrouve son unité au théâtre: une dure école, passionnée, avec des temps splendides au sens des perspectives qu’il ouvre -merci à Antoine Vitez, Pierre Debauche et Daniel Mesguich pour les plus illustres de ses maîtres. Mais étaient moins réjouissantes pour elle les temps sans travail.
Juliette -et elle ne s’en cache pas- c’est Flore Lefebvre des Noëttes qui raconte avoir puisé sa vitalité créative dans la folie même de son père, dans l’explosion des frontières que cette époque signifiait pour une famille très attachée  à l’armée et au catholicisme et qui avait des convictions politiques très ancrées à droite… Tout cela, elle le raconte dans La Mate (voir Le Théâtre du Blog) et dans le troisième volet de cette saga : Le Pate(r), à venir. Mais ici, nous sommes avec Juliette à sa «belle époque» : fauchée mais sans chômage, sans crainte pour la planète même si on était déjà écologiste, oublieux de la guerre froide et libre d’aimer sans avoir peur du sida.

L’actrice fait revivre ces belles années avec des mots qui font immédiatement image et d’une façon originale, irréductible aux catégories existantes. Ni entrée de clown ou numéro de cabaret mais plutôt du théâtre ultra-rapide qui fait apparaître un nouveau personnage, d’un froncement de bouche. Elle fabrique l’autorité maternelle d’un raclement de gorge aux terribles: RRRR et elle fait disparaître une scène d’un geste désinvolte. Il y a de la gourmandise chez  Flore Lefebvre des Noëttes à rappeler certains (mauvais) souvenirs, comme jouer une Érinye perchée sur un vieux lavabo avec ses fuites d’eau en guise de Styx, ou apprendre à dire les alexandrins, en ne faisant chanter que les voyelles. Ou encore trimer dans la boutique maternelle baba-cool. Babioles dont la vie est faite… Pour le vrai drame familial, allez voir La Mate: ici, on n’aura jamais droit au pathos.

Mais à du théâtre vrai. Elle joue sans artifice avec son corps d’aujourd’hui. En sage maillot de bain noir, elle a dix ans, quinze ans, tous les âges… Elle change de robe à vue en quelques secondes et prend le temps de nous passer ses musiques qui nous entêtent encore. Les jeunes générations reconnaissent celles qu’ils ont héritées de leurs parents ou grands-parents. Le montage des textes est parfois subtil et travaillé comme une dentelle, parfois coupé aux ciseaux. Et il y a des creux mais personne ne s’en plaint, car aussitôt la vague remonte et un moment vrai s’adresse à nous. Quelque chose comme un hymne à la vie et à chaque vie singulière. Pas besoin d’aller à la recherche du temps perdu : il est là et on en profite. Quelle belle chose que le temps présent ! Pourtant à la fin, l’actrice-narratrice ne s’interdit pas la nostalgie avec la projection de quelques diapos de son  enfance: une technologie ancienne pour évoquer un passé… bel et bien passé. Bref, un moment de théâtre précieux pour se requinquer sans mièvrerie, sans triche, sans filet mais avec panache…

Christine Friedel

Théâtre du Rond-Point, 1 bis avenue Franklin D. Roosevelt, Paris (VIII ème), jusqu’au 8 juin. T. : 01 44 95 98 21.
La Mate en sera joué en ce même Théâtre, les dimanches 19, 26 mai et 2 juin.

Le  texte est édité par Les Solitaires intempestifs. La Mate est publié aux éditions En Votre Compagnie.

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Re:creating Europe, mise en scène d’Ivo van Hove

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Re:creating Europe, mise en scène d’Ivo van Hove

 Créé en 2016 à l’occasion du Forum sur la Culture  Européenne,  ce court spectacle a été depuis présenté, avec le soutien du Dutch Performing Arts, dans toute l’Europe. Avec Mairieke Heebink, Chris Nietvelt, Hans Kesting, Maria Kraakman, Majd Mardo et Ramsey Nasr de l’Internationaal Theater Amsterdam (ex-Toneelgroep) mais aussi Charles Berling, Valéria Bruni Tedeschi et Lars Eidinger, le grand Richard III de Thomas Ostermeier.

