Un Ennemi du peuple d’Henrik Ibsen, mise en scène de Jean-François Sivadier
Un Ennemi du peuple d’Henrik Ibsen, traduction d’Eloi Recoing, mise en scène de Jean-François Sivadier
Le spectacle créé à la MC2 de Grenoble pourrait être une pure tragédie avec guerre fratricide, retournement d’opinion du peuple et malédiction retombant sur la famille de l’homme qui s’est dressé contre les autres pour le bien de la Cité, dans une quasi unité de temps et de lieu. Mais Ibsen ne l’entend pas ainsi: devenu lui aussi un ennemi du peuple, après le scandale des Revenants (1881), il se doit de répondre avec toute sa rage et son ironie, à la bêtise générale. Ce sera donc un vaudeville, une comédie satirique, un drame. La «majorité compacte», comme dit le docteur Stockmann, n’est pas digne de la tragédie mais peut servir de cobaye pour un théâtre expérimental.
Stockmann et son frère le préfet ont fondé ensemble un établissement de cure prospère dans une petite ville d’eaux. Mais ce jour-là, le jour fatal qui fait tout basculer, le docteur a la confirmation de ses soupçons : l’eau guérisseuse est polluée donc dangereuse et il en a la preuve scientifique. Il faut fermer l’établissement et refaire entièrement les canalisations, l’eau étant pompée sous un marais fétide! Deux ans de travaux indispensables? La source financière tarie? Impossible ! Le docteur, lanceur d’alerte salué d’abord comme un sauveur, devient très vite le bouc émissaire de cette «majorité compacte» incapable de se sauver elle-même, aveuglée par le court terme et soumise à des actionnaires qui «ne sont pas actuellement en mesure de faire les efforts nécessaires» pour maintenir en vie l’établissement de bains et avec celui-ci, l’économie de la ville entière.
À la lecture, la pièce (1883) fascine déjà par ce qu’elle dit de notre actualité. Eloi Recoing, Jean-François Sivadier et les comédiens se sont entendus pour la décaper au maximum, la passer à la brosse de fer pour mettre en évidence tous ses reliefs. Y compris en piochant dans les slogans électoraux : il faut : «mettre en marche les autorités», proclamer son : «désir d’avenir». Scandale sanitaire contre prospérité économique, catastrophe écologique contre fiscalité indulgente… La question de l’opinion est tournée et retournée, sans indulgence pour la masse moutonnière ni pour une presse comme Le Messager du Peuple, à la fois suiviste et manipulatrice, et surtout dépendante de la publicité que lui paye l’établissement thermal …
Décidément, les «éléments de langage» vont toujours plus vite que la vérité scientifique. Mais plus loin que la satire : à l’occasion de la réunion publique demandée par le Docteur Stockman, le public est pris directement à partie et piégé dans un impeccable exercice de manipulation. C.Q.F.D. Cela conduit à poser la question de la démocratie. Comme le demande Max Frisch : « Si vous avez le pouvoir d’ordonner ce qui, aujourd’hui, vous paraît juste, l’ordonneriez-vous contre l’opposition de la majorité ? Oui ou non ? Pourquoi non, si cela vous paraît juste ? ». Comment faire confiance à la démocratie si elle repose sur la « majorité compacte» de la bêtise et des intérêt à courte vue ? Comment faire confiance à ces «élites» à deux têtes ? D’un côté, l’orgueil solitaire du docteur, quasi nihiliste, qui veut le bien du peuple mais ne se souvient pas du nom de sa servante et traite sa femme, son meilleur soutien, en servante. De l’autre (à droite) le mépris à peine caché, la démagogie de son frère le Préfet, soucieux des actionnaires et de l’ordre public. Zéro partout. Et le peuple ? Qu’est-ce qui fait « peuple» ? Cela résonne assez fort en ces temps de révoltes et de fausses nouvelles. Il y a encore, en ces temps de peu encourageante réforme de l’Education Nationale, la question de l’Ecole, posée par Petra Stockmann, digne fille du Docteur.
La troupe fidèle, affutée, de Jean-François Sivadier (Cyril Bothorel, Stephen Butel, Cyprien Colombo) donne évidemment toute sa vivacité à cette lecture contemporaine, dans une complicité réjouissante. Nicolas Bouchaud, tout en maîtrise et aisance, brasse un beau cocktail de conviction et de dérision, Vincent Guédon fait merveille dans le rôle du préfet cynique et opportuniste, comme Sharif Andoura, en journaliste soi-disant libre et qui est, en fait, une girouette soumise aux vents dominants. Agnès Sourdillon donne à madame Stockmann une présence simple et intense et Jeanne Lepers, leur fille, institutrice, ajuste son rythme à celui de son héros de père.
