Le Pas de Bême, écriture et mise en scène d’Adrien Béal

©Martin Colombet

©Martin Colombet

Le Pas de Bême,  écriture et mise en scène d’Adrien Béal

Exemples des talents éclos grâce au soutien des théâtres de la banlieue parisienne (ici celui de Vanves, de L’Echangeur de Bagnolet, du Studio-Théâtre de Vitry-sur-Seine ou du Nouveau théâtre de Montreuil), qui ont soutenu les créations du Théâtre déplié d’Adrien Béal. Excellente initiative : le Théâtre de La Tempête reprend Le Pas de Bême après plusieurs années de tournée… Il semble en effet que la pièce n’ait pas été altérée par le temps qui a passé.

Michel Vinaver avait proposé la figure de L’Objecteur dans un texte de 1951. Allant jusqu’à donner le même nom à son personnage, Adrien Béal et sa troupe déplacent la scène vers le lycée, aujourd’hui. De façon très intelligente, la scénographie évite tous les rapports supposés représenter l’univers scolaire : aucune frontalité, le public est placé sur les quatre côtés du plateau qui sera investi tour à tour par les acteurs, deux hommes et une femme, chargés d’incarner les intervenants de l’affaire.

Nous entrons de plain-pied dans la représentation, avec Bême: «Je n’ai rien à vous dire avec ça. » Ce sont les autres qui nous éclairent : Bême, excellent élève, participe à tous les travaux en classe, travaille ses devoirs à la maison avec efficacité, mais rend chaque fois copie blanche aux devoirs sur table. Rebelle ? Réfractaire ? Résistant ? Muet sur ses motivations. Parents, professeurs et camarades de classe, dans un jeu tourbillonnant et toujours finement ciselé de passage de parole d’un acteur à l’autre, vaporisent par le dialogue le poids de ce mystère qui pèse sur eux tous, et sur nous aussi. Car si une partie du public est constituée de parents et probablement de professeurs,  tous ont été élèves un jour. Le spectacle s’adresse plutôt à cette enfance-là, à la part de refus qui, la plupart du temps, s’est transformée en traînage de pieds, en demi-provocations et parfois en auto-sabordage.

Mais d’interrogations en énervements, arrive le dérèglement subreptice de l’institution. Les professeurs se renvoient la balle. Punir ? Mettre un zéro ? Ou plutôt faire un compromis : noter 10 sa copie blanche pour ne pas pénaliser Bême, alors qu’il est si bon élève par ailleurs? Car la séduction rôde et opère, et réveille dans le corps enseignant l’élève réfractaire qu’il fut aussi. Et puis n’est-ce pas une gifle portée à l’institution qu’on aimerait soi-même pouvoir brocarder librement ?

Le centre vide de la scène où viennent s’inscrire les protestations de ses camarades comme de ses proches, fait éclore les incertitudes du public. Bême, un jeune héros ? Bême, un original ? Bême, le petit caillou dans la chaussure de l’Education Nationale? La contagion, toujours possible, exige-t-elle une reprise en main? D’où le déraillement en salle des profs : un moment théâtral de pur plaisir quand ils se mettent à chercher un sujet de devoir pour explorer la situation : « Faire son devoir, est-ce un choix ? », «L’inconscient a-t-il valeur d’excuse ? », « De quoi l’expérience nous instruit-elle ? », pour finir par : «Le vide : commentez» ! Car il en est  de la puissance comme de l’impuissance : sa manifestation, jamais neutre, agit au cœur même du système.

Au sommet de l’incompréhension généralisée, Bême finit par lâcher qu’écrire devant les autres, en classe, sur un sujet imposé, est un tel envahissement qu’il devient spectateur médusé de ses propres images, dans la propagation intérieure de son désastre… Sans doute se serait-on passé de cette demi-explication,  concession au public qu’on n’imagine pas repartir sans ce bref éclairage psychologique. Mais le fil poétique du spectacle est plus fort que ce petit décrochage. Et c’est en barque, à quelques mètres de la rive, en compagnie d’une jeune fille, qu’il verra ses camarades passer le bac blanc…

A travers ce jeune homme en douce rupture scolaire, le spectacle tient serrés les fils que les acteurs tissent entre eux. Le travail d’Olivier Constant est tout à fait remarquable. Les autres acteurs, qui ont concouru à l’élaboration de la trame, contribuent chacun à sa manière  à faire éclore la cocasserie légère des mini-drames déclenchés autour de Bême. Et c’est plutôt à une variante du « I would prefer not » du Bartleby (1854) d’Herman Melville (Bême ne l’a probablement pas lu) que ce jeune homme mystérieux nous renvoie.

En effet, tel Bartleby errant librement à l’intérieur de sa prison car aucune charge infamante ne pesait sur lui,  Bême navigue pour toujours sur sa barque, à l’orée des obligations, en vue de ses congénères, mais inatteignable.

Marie-Agnès Sevestre

Jusqu’au 26 mai, Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes, Route du Champ-de-Manœuvre, Vincennes (Val-de-Marne). T. : 01 43 28 36 36.


Archive pour mai, 2019

La Fonction de l’orgasme, inspiré de Wilhem Reich

La Fonction de l’orgasme, inspiré par les écrits de Wilhem Reich, une recherche théâtrale de Didier Giraudon, Constance Larrieu et Jonathan Michel

37227 Wilhelm Reich (1897-1957), père de  la « révolution sexuelle », connut une gloire posthume dans les années 1960, inspirant, à l’instar d’Herbert Marcuse, les mouvements étudiants et féministes. Né en Autriche-Hongrie, brillant disciple de Sigmund Freud dont il s’éloigna plus tard, cet agitateur d’idées finit sa vie,  après une carrière rocambolesque,  dans  une prison des États-Unis. Au-delà d’une théorie sexuelle, Wilhelm Reich apporte une vision socio-culturelle, voire politique de la fonction de l’orgasme. Avec un monologue savoureux en forme de vraie-fausse conférence, la compagnie Jabberwock remet à l’honneur les recherches sur l’orgasme, clef-de-voûte de la théorie reichienne, plus que jamais sulfureuse pour les puritains de tout bord, puisqu’elle insiste sur l’importance de la jouissance féminine, trop longtemps mise sous le boisseau.

Sur le plateau, quelques marches d’escalier (les  paliers de l’orgasme ?) et un écran où apparaît Constance Larrieu : filmée en noir et blanc, elle raconte la genèse mouvementée du spectacle et les débuts de son enquête, sur les traces de Wilhelm Reich. Après ce court prologue, la comédienne investit la scène avec un petit exposé illustré et plutôt amusant sur l’histoire de la sexologie, depuis les vulves tracées par les hommes des cavernes jusqu’aux Rapports Kinsey (1948-1953). Elle va ensuite, graphique à l’appui, entrer dans le vif du sujet. Qu’est-ce que l’orgasme ? Selon Wilhelm Reich, l’orgasme, acmé de l’excitation génitale, est dû à un courant végétatif bio-électrique correspondant au rythme biologique le plus profond. Pour lui,  tout mauvais fonctionnement chez l’homme ou la femme, détruit l’équilibre et induit de nombreux troubles psychiques et somatiques. Il oppose l’orgasme, lié au bon fonctionnement du parasympathique, à l’angoisse.