Quand la Grande-Bretagne très divisée va sans doute quitter l’Union européenne, Ivo van Hove nous convie à réfléchir à un moment-clé de notre histoire commune histoire  su fond d’extrême droite, sur la notion d’Europe à travers les discours et textes qui ont formé son histoire. Une piqûre de rappel qui n’est jamais un luxe, surtout par les temps qui courent…
Qu’est en fait ce concept d’union européenne ? Pour les uns, forte et naturelle depuis des siècles avec ses  courants artistiques, ses découvertes scientifiques, ses nombreux écrivain (e)s mais aussi… avec des guerres fréquentes entre pays voisins. Une union assez artificielle sur le plan politique selon d’autres, construite et reconstruite depuis soixante-dix ans. Mais toujours en paix malgré les inévitables conflits économiques. Ici paroles d’artistes, penseurs et dirigeants  politiques se succèdent en vrac soit avec des images d’archives soit par la voix des comédiens mais pas toujours  avec une vraie cohérence.

Il a d’abord un texte remarquable lu par lui, du romancier et essayiste des Pays-Bas Bas Heijne.: «L’Europe unie s’est avérée être un succès à bien des égards, mais la fraternité promise par Schiller et Beethoven n’a pas été atteinte aussi facilement. Si tant est, qu’elle l’ait jamais été.Peut-être ne devrions-nous pas en être surpris. Liberté, égalité, fraternité – dans cette glorieuse devise de la Révolution française, la fraternité a toujours été un peu à part. Il est si difficile de définir la fraternité. La liberté et l’égalité concernent la relation entre l’individu et la société dont il fait partie. Leur concept a beau être compliqué, elles se laissent tout de même, jusqu’à un certain point, mesurer, réglementer et protéger. Le niveau de liberté et d’égalité admet une expression en termes statistiques. Mais la fraternité ?La fraternité est une affaire de personnes entre elles. Elle peut être encouragée, mais sa source ne peut être qu’intérieure. Elle ne saurait être inspirée d’en haut. Impossible d’imposer la fraternité par décret. »

On entend aussi la parole de Jean Monnet, Winston Churchill (mais pas celle de De Gaulle ?)  Konrad Adenauer, Ronald Reagan, François Mitterrand, Margaret Thatcher, Helmut Schmidt  mais aussi d’Emmanuel Macron, Angela Merkel, Barak Obama, Marine Le Pen, Victor Orban, et des écrivains  comme William Shakespeare, avec un extrait de films tirés d’une de ses pièces, Friedrich Schiller, Susan Sontag, et le grand Victor Hugo qui, le 21 août 1849, prononça à Paris devant le Congrès de la paix qu’il préside, un discours prophétique. Avec ces mots devenus fameux »Etats-Unis d’Europe », empruntée à l’abbé de Saint- Pierre.  Où il n’exclut aucune nation du continent et surtout pas la Russie. « Un jour viendra où les armes vous tomberont des mains, à vous aussi ! Un jour viendra où la guerre paraîtra aussi absurde et sera aussi impossible entre Paris et Londres, entre Petersbourg et Berlin, entre Vienne et Turin, qu’elle serait impossible et qu’elle paraîtrait absurde aujourd’hui entre Rouen et Amiens, entre Boston et Philadelphie. Un jour viendra où la France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne, absolument comme la Normandie, la Bretagne, la Bourgogne, la Lorraine, l’Alsace, toutes nos provinces, se sont fondues dans la France. »

Mais ici, on a la nette impression qu’avec ce curieux mille-feuilles de textes, l’Europe évoquée par les écrivains et homme politiques cités dans cette création néerlandaise est celle du Nord plutôt que du Sud. Ainsi de la Grèce, pas un mot. Pourtant, ce petit pays a, depuis dix ans, été durement touché par les directives européennes et l’a payé cher. Alors qu’il a reçu et continue de recevoir nombre de réfugiés africains…  Et même nulle allusion ici au nom même d’Europe qu’Homère dans L’Iliade, donne à une princesse phénicienne que Zeus transformé en taureau blanc arriva à séduire et à enlever pour l’emmener en Crète… Rien non plus concernant l’Italie. Pourtant il y a presque déjà un siècle, Paul Valéry, caractérisait l’Europe par trois héritages : celui de l’Empire romain, celui du christianisme et celui de la rationalité héritée de la Grèce. Rome, disait-il, a légué aux Européens l’idée de «la majesté des institutions et des lois»,