La bande à Jean-François Sivadier revendique sa marque de fabrique : le théâtre en train de se faire, le goût du jeu -on n’oublie jamais que c’est seulement du théâtre- avec ses gags bienvenus comme cette poignée de confettis sortie d’un poche et jetée par-dessus une épaule: «Tiens, il neige ? ». Le décor est fait de hauts gradins malcommodes d’où descend le personnage le plus diabolique (on vous laisse la surprise) derrière d’immenses rideaux de plastique transparents, qui évoquent, dès l’entrée dans la salle, l’eau, l’eau omniprésente, obsessionnelle, dégouttante et dégoûtante.
« Les histoires d’argent finissent mal, les histoires d’argent finissent mal, en gé-né-ral. » Le public applaudit fort mais brièvement : au théâtre, les longues ovations répondent aux émotions bouleversantes. Impossible ici : le héros perd son statut en cours de route et où, à l’exception de l’épouse Katrine peut-être, il n’y a pas un «bon» pour sauver la ville, et auquel on pourrait s’attacher. Pas de sentiment donc, mais les plaisirs de l’ironie, de la satire, de la lucidité, d’une saine inquiétude. Et du jeu. C’est déjà beaucoup.
Christine Friedel
Nous ne partageons pas tout à fait l’avis de notre amie Christine qui a vu la même représentation et nous serons plus sévères. Certes la direction d’acteurs et le jeu sont tout à fait remarquables, notamment Nicolas Bouchaud, Charif Andoura, Vincent Guédon et Agnès Sourdillon. Mais nous avons de sérieuses réserves: le spectacle est en effet moins convaincant côté dramaturgie… Les scènes d’exposition sont pesantes et pas vraiment utiles: dans ce cas, pourquoi ne pas les avoir abrégées? Pourquoi aussi avoir cédé à la mode de « l’écriture de plateau » et avoir rajouté vers la fin quelques répliques qui font la gourmandise de Nicolas Bouchaud et des autres acteurs mais qui n’apportent pas à grand chose.
La dernière partie fait ainsi du sur-place et franchement semble bien longuette. Et la géniale idée d’Ibsen, en demandant au public de prendre parti, est, à l’Odéon, passée à la trappe. En fait, on peut se demander si la scénographie frontale avec toutes ses toiles plastiques pendouillantes était-elle la plus efficace? Pas sûr! Et les Ateliers Berthier auraient sans doute mieux convenu que l’Odéon avec ses ors et ses fauteuils rouges, si on voulait placer le public dans un dispositif de forum participatif. Ce qui aurait à coup sûr donné à la pièce une autre force.
Et Jean-François Sivadier aurait pu nous épargner ces coups de fumigène avec des appareils tenus à la main pour bien montrer qu’on est sur une scène et à la fin, ces bombes à eau tombant des cintres.Désolé mais tout cela fait un peu vieilles recettes gaguesques de théâtre contemporain. La pièce dont les thèmes restent on ne peut plus actuels, par moments assez bavarde est donc difficile à monter. Et elle aurait mérité une approche plus radicale. Thomas Ostermeier, il y a quelques années, s’en était mieux sorti…
Philippe du Vignal
Théâtre National de l’Odéon, Place de l’Odéon, Paris (VIème), jusqu’au 15 juin. T. : 01 44 85 40 40.
Du 8 au 12 octobre, Théâtre du Nord, Lille. Du 16 au 20 octobre, Théâtre Firmin Gémier/La Piscine, Châtenay-Malabry (Hauts-de-Seine).
Du 5 au 10 novembre, Théâtre des Célestins à Lyon (Rhône). Les 14 et 15, Le Bateau-Feu, Dunkerque (Nord). Du 19 au 21, Théâtre de Caen (Calvados). Du 26 au 28, La Comédie, Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme).
Du 7 au 9 janvier, Le Quai, Angers (Maine-et-Loire). Les 15 et 16 janvier, Grand Théâtre de la ville du Luxembourg. Du 22 au 25 janvier, Théâtre de la Criée, Marseille ( Bouches-du-Rhône). Les 30 et 31 janvier et le 1er février, Scène nationale de Saint-Quentin-en-Yvelines ( Yvelines).