 Ce qui met en cause les positions de la morale traditionnelle :  comme Sigmund Freud, Wilhelm Reich s’inscrit en effet  -quoique différemment-  du côté d’une sexualité comme Bien, et non comme Mal, à l’encontre des religions et des morales bourgeoises de leur temps et encore en vigueur. Pour ces analystes, la sexualité est le centre de la vie sociale et psychique de l’individu :  « Amour, travail, connaissance sont les sources de notre vie. Ils doivent donc la gouverner », écrit Wilhelm Reich. Il développe le concept de « puissance orgastique », qu’il différencie nettement de celui de « puissance érectile » et insiste sur le fait que c’est l’expression d’un abandon entre partenaires. Il affirme aussi que la guérison de l’angoisse dépend d’une satisfaction orgastique chez le patient.

 Constance Larrieu sait donner du piquant et un zeste de sexy à sa prestation parfois un peu technique, sans jamais friser vulgarité ni initiation pédagogique à la sexualité. On la suit avec plaisir dans ses pérégrinations qui l’ont menée à consulter psychanalystes, sociologues, voire une “périnéologue“ et un “gigolo“. Parmi eux, l’andrologue Pierre Devaux, souscrit de façon très explicite aux dires de Wilhelm Reich :«L’orgasme féminin est une donnée politique ! »  Politique, ce spectacle l’est profondément, sous ses allures frivoles. A l’image de l’homme qui l’a inspirée, Constance Larrieu conclut en passionaria. Brandissant le glaive rouge de la révolution, elle parle des tragédies dues aux  dérèglements orgastiques d’une société : avec sa fonction de l’orgasme et les conséquences de son dysfonctionnement, le psychanalyste explore les racines du fascisme dont il fut l’une des victimes. Sa Psychologie de masse du fascisme reste une contribution notable à la compréhension des phénomènes de radicalisation et de fondamentalisme religieux plus que jamais à l’œuvre. A noter : les allusions à ce  spectacle ont été censurées par FacebookPour autant, il reste une saine et joyeuse défense et l’illustration de l’amour partagé. L’orgasme n’est-il pas «l’énergie de l’amour auquel  nous devons notre vie» ?

 Mireille Davidovici

 Jusqu’au 17 mai Théâtre de la Reine Blanche 2 bis passage Ruelle, Paris (XVIII ème) T. 01 40 05 06 96

 La Fonction de l’orgasme est édité à l’Arche

La Psychologie de masses du fascisme Petite Edition Payot

Las Vegas (suite): Penn et Teller

 

Las Vegas (suite) : Penn et Teller

 Penn & Teller (2018) - copieCes magiciens comiques américains en costume-cravate travaillent ensemble depuis 1975 dans la tradition clownesque. Penn, le clown blanc parle comme un moulin à paroles et Teller est l’Auguste, et faire-valoir de Penn ; muet, il s’exprime par le mime et subit les vannes de son partenaire. Penn, grand et costaud,  a l’ongle de l’annulaire gauche passé au vernis rouge (en hommage à sa mère). Teller lui, est petit  et drôle malgré lui. Ce contraste physique, à la base de leur jeu, rappelle celui de Laurel et Hardy. Penn est magicien mais aussi jongleur, comédien, musicien, inventeur, acteur et auteur à succès. Teller, lui, est illusionniste, écrivain, acteur, peintre et réalisateur. Ils sont le poil à gratter de la magie actuelle qu’ils redéfinissent avec des éléments de comédie et farce et utilisent le non-sens, le mime, le débinage et la mystification. Ils se définissent eux-mêmes comme «un couple de gars excentriques qui ont appris à faire des choses cool ».

Vers 1970, Penn jongleur très inspiré par la culture punk, entre à la Ringling Bros and Barnum & Bailey Clown College pour apprendre le monocycle et l’art clownesque et vit de petits boulots et en jonglant dans les bars et dans la rue. Il se passionne aussi pour l’illusionnisme après avoir vu James Randi.  Teller, lui, après avoir suivi des cours d’art dramatique, enseigne le latin au lycée de Trenton (New Jersey). Et il écrit aussi  des livres (en latin), fait de la peinture (ses parents sont artistes) et pratique la prestidigitation. Ils se rencontrent grâce au musicien Wier Chrisemer, fondateur du Othmar Schoeck Memorial Society for the Preservation of Unusual and Disgusting Music et présentent leur premier spectacle au Minnesota Renaissance Festival en 1975. Jusqu’en 1977,  Penn, Teller et Chrisemer se produisent sous le nom de The Asparagus Valley Cultural Society, à San Francisco. Chrisemer quittera ses amis, après avoir contribué à la conception de numéros comme le fameux Shadows de Teller.

 Penn et Teller de 80 à 84 travaillent dans des clubs de San Francisco et Los Angeles. Ils se font appeler les  « bad boys of magic » et mettent alors en scène leur premier spectacle, Mme Lonsberry’s Seance of horror avec Donna Davis dans le rôle de Mrs Lonsberry, un médium qui utilise ses compétences occultes avec son fils Julian (Teller) pour ressusciter les morts, défier les lois de la physique et explorer les pouvoirs cachés de l’esprit. Ils collaborent ensuite avec Johnny Thompson qui deviendra leur consultant pour la magie sur tous leurs spectacles  et qui produira leur émission télévisée Fool Us, jusqu’à sa mort, cette année.

 En 1993, ils sont engagés au Bally’s à Las Vegas puis migrent au Rio où ils sont toujours à l’affiche, dix-huit ans après… Dans les années 2.000, Penn et Teller provoquent une controverse, en présentant des spectacles dont ils expliquent les tours créés dans le cadre de représentations spécifiques mais ils ne révèlent jamais les trucs de leurs confrères. Au-delà du simple débinage et sous prétexte de montrer le fonctionnement de certaines illusions (comme le jeu du gobelet), ils en profitent pour montrer le travail de direction d’une routine et… tromper ainsi encore plus leur public.

Teller, Penn et Chrisemer (1975) - copieDe 2003 à 2010, dans leur émission Bullshit (primées plusieurs fois aux Emmy Awards) ils ont un regard sceptique sur le paranormal, les pseudo-sciences, les médiums, les théories du complot et la religion. Et ils ont aussi des opinions politico-sociales excentriques et libertaires sur la guerre, la drogue et  le contrôle des armes à feu. Il y a huit ans, ils ont inauguré un nouveau concept télévisuel avec Fool us sur la chaîne I. TV au Royaume-Uni, puis sur C W aux Etats-Unis à partir de 2.014, avec  un concours de magie très populaire : des illusionnistes réalisent des tours devant eux, en essayant de les tromper. Contrairement à beaucoup d’autres (entre autres, la magie de rue) tout est réalisé sans trucages caméra et les téléspectateurs voient exactement  la même chose que le public.