Rien ou presque de l’Espagne, alors qu’elle est entrée dans l’Union européenne en…1985. Ou si peu avec Javier Marías écrivain, traducteur et éditeur. Pourtant l’Europe était déjà l’objet des préoccupations du grand philosophe Miguel de Unanumo au début du XX ème siècle quand il réfléchissait sur l’appartenance de l’Espagne à l’Europe et voyait dans les Pyrénées la frontière entre l’Europe et l’Afrique: «Qu’elles soient, donc, prononcées ici mes dernières paroles, pendant que je réfléchis comment on peut espagnoliser l’Europe, puisque quelque chose qui n’a pas été essayé, nul ne peut ni l’approuver ni le désapprouver. » Rien non plus sur le Portugal entré un an après l’Espagne dans l’Union Européenne… Et  sait-on que chaque été plus d’un million de Portugais traversent au moins deux pays européens, voire plus, pour aller dans leur pays…

En un peu plus d’une heure, Ivo van Hove nous convie à une promenade certes agréable même avec ces foutus micros HF  mais où il manque un vrai fil rouge et on ne voit pas très bien où  il  veut nous emmener. On ressort donc de là un peu frustré de cette soirée, alors que les panneaux des élections européennes sont déjà en place partout dans Paris. L’Europe et surtout l’avenir de l’Europe méritait mieux que cela…

 Philippe du Vignal

Remerciements à Barbara Pueyo

Le spectacle a été présenté le 4 mai aux Ateliers Berthier-Odéon Théâtre de l’Europe dans le cadre des Chantiers d’Europe du Théâtre de la Ville.

La Victoire en chantant, création collective sous la direction de Raymond Acquaviva, textes et chansons de Charles Péguy, Paul Claudel, Guillaume Apollinaire…

La Victoire en chantant, création collective sous la direction de Raymond Acquaviva, textes et chansons de Charles Péguy, Paul Claudel, Guillaume Apollinaire, Roland Dorgelès, Jules Romains, Raymond Queneau, Louis Aragon, Jean Tardieu

« La Victoire en chantant/Nous ouvre la barrière./La Liberté guide nos pas./Et du Nord au Midi/La trompette guerrière/A sonné l’heure des combats… » Ce sont les premiers mots du Chant du départ, originellement L’Hymne de la liberté de Marie-Joseph Chénier et de Méhul pour la musique. Il survécut à la Révolution et, adulé par Napoléon, fut ensuite le symbole de la volonté de défendre la patrie au cours des deux guerres mondiales..

la-victoire-en-chantantLe spectacle est une évocation, en courts textes et chansons, de ces conflits qui transformèrent à jamais la France, celle d’abord de 1914 où, dit justement Raymond Acquaviva, «une jeunesse qui avait vingt ans, avec toute son ivresse à reconquérir l’Alsace et la Lorraine, se rua joyeuse par trains entiers vers les fronts du Nord. Plus de la moitié d’entre  eux n’en revint jamais.» Deux décennies plus tard, l’Histoire bégayait et toute l’Europe subissait un conflit des plus meurtriers.  «En ce moment où pourtant le canon recommence à gronder à nos portes, comme il tonne sur l’autre rive de la Méditerranée, l’urgence de porter un regard sur ces guerres de nos parents et de nos grands-parents, s’imposait. »