 En 2016, ils sont élus «magiciens de l’année» à Las Vegas. Après quinze années à l’hôtel-casino Le Rio, c’est leur spectacle, avec celui de leur ami Mac King au Harrah’s qui aura duré le plus longtemps. Unanimement reconnus par le public et la critique mais aussi par le monde universitaire, ces magiciens et chercheurs sont invités au Massachusetts Institute of Technology! Et ils donnent des conférences à l’Université d’Oxford sur la magie, la psychologie et l’interaction avec le public. Penn et Teller ont investi régulièrement le West side Art  à New-York, avec des représentations à guichets fermés dès 85. Deux ans plus tard, ils ont même eu leur propre show permanent au Ritz. Très riches et très populaires aux Etats-Unis, ils dépassent même David Copperfield côté médiatisation et fortune. Reconnaissance suprême, ils ont leurs étoiles sur le Walk of Fame à Hollywood depuis 2013. Bref, le duo a un statut d’icône culturelle! Car ils sont aussi acteurs, animateurs, dramaturges, écrivains, réalisateurs de documentaires et même musiciens…

 Penn et Teller, champions des apparitions à la télévision, ont joué dans différentes séries comme Sabrina the Teenage Witch (1996), Babylon 5 (1998) et The West Wing (2004).  Et pour l’émission Tell a Lie sur Discovery Channel, ils racontent sept histoires incroyables, dont six sont… véridiques. Et ils jouent aussi dans des films et sont même les têtes d’affiche de Get Killed d’Arthur Penn (1989) et  ont écrit ensemble des best-sellers comme Cruel tricks for dear friends (1989), How to play with your food (1992) et How to play in traffic (1997).

 Mais les compères savent aussi travailler chacun de leur côté… Penn présente des jeux à la télévision comme Identity sur NBC de 2006 à 2007, anime aussi une émission-débat sur une radio FM et participe à Dancing with the Stars sur ABC en 2008. Teller, avec le magicien Todd Robbins, écrit Play Dead joué à Broadway en 2010 et il met en scène avec Aaron Posner des versions théâtrales et magiques de Macbeth  et de La Tempête. Il a aussi réalisé et produit un documentaire Tim’s Vermeer.

 Penn & Teller - Fool Us - copieDans le hall, les spectateurs sont invités à prendre un gobelet et quatre cartes différentes qui serviront ensuite à un tour. Teller sort d’une boîte en bois (examinée auparavant par des spectateurs et exposée vide). «Nous sommes là pour vous tromper !» annonce Teller qui va essayer de s’échapper de deux boîtes ; enfermé dans une fabriquée en plexiglass, elle-même placée dans celle en bois et bien fermée par des cadenas. Penn énumère les différents moyens de s’échapper et parle, bien  sûr, du célèbre Harry Houdini et de Metamorphosis, une malle des Indes conçue par Jonh Nevil Maskelyne. Il donne ensuite le choix aux spectateurs d’être trompés ou non, en leur demandant de fermer ou non leurs yeux, avant de révéler le tour. Les curieux qui ont gardé les yeux ouverts, voient Teller sortir la tête grâce à un trucage mécanique de la boîte en bois et s’allonger tranquillement dessus.

 Mike Jones au piano, Penn à la contrebasse jouent pour Teller qui fait léviter un foulard, tout en soufflant dans un saxophone. Il confectionne ensuite un petit chapeau avec le foulard qu’il place brièvement sur la tête du pianiste. Le bout de tissu est ensuite roulé en boule et s’envole comme un feu follet. Teller déchire alors un bout du foulard, en avale une partie et souffle des confettis avec le saxophone. Le foulard semble prendre vie à la demande du magicien. Un tour déjà réalisé pour la première fois par Nevil Maskelyne en 1.888 !

Cinq spectateurs sont invités à prendre place sur scène. Une prédiction est enfermée dans une grosse bouteille semi-opaque suspendue au-dessus du plateau. Des mots sont écrits sur un grand tableau : number, password, football..  et des chiffres de 1 à 9. Les spectateurs doivent écrire sur un papier un code Pin, le nom d’une chanteuse, etc. qui sont placés dans un sac. Penn devine alors, un par un, ce qui est marqué dessus! Les spectateurs doivent ensuite choisir une lettre de leur mot que l’on marque sur le tableau. Pour compléter ces quatre lettres, un dé en mousse est lancé dans la salle pour désigner au hasard quatre autres personnes qui choisissent aussi un chiffre qui sera aussi noté. Teller, armé d’un marteau, de gants et lunettes de protection, casse la bouteille au-dessus d’une grande bâche en plastique pour prendre la prédiction et en révéler les similitudes avec les choix du public…Une routine assez laborieuse… On voit mal où Penn veut nous emmener avec ces choix sans queue ni tête.  Mais cette méthode pour arriver à la révélation finale, est diaboliquement efficace et se fait en toute transparence… relative.

Puis une spectatrice est invitée à voir de près le fameux tour, dit des anneaux chinois. Teller lui en présente six grands, en réalisant enclavements et désenclavements classiques. Penn révèle le truc de la clé mais quand il réalise la version «close-up» avec des petits anneaux, la spectatrice est encore plus perdue…. Un classique de la magie où, -de deux à dix, voire plus et en métal solide- ils semblent passer les uns dans les autres ou former des chaînes aux motifs complexes. Le magicien chinois Ching Ling Foo (1854-1922) a été l’un des premiers à avoir présenté ce tour sous la forme que nous lui connaissons aujourd’hui. En 1988, le Japonais Masahiro Yanagida  réalise cette routine avec quatre anneaux de onze cms de diamètre seulement: les Ninja Rings et depuis cet effet,  surtout présenté sur scène, est devenu un incontournable du « close-up ».

Fervent défenseurs d’une magie «non truquée», à la télé, Penn et Teller se moquent gentiment des  magiciens de rue qui prétendent réaliser des miracles impossibles, Criss Angel en tête. Puis ils nous révèlent comment cela  fonctionne vraiment. Avec un dispositif reconstituant une partie d’un immeuble en extérieur où l’on voit les coulisses et trucages employés, Penn et Teller demandent alors à deux spectateurs de venir jouer le public et un caméraman filme en direct la scène, qui est projetée sur des écrans. Les magiciens font ensuite choisir une carte à une femme accoudée à une fenêtre de l’immeuble. Carte qui sort ensuite de la manche d’Elvis Presley  sur une photo  encadrée et accrochée à un mur…

Puis Teller s’assoie sur une chaise couverte d’un drap et se met à léviter… grâce à un chariot élévateur caché derrière le décor, hors-champ de la caméra. Un grand cerceau est passé autour du drap puis il disparait dans les airs pour réapparaître sur scène. Il présente ensuite une plaque de verre qu’il place sur un présentoir pour qu’un spectateur puisse dessiner le visage d’un autre  personne par transparence grâce à trois feutres de couleur différente. L’œuvre est ensuite signée par le dessinateur et par Teller. La plaque, mise dans un sac transparent, est cassée bien visiblement, avec un marteau. Et tous les morceaux étalés sur un plateau, sont versés dans un cube transparent qui produit de la fumée. On entend alors les morceaux se reconstituer et la plaque réapparait intacte avec le dessin d’origine signé! Superbe numéro métaphorique qui laisse un souvenir inoubliable…

Suivent des prédictions de cartes utilisant avec des procédés ensuite révélés au public. Penn fait choisir une carte et Teller la devine, en la dessinant sur un tableau. Il révèle le système de code verbal pour communiquer à son compère le nom de la carte. Il s’assoit ensuite à une table avec la spectatrice, lui fait choisir une carte et demande à Teller de la deviner à nouveau. Les magiciens révèlent la méthode dite du «code du silence» (1989), un tour de Gary Kurtz inspiré de Positional codes (1959) de Tony Corinda qui donne le nom de la carte suivant l’emplacement du jeu sur le tapis… Ensuite, sur le jeu étalé, la spectatrice en choisit une et la cache dans sa main. Puis  la carte est montrée à Teller: il ne bouge pas d’un poil, ne cligne pas des yeux et ne dit pas un mot. Dans ces conditions extrêmes, Penn devine quand-même la carte mais il n’expliqueront pas le principe…

Il présente ensuite une feuille de magazine, et passe derrière un paravent: on voit juste ses mains déchirer lentement chaque feuille pour reconstituer, au final, le magazine. Un verre d’eau est ensuite produit à partir du magazine roulé en cône quand soudain Penn arrive sur scène. Mais alors, qui est derrière le paravent depuis le début ? Teller déguisé en Penn! Une transposition finale-surprise pour un effet classique. Au XIX ème siècle, détruire et restaurer une feuille de papier, un ruban, une ficelle ou une carte, étaient déjà monnaie courante…

Puis Teller confie un bocal à une spectatrice, plonge ses mains dans un aquarium et produit des pièces qu’il déverse dans ce bocal et ceci plusieurs fois de suite. Et Teller en prend une poignée et fait semblant de les faire disparaître dans l’eau. La deuxième fois est la bonne et les pièces se volatilisent dans l’aquarium  où circulent de nombreux poissons rouges. La spectatrice repart avec le bocal et un poisson qui se transforme une dernière fois en pièce. Une superbe routine qui détourne astucieusement la fameuse chasse aux pièces, ici avec un ajout d’eau…   Ce qui nous fait remonter au roi Midas et à la fameuse source du Pactole qui contenait des paillettes d’or après son passage. Miser’s Dream (Le  Rêve de l’avare ou la chasse aux pièces) est une routine où le magicien produit des pièces de monnaie dans les airs et les dépose dans un réceptacle, généralement un seau en métal. Inventé au XIX ème siècle et présenté par De Linski puis par Robert Houdin en 1852 sous le titre: Pluie d’or. Vers 1895, l’Américain T. Nelson Downs  utilisait dans Trésor aérien,un chapeau à la place d’un seau. Ce tour, alors très populaire, intégrera le répertoire de milliers de magiciens. Une routine vite devenue un classique…

Penn et Teller nous proposent un «rituel d’amour» quand nous entrons dans la salle. Tout le monde est invité à prendre les cartes en main et à les mélanger face en bas. Ensuite, elles sont pliées en deux dans leur longueur et déchirées. Et les deux paquets mis l’un sur l’autre.  Soit un mélange de petits morceaux selon une procédure dictée par les magiciens qui les placent  dessous,  au milieu, et en en mettant un de côté face en bas, sur son cœur. On échange ensuite une demi-carte avec son voisin et on élimine petit à petit tous les autres morceaux dans le gobelet  jusqu’à ce qu’il nous reste plus qu’une demi-carte, correspondant à celle placée sur notre cœur. Le spectateur a retrouvé «sa moitié» grâce à son voisin ou à sa voisine. Un beau moment de communion entre les gens, même si cette routine est un peu longuette…

Dans la tradition de la disparition d’un éléphant effectuée par Harry Houdini, à l’hippodrome de New York en 1918, Penn et Teller proposent une version scénique avec une vache déguisée en éléphant. Une vidéo nous la montre, broutant dans un pré. Des spectateurs sont invités à encercler un praticable monté sur roulettes où elle se trouve et à joindre leurs mains. On descend un rideau et la vache-éléphant se transforme en poule… Ce dernier tour est la «vitrine» de leur spectacle et la sculpture de cet éléphant, conçue par Penn et Teller, est installée dans le hall de l’hôtel.  Mais  cet anti-climax plombe le final car il y a, et volontairement, double tromperie sur la marchandise (l’éléphant est une vache et la disparition est remplacée par une transformation). On reste donc sur sa faim, dommage….

Mais tout le spectacle est très bien rôdé et on sent le travail de toute une équipe derrière chaque numéro. Comme à leur habitude, Penn et Teller jouent sur les contrastes, en impliquant  le public et en critiquant gentiment les magiciens et leur répertoire uniformisé… Avec un jeu réglé millimètre, Penn débite aussi à la mitraillette des textes par ailleurs bien écrits; peut-être un peu trop par moments…Cela nous fait perdre le fil et affaiblit la dramaturgie de certains tours. Teller, lui, a un jeu plus minimaliste où chaque geste et micro-expression de son visage trahissent volontairement sa pensée… Une attitude clownesque empreinte de lassitude qui fait merveille. Malgré tout, ici, le répertoire est inégal et il y a des numéros interchangeables. Les compères se perdent parfois dans le débinage gratuit, contrairement à leur habitude. Dommage!  Et  ils ont raté leur final! Encore dommage !

 Sébastien Bazou

Spectacle vu à Las Vegas ( Nevada) le 20 avril.

 

Livres et revues

 

Livres et revues:

Parages 05 – La Revue du Théâtre National de Strasbourg

 parages-05Consacrée aux auteurs vivants et fondée par Stanislas Nordey, comédien, metteur en scène et directeur du Théâtre National de Strasbourg, cette revue est animée par Frédéric Vossier, auteur et conseiller artistique.  cette revue Parages 05 est un numéro spécial sur Falk Richter, qu’une solide amitié artistique l’unit à Stanislas Nordey. Pour traiter de l’œuvre polymorphe du dramaturge allemand né en 1969, très impliqué dans la conscience d’un état du monde via l’Europe, il fallait une pluralité de regards et de positions.

 L’ouvrage offre des inédits de l’auteur, mais aussi des articles théoriques, entretiens, fictions, réflexions, témoignages et compte-rendus dramaturgiques. Pour Frédéric Vossier, Falk Richter pratique une radiographie «enragée» de la condition existentielle contemporaine: le passage de la surexcitation, à la fatigue d’être, une catastrophe psychique…

 Chez lui, la forme s’écarte du classicisme de l’écriture dramatique : aucun personnage, aucune situation, ni linéarité, ordre ou mesure. En échange, l’écriture de plateau libère une tension perceptible entre: d’un côté, la «parole parlée», nerveuse et, comme un ready-made, issue de la terminologie de la finance et de l’autre, la «parole parlante», intime et poétique, sincère et sensible aux émotions. Une œuvre  sous-tendue par la peur : chacun redoute chômage, déclassement, échec, solitude, catastrophes financières, technologiques et politiques  terrorisme, perte d’amour et de reconnaissance de l’autre.