C’est une création collective de jeunes comédiens, avec des textes comme, entre autres, le Priez pour nous autres charnels de Charles Péguy tué au combat dès septembre 14, Si je mourrais là-bas ou La Tranchée de Guillaume Apollinaire gravement blessé à la tête, mais aussi de Paul Claudel, Jules Romains et Louis Aragon avec les Strophes pour se souvenir célébrant magnifiquement le grand résistant d’origine arménienne Michel Manouchian, fusillé à trente-sept ans au Mont-Valérien: «Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent/Vingt et trois qui donnaient le cœur avant le temps/Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant/Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir/Vingt et trois qui criaient la France en s’abattant. «
Il y aussi de nombreuses chansons populaires comme  le très fameux Chant des partisans, l’hymne de la Résistance de Joseph Kessel et Maurice Druon, musique d’Anna Marly, qu’on n’entend jamais sans une larme: «Ami, entends-tu le vol noir des corbeaux sur nos plaines?/Ami, entends-tu les cris sourds du pays qu’on enchaîne?/Ohé, partisans, ouvriers et paysans, c’est l’alarme./Ce soir, l’ennemi connaîtra le prix du sang et les larmes. » Ou La Chanson de Craonne « Adieu la vie, adieu l’amour,/Adieu toutes les femmes./C’est bien fini, c’est pour toujours,/De cette guerre infâme./C’est à Craonne, sur le plateau,/Qu’on doit laisser sa peau/Car nous sommes tous condamnés/C’est nous, les sacrifiés! »Et encore La Madelon ou Fleur de Paris… des  textes et musiques entrées depuis longtemps au Panthéon de la chanson française.

Sur le petit plateau, Pierre Boulben, Louise Corcelette, Benoit Facerias, Philippine Martinot, Quentin Morant, Fabio Riche, Lani Sogoyou et Joséphine Thoby, à la fois chanteurs et comédiens, bien dirigés par leur ex-professeur, mettent toute leur jeunesse et leur sincérité au service des textes qu’ils interprètent. Individuellement ou en groupe. Rien à dire: surtout les jeunes femmes, ils font tous très bien leur boulot. Sur le rideau du fond, quelques images de cette catastrophe humaine qui font froid dans le dos avec, entre autres, un train rempli de soldats qui partaient pour le front, heureux de régler, en quelques semaines et sans problème, leur compte aux Allemands : on connaît la suite… Puis des images atroces de tranchées cent fois vues mais qui, un siècle après, restent toujours aussi terribles. Et vingt ans plus tard, l’image d’un autre train, lui aussi rempli d’hommes sans doute plus lucides… et cette fois moins joyeux! Silence dans la salle où sans doute les très jeunes gens devaient se demander comment leurs arrières-grand parents avaient pu en arriver là! Avec à la clé, son cortège de veuves et d’orphelins. Mais pas sûr du tout que le théâtre puisse être, comme le pense Raymond Acquaviva, vraiment efficace contre la guerre…

La qualité des textes et l’interprétation de ces jeunes acteurs est la qualité essentielle de ce spectacle. Pour le reste, la mise en scène et la dramaturgie de Raymond Acquaviva sont pour le moins conventionnelles et approximatives: séquences trop courtes qui s’accumulent, longueurs, déplacements répétitifs, sérieux manque de rythme passée la première demi-heure, fausses fins, mauvaise balance entre la musique amplifiée (on se demande bien pourquoi) de l’accompagnatrice à l’accordéon et des textes ou chansons, scénographie mal foutue : pourquoi ces gros sacs de toile encombrants sur le plateau? Et erreurs sur les costumes… Bref, rien ici, à part encore une fois la direction d’acteurs, n’est vraiment dans l’axe : on est dans l’à-peu près et sans  vision historique et on reste donc sur sa faim… A voir quand même (mais mieux vaut ne pas être trop exigeant sur la mise en scène) pour retrouver avec bonheur ces textes pour la plupart bien connus. Sur un même thème, autrefois c’était en 66! Pierre Debauche sous un chapiteau à Nanterre qui préfigurait le Théâtre des Amandiers, avait réussi un formidable et très impressionnant Ah ! Dieu que la guerre est jolie ! de Charles Chilton et Joan Littlewood…

Philippe du Vignal

Théâtre 13 Jardin, 103 A boulevard Auguste Blanqui, Paris (XIII ème), jusqu’au 16 juin.

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