 A lire entre autres, un inédit de Falk Richter, traduit par Anne Monfort qui a aussi écrit Traduire, c’est mettre en scène ». De grands champs bruns vides est un extrait de sa pièce Traîtres : les derniers jours,  où il évoque le sentiment du vide dans le territoire où l’on est né. Il aurait pu naître ailleurs, dans un autre temps et avec d’autres proches et a le sentiment d’une vie trahie : «Cette soi-disant énergie de la jeunesse, cette curiosité, cette force de résistance n’ont jamais trouvé de chemin dans mon corps, je me traînais, oui, ça s’appelle traîner…Et il pleut, et je traîne d’un pas lourd, je longe des voies ferrées désaffectées depuis longtemps, des stations où un bus ne passe que deux fois par jour et pas de cinéma, pas de théâtre, pas de M.J.C., rien qu’Aldi et Lidl, des allocataires de Hartz IV, des retraités et des nazis. »

 Sont aussi glissées dans l’ouvrage un extrait du Journal intime de Falk Richter : «Il faut que Stan me pose des questions sur ma famille, sur tout, je veux enfin donner des informations là-dessus mais il faut que quelqu’un m’aide à ne plus tourner en rond, je n’arrive pas à en parler, je ne sais pas quoi dire »

 L’auteure et metteuse en scène Claudine Galéa évoque le texte dramatique, My secret Garden, un titre qu’elle aurait bien fait sien et remarque la présence du personnage de Lenz : «Tu parles beaucoup de lui, un peu de toi, de tous les jeunes hommes perdus dans l’histoire allemande. Lenz est un jeune Allemand du XVIII ème siècle. Il écrit comme toi. Et c’est un autre jeune homme allemand qui rapporte son histoire un siècle plus tard à nouveau : un grand dramaturge Georg Büchner, un socialiste, un révolutionnaire.» Sonia Chiambretto aime «éventrer les mots» et réécrit à la  façon de Falk Richter, une matière intertextuelle complice, poétique et dé-constructive. Et Ronan Chéneau, auteur de théâtre, se penche, lui, sur l’écriture post-dramatique de Falk Richter. Comment écrire après la fable, le personnage, la situation ? «Les voix de Richter me plaisent, parce que leur souci permanent d’elles-mêmes n’a d’égal que leur insouciance, leur dégoût d’elles-mêmes, contradiction dont je tente toujours, pour ma part, de m’extraire. C’est peut-être l’endroit où nous nous séparons, Richter et moi : je ne peux pas me contenter de tourner sur moi-même. »

Pour le dramaturge Kevin Keiss: «La très grande jubilation à la lecture de ses pièces vient du fait qu’il déjoue sans cesse les systèmes d’attente : les séquences se suivent sans obéir aux mêmes règles… On entend ce qu’on lit. Il s’approprie les codes d’une parole volatile, non écrite, parole de l’hyper-présent et de la vérité.» Laurent Sauvage, comédien et fidèle associé du théâtre de Stanislas Nordey et de Falk Richter, a joué dans Das System (2008), My Secret Garden  (2010) et Je suis Fassbinder (2016). Il donne ici un Portrait téléphonique de Falk Richter et parle d’immersion à propos de Je suis Fassbinder : «C’était plutôt une plongée dans l’ambiance d’un artiste. Il en est sorti des affects, des figures, des énergies, des situations, des sensations, des mouvements, des gestes. On a baigné pendant des semaines dans l’excès, la démesure, l’extravagance de l’univers de Fassbinder. »

 Judith Henry fait part de son expérience d’actrice dans cette pièce, avec des répétitions vécues au plus près de la vie et de l’aventure : «Ma partition textuelle se tisse sur le motif de la peur. J’ai peur : c’est un leitmotiv qui rythme la pièce et l’écriture de Richter en général. En lisant cela, dans le contexte des attentats, cela renvoie à nos propres peurs… Son écriture touche à l’intimité de chacun… Il capte et s’approprie l’air du temps… »

Maîtresse de conférence en arts de la scène à l’Université Lumière-Lyon II, Bérénice Hamidi-Kim analyse avec pertinence les sentiments du populisme dans cette pièce. Elle s’entretient  aussi avec Maëlle Dequiedt, jeune metteuse en scène formée à l’Ecole du T.N.S. qui a créé Trust-Karaoké panoramique  en 2015 et 2017. «La part intime, dit-elle, que met chaque comédien dans sa figure, varie au cours du spectacle. Ainsi, dans la scène du braquage d’identité, prenant appui sur une phrase de Richter dans un sentiment d’urgence: «Je veux entendre des histoires/de gens/je veux enfin les voir en live», les comédiens se mettent à improviser sous la menace d’un revolver… » Cette scène brouille la frontière entre le comédien et sa figure. » Cyril Teste qui a monté de Falk Richter : Peace (2006), Electronic City (2007), Nothing Hurts (2008), Sous la glace (2010) et Nobody (2015) interviewé par Hugues Le Tanneur, pense que ce théâtre joue un rôle libérateur dans son approche artistique, à travers son aspect pluriel et sa capacité à prendre en compte les technologies contemporaines, du cinéma au numérique et les séries télévisées. Professeur invité à l’Université nationale de Colombie à Bogota, Bruno Tackels a une lecture personnelle d’un «écrivain de plateau» et livre descriptions, moments vécus, photographies et matériaux en résonance avec l’univers de l’artiste allemand.

Une invitation à l’exploration d’un théâtre hypersensible et réactif aux tensions de notre époque instable…

Véronique Hotte

Éditions Les Solitaires intempestifs, 15 €

 

 

 

Le Roi nu d’Evguéni Schwartz, mise en scène de Guy Theunissen

©Alain Dalla Libera

©Alain Dalla Libera

Le Roi nu d’Evguéni Schwartz,  traduction d’André Markowicz, mise en scène de Guy Theunissen

Le dramaturge russe (1896-1958) après des études de droit, fonde une troupe de théâtre en 1917 qui, malgré le succès, n’arrive pas à survivre financièrement. Il devient alors journaliste et dramaturge et de 1925 à 1954, écrit une douzaine de pièces sous la forme de contes pour enfants avec des marionnettes.  Inspirées de ceux d’Hans Christian Andersen et de Charles Perrault. Et en 1934, il commence à créer des pièces pour adultes comme Le Roi nu,  dont le texte ne sera publié qu’en 1960 ! La création avait tout de suite été interdite  par le pouvoir soviétique qui avait compris qu’elle était un pamphlet et une charge déguisée contre la dictature d’Hitler et/ou de Staline. Et sous la forme d’un conte féérique, Evguéni Schwartz dénonce la terreur et l’oppression politique mais aussi sociale. Il écrira ensuite Le Dragon (1944), une des plus connues, elle aussi interdite. Il n’écrira plus, sauf des scénarios et des œuvres pour enfants, et quatre ans avant sa mort, deux pièces pour adultes dont Un Miracle.

©Jean-Pierre Estournet

©Jean-Pierre Estournet

L’histoire du Roi nu est inspirée de trois contes d’Andersen (1805-1875) : Les Habits neufs de l’Empereur, Le Porcher et La Princesse au petit pois. Ici, Henry, un jeune porcher, amoureux fou, rêve d’épouser la belle princesse Henriette. Son père, le roi Georges XV, bien entendu refuse et sa fille, quelle le veuille ou non, devra épouser le roi d’un pays voisin.  Un cadeau ! Chauve, gros et édenté et parfaitement idiot. Mais à la Cour, on prépare quand même le mariage. Henry et son ami Christian vont réussir à s’introduire dans le château et se font passer pour des tisserands capables de coudre un costume prestigieux mais seulement visible par des personnes intelligentes. Le Roi qui s’est soumis, se retrouve piégé et se montre se montre nu devant tous ses sujets, et… tout à fait ridicule le jour prévu pour son mariage avec Henriette…  Il y a aussi quelque quarante personnages dont Le Ministre des Tendres Sentiments Machiavéliques, Le Poète, Le Premier Ministre, Les Dames de la cour, la Comtesse, Les Cochons,  Les Courtisans….

 Ces deux actes  ne sont sans doute pas une grande pièce et sa charge satirique n’a plus rien de vraiment virulent mais, grâce à leur poésie, continuent à séduire les metteurs en scènes comme Laurent Pelly (2016) Philippe Awat ou cette année, Eudes Labrusse ou Léa Schwebel. Gaspar Leclère est le directeur artistique des Baladins du Miroir, une compagnie belge de théâtre ambulant avec un chapiteau de trois cent soixante places et une trentaine de camions, caravanes et roulottes pour loger acteurs et techniciens. La reprise de ce spectacle de 2016 a lieu sur une vaste esplanade au sommet d’une imposante forteresse Vauban à Namur, à soixante kms de Bruxelles au confluent de la Sambre et de la Meuse. est la capitale francophone de la Wallonie  où siègent son Parlement et son Gouvernement et accueille plusieurs festivals comme celui du film francophone ou celui d’arts forains …

Sous le chapiteau, il y a, bien sûr, des gradins en demi-cercle et quelques petites tables en bois où on peut continuer à boire le demi-pression que l’on acheté au bar… Le Roi Nu est sans doute une pièce fondée à la fois sur ce conte fantastique où ici s’invitent la farce, le cabaret comme le music-hall, avec des personnages-bouffons. Donc ici rien de réaliste et Evguéni Schwartz s’amuse visiblement à mélanger les genres avec une belle virtuosité. Au mépris de tout réalisme mais toujours ancrée sur la réalité, il y a en filigrane une critique virulente du monde politique de l’époque. Du grand art…

Reste à savoir comment on peut recréer cette virulence et mettre en scène la pièce aujourd’hui. Guy Theunissen nous fait assister à un spectacle surtout musical avec orchestre, chansons et danses chorales. « En montant Le Roi Nu, dit-il, c’est bien le pouvoir que je veux interroger. A travers un humour tonitruant, cette question hante la pièce et d’ailleurs, les autorités ne s’y sont pas trompées quand elles ont interdit la pièce en 1933. Les thématiques de l’oppression de la tyrannie ont d’ailleurs  toujours traversé l’œuvre de l’auteur. » (…) « J’ai mis en scène cette création dans un contexte contemporain. Je veux interroger la question du pouvoir aujourd’hui sous l’angle de ceux qui l’exercent mais aussi et peut-être surtout, sous l’angle de ceux qui la subissent sous l’emprise de la terreur certes mais aussi à la force du silence de leurs pantoufles : le choix du silence et de la courbe de l’échine. » Oui, mais reste encore à se donner les moyens pour que cette satire prenne tout son sens. Et ici, cela donne quoi ?  Du très bon et de l’approximatif…

©Pierre Bolle

©Pierre Bolle

Commençons par le très bon : l’idée de jouer Le Roi nu sous un beau chapiteau avec un petit orchestre (clavier,  accordéon, guitares, batterie… par des musiciens qui sont aussi acteurs. Passant en alternance et comme par enchantement de la grande scène au plateau de l’orchestre, côté jardin. La musique, disons rock, composée par Line Adam qui dirige aussi ses camarades avec une grande virtuosité, est en fait le support du spectacle. Mention spéciale à la création lumière de Laurent Kaye, à la scénographie de Michel Suppes dont les châssis coulissants reprennent les célèbres motifs de Pietr Mondrian, à la chorégraphie, à la fois drôle et précise,  de Sylvie Planche et aux remarquables costumes, perruques et postiches (Ah! les groins de cochons des musiciens au début!) de Françoise Van Thienen et Marie Nils. Jusque là tout fonctionne, même dans un lieu pas  facile comme un chapiteau.
Et le reste ? Là, on  ne peut pas être d’accord. Cela commence plutôt bien mais on voit vite que le metteur en scène a du mal à recréer la folie et la truculence d’Evguéni Schwartz. La faute à quoi ? D’abord à une direction d’acteurs faiblarde. Joséphine de Surmont (La Princesse Henriette) s’en sort très bien mais les autres comédiens qui font le boulot, semblent être un peu livrés à eux-mêmes. Diction souvent des plus limites, manque de consistance des personnages, baisse de rythme, longueurs… La mise en scène fait parfois du sur-place. Et le Premier Ministre avec son déambulateur a une silhouette très comique mais on sent bien, si Andreas Cristou était mieux dirigé, qu’il pourrait être un bouffon exceptionnel du type Hervé Pierre. Cette galerie de fantoches, pour être vraiment drôle, exige une grande précision dans le jeu (et ce n’est pas incompatible: voir dans un autre genre, les anciens spectacles de Macha Makeieff et Jérôme Deschamps) mais ici tout flotte un peu et on a le droit d’être plus exigeant ! Quand il s’agit d’une farce musicale comme celle-ci, la dramaturgie devrait être beaucoup plus solide (la pièce a quand même presque un siècle et les paramètre ne sont plus les mêmes!) et le rythme  gagnerait à être très soutenu. Et il aurait déjà fallu couper dans cette première partie. Puis  un maudit entracte de vingt minutes que rien ne justifie, vient alors casser tout le burlesque. Et la seconde partie aux nombreux dialogues le plus souvent joués de façon approximative, est comme en déséquilibre, et traîne en longueur. Et là, impossible d’être indulgent: le spectacle, sans partir en vrille, se met tout de même à ronronner sérieusement. Le vieil adage : attention aux reprises ! se révèle une fois de plus tout à fait juste et le metteur en scène -qui n’était pas là- aurait dû resserrer sérieusement les boulons.

Il y a encore du temps avant le festival d’Avignon mais il faut que Gaspar Leclère demande à Guy Theunissen de : faire des coupes, revoit la mise en scène pour qu’elle trouve son rythme surtout dans la seconde partie et en particulier, la direction d’acteurs et ôter aussi ce foutu entracte. Indispensable si l’on veut que le spectacle décolle et prenne toute son ampleur. Bref, il y a encore du boulot… Les acteurs des Baladins du Miroir et surtout leur public, méritent mieux que cette représentation honnête mais pas vraiment aboutie… A suivre donc.

Philippe du Vignal

Esplanade la Citadelle, Namur (Belgique) jusqu’au 8 mai.

Festival d’Avignon, 353 chemin des Canotiers, Ilot des Chapiteaux, Ile de la Barthelasse, du 6 au 21 juillet à 17h. (Navette). Téléphone français en cours d’attribution. Grand parking.

Le texte est édité aux Solitaires Intempestifs.

Les Sept Filles d’Ève, performance de Kostas Filippoglou

Les Sept Filles d’Ève, performance de Kostas Filippoglou

1094DC68-257C-4ABB-9967-16017C0B7867Les Sept Filles d’Ève (The Seven Daughters of Eve) est un essai du biologiste anglais Bryan Sykes. Ce généticien, professeur à Oxford, a cherché à reconstituer la généalogie des Européens. Avec sa théorie de la génétique mitochondriale, il explique les principes de l’évolution humaine et la façon dont il est parvenu à analyser l’ADN fossile. Dans Les Sept Filles d’Ève, il raconte  comment il a commencé par analyser le corps congelé d’Ötzi (plus de cinq mille ans, retrouvé dans un glacier en Autriche en 1991. À partir de 15.000 analyses d’ADN,  Bryan Sykes identifie sept lignées dans la population du continent européen. Aboutissant à sept femmes originelles, poétiquement baptisées Ursula (Grèce), Xénia (Caucase), Héléna (Pyrénées), Velda (Cantabrie), Tara  (Toscane), Katrine (Vénétie) et Jasmine (Syrie), datant de 8. 000 à 45.000 ans.

L’étude est fondée sur l’utilisation de l’ADN mitochondrial (ADN mt), une molécule présente dans toutes les cellules humaines. Contrairement à l’ADN nucléaire hérité des deux parents,  cette molécule est transmise uniquement par la mère. Avec 16.500 paires de base, elle se révèle très stable. Tout au long de l’histoire de l’humanité,  transmis par la ligne matriarcale, cet ADN se transmet aussi aux fils, sans que ceux-ci puissent la transmettre. En extrayant l’ADN d’Ötzi, Brian Sykes conclut à la similitude des séquences avec celles de l’ADN d’Européens contemporains. Il a aussi travaillé sur l’identification des restes des Romanov et sur le peuplement de la Polynésie. Et ensuite sur la généalogie préhistorique des Européens.
Brian Sykes retrace les migrations humaines, conteste la théorie de l’origine africaine de l’homme et celle de Thor Heyerdahl sur l’origine des Polynésiens. Le titre du livre provient d’un de ses principaux résultats: la classification de tous les humains modernes en plusieurs «lignées mitochondriales».  Dont chacune peut être tracée suivant une ligne maternelle menant d’une personne, à une femme préhistorique spécifique, et selon l’expression du chercheur « une mère de clan ». Toutes ces femmes ont, à leur tour, partagé un ancêtre commun. Ces théories aboutissent à sept lignées mitochondriales pour les Européens (cependant d’autres élèvent le nombre à onze ou à douze) et lui parle donc des «sept filles d’Ève».

Kostas Filippoglou et ses comédiens (sept femmes et un homme) ont adapté cet essai scientifique pour en faire un matériau dramatique. Et ils ont  réussi à trouver les moyens scéniques  pour restituer le côté visuel et concret des faits relatés. Le metteur en scène  crée un spectacle qui nous rend accessible le jargon des scientifiques. Il a favorisé un jeu corporel et réussit à faire naître une véritable émotion théâtrale… Une réalisation intéressante, au concept dramaturgique clair.  Avec une écriture collective, un langage scénique et des choix artistiques  originaux….

Nektarios-Georgios Konstantinidis

Studio Mavromichali, 134 rue Mavromichali, Athènes, T. : 0030 210 64 53 330

Électre/Oreste d’Euripide, mise en scène d’Ivo van Hove

 

Électre/Oreste d’Euripide, traduction de Marie Delcourt-Curvers, version scénique de Bart Van den Eynde, mise en scène d’Ivo van Hove

pusheo-rep.-richelieu-16-04-2019-8030Pour cette seconde réalisation à la Comédie-Française après Les Damnés (2016), Ivo van Hove nous offre deux tragédies appartenant à la légende des Atrides,(écrite en 413 et 408 avant J.-C. . Ici, nulle vidéo comme souvent chez lui, ne vient nous distraire de ce diptyque acéré, resserré sur deux heures. «Les pièces d’Euripide sont d’une brutalité et d’un réalisme presque contemporain.» (…) «A travers ces deux-là, dit-il, j’ai eu envie d’explorer le processus de radicalisation extrême, à l’œuvre chez Électre, Oreste et Pylade.» Pour exacerber ce radicalisme, il a éliminé de la traduction, par ailleurs assez classique, le monologue inaugural du Laboureur (l’époux d’Électre). Il a aussi élagué le texte des chœurs et accéléré l’action grâce à des raccourcis. On entre d’emblée dans le vif du sujet : Électre est bannie du palais, puis mariée à un laboureur par sa mère Clytemnestre et son nouvel époux Égisthe après avoir  assassiné le roi Agamemnon, mari de cette dernière, à son retour de la guerre de Troie. Électre pleure sur sa déchéance. «Rendue à une si grande indigence. » (…)  « « Ne vois-tu pas mon corps privé de soins et ma tête rasée comme une esclave scythe ?» se plaint-elle à son frère Oreste, rentré d’exil, sur ordre d’Apollon, pour venger son père, accompagné de son ami Pylade,

Électre, Oreste et Pylade animés par la haine et un désir de vengeance, vont s’inciter mutuellement à commettre une série de meurtres. Oreste sombre dans la folie après avoir tué Égisthe puis sa mère. Effaré par son matricide, il s’en prend à sa sœur : «Cette fille aux yeux sanglants, à l’esprit de serpent.» Mais le sang appelle le sang: parce qu’il la tient responsable de la guerre de Troie, Pylade tue Hélène qui était venue pleurer sa soeur Clytemnestre, avec son mari Ménélas, frère d’Agamemnon. Leur fille, Hermione, est alors prise en otage par les trois complices pour garantir leur fuite. Mais elle échappera à la mort grâce à l’intervention in extremis d’Apollon, deus ex machina. « Les dieux toujours sont longs à agir », se plaint Oreste quand son grand-père, Tyndare, père de Clytemnestre et Hélène, l’accable de reproches, appelant à la justice des hommes et de la Cité, pour mettre fin à la vendetta.

Jan Versweyveld a situé l’action devant Argos, la ville de feu Agamemnon. Le scénographe a imaginé, pareil à un tombeau, un cube central où s’ouvre une porte, telle une bouche d’ombre; c’est la cabane du Laboureur d’Électre, puis dans Oreste, le Palais d’Argos. Les entrées et sorties se font par la porte de ce cube, ou par une passerelle qui enjambe le plateau entièrement couvert d’une boue où s’enfonce Électre, princesse déchue et réduite à l’état de paysanne pauvre. Autour d’elle, se déploie le chœur vêtu de loques couleur écru, en harmonie avec les haillons qui habillent Suliane Brahaïm, une Électre en furie, cheveux ras en bataille. Des costumes terreux contrastant avec les impeccables costumes bleu de la famille royale, bientôt souillés de sang et de boue…

©Jan Versweyveld

©Jan Versweyveld

Euripide (480-406 avant J.C.), à l’instar de son grand rival Sophocle (495-406), transcrit au sein de la famille des Atrides, les guerres fratricides du Péloponèse (431-404). Cette sombre mise en scène nous renvoie aux conflits actuels mais nous restons toujours dans le contexte de la tragédie antique avec la présence du Chœur. Mené par le Choryphée (Claude Mathieu), il est essentiellement féminin et discret: ses interventions se résument souvent à des danses rituelles ensauvagées dans la chorégraphie un peu excessive de Wim Vandekeybus.

Plus constante que le chœur et très travaillée, la musique d’Eric Sleichim soutient l’action en permanence, à la manière du nôs japonais. En fond de scène, à cour et à jardin, deux percussionnistes derrière leurs timbales: quatre imposants fûts en cuivre martelé. A cette instrumentation acoustique, s’ajoutent une guitare électrique et des percussions électroniques (marimba et batterie). Les quatre interprètes, membres du trio Xenakis, se utilisent des gongs, bols tibétains, crotales, crécelles, tuyaux harmoniques et flûtes…

Cette  musique trouve sa juste place dans le projet d’Ivo van Hove : analyser la radicalisation de la jeunesse. « Ces trois jeunes gens, dit-il, se sentent maltraités par la société sur laquelle règnent des individus plus âgés, et qui leur impose ses lois et sa rationalité. Eux, au contraire, donnent corps à une impulsion très instinctive de violence et de vengeance. Bien entendu, ce processus rappelle de façon troublante l’actualité. Euripide traite ici du thème de la radicalisation, avec brutalité et réalisme et une psychologie très raffinée ». La violence légitime-t-elle la violence? Le metteur en scène se réfère aux idées de Mohammed M. Hafez et de Creighton Mullins, spécialistes de la radicalisation (voir Le Puzzle de la radicalisation). Pour eux : «La marginalisation économique, l’aliénation culturelle et un sentiment aigu de victimisation» font partie de griefs conduisant à l’extrémisme. » Comme ici, ces héros déchus de leurs droits.

 Ivo van Hove a dirigé les acteurs en ce sens. Aux côtés de Suliane Brahïm, sublime dans sa détresse et sa violence, Oreste (Christophe Montenez) paraît un peu fade dans sa fougue juvénile et sa déraison. Le metteur en scène pousse le bouchon très loin : comble d’horreur, Électre émascule le cadavre encore chaud d’Égisthe. Loïc Corbery fait un excellent Pylade et Denis Podalydès, un Agamemnon veule à souhait. Elsa Lepoivre joue à la fois Clytemnestre et Hélène, et l’irruption de son élégante blondeur, dans cet univers masculin brutal et sanglant, produit son effet. Du «ciel désespérément vide», selon la formule d’Arthur Schopenhauer, tombera un dieu bien insolite, touche ironique au milieu de ce sombre marigot. Mais apportera-t-il vraiment la rédemption?

Le metteur en scène a une lecture très personnelle d’Euripide et il l’assume parfaitement : il fait des protagonistes, les  jouets de leurs pulsions et de leur folie meurtrière mais réduit d’autres personnages à des faire-valoir… On peut regretter un déséquilibre dans les occurrences du chœur. Et la sonorisation (alors que les acteurs sont tous rompus à jouer sans micro) rend les voix artificielles et indifférenciées. Dommage ! Reste une formidable machine à jouer où décor, lumières, musique et interprètes concourent à une belle et intelligente performance. Elle sera bientôt transmise en direct depuis la salle Richelieu dans certains cinémas.

 Mireille Davidovici

Jusqu’au 3 juillet (en alternance), Comédie-Française, salle Richelieu, place Colette Paris (Ier) T.01 44 58 15 15.

Les 26 et 27 juillet, Théâtre antique d’Épidaure (Grèce). 

Au cinéma : diffusion, en direct par Pathé Live dans trois cent salles en France et à l’étranger Le 23 mai à 20h 15. Le 16 juin  à 17 h, les  17 juin et 18 juin  à 20 h.

 La traduction française est parue aux Éditions Gallimard dans la collection Folio théâtre

 

 

 

 

 

Arc -Chemin du jour mise en scène, chorégraphie et conception d’Ushio Amagatsu,

Arc-Chemin du jour, mise en scène, chorégraphie et conception d’Ushio Amagatsu,  par la compagnie Sankai Juku

©Sankai Juku DR

©Sankai Juku DR

Depuis 1975,  Sankai Juku, « l’atelier de la montagne et de la mer », explore, en s’appropriant la grammaire de la danse butô,  les liens de l’homme avec la Nature et le cosmos. Ushio Amagatsu aime jouer avec les éléments, terre, mer, air, à la recherche d’une unité transcendante … On a pu voir à Paris, dès 1982, son inoubliable Kinkan Shonen (Graine de cumquat)  au Théâtre de la Ville, un classique encore au répertoire de la compagnie, puis il ya trois ans Meguri. Ceux qui découvrent aujourd’hui Sankai Juku seront séduits par son univers épuré, une gestuelle hiératique et des corps souples comme des roseaux au vent mais ses aficionados risquent d’être  déçus.

« Il y a l’aube et le crépuscule. Une envie de contraste et la continuité de quelque chose », dit le chorégraphe japonais, à propos de ce nouveau spectacle en sept tableaux: « Il pleut sur mon étoile,  Laisse de mer, Croisement /Ton passé est mon avenir , Étendue sereine au-dessus d’un océan de lave , Trois doubles v, Croisement/Inverse, Atteindre le crépuscule. (Faut-il voir dans ce chiffre sept, une symbolique bouddhique liée aux cycles de la vie et de la mort ?  En effet, les Japonais fêtent la naissance d’un bébé et pleurent la mort d’une personne le septième jour (quand l’âme est prête  à aller dans l’autre monde).

©Sankai Juku DR

©Sankai Juku DR

On retrouve les torses blancs et les visages maquillés comme des masques pour souligner les mouvements de la bouche, et quelques touches de rouge aux oreilles… Huit interprètes pour des solos et scènes chorales.  De la lumière à l’obscurité, de l’éclosion du jour à la tombée de la nuit, des ambiances marquent le passage de temps, accompagnées par un décor et des lumières mouvants. Mais ici, Ushio Amagatsu déroge à sa ligne initiale, avec une scénographie très épurée, inspirée par la sculpture Atterrissage et Amerrissage de l’artiste pop japonais Natsuyuki Nakanishi. Un carré de sable beige, qui se teinte de bleu ou de gris selon les éclairages, avec, à cour et à jardin, pour «signifier l’oscillation perpétuelle de toute chose dans sa recherche d’équilibre», de petites balances pendues à des filins rouges,  mais on les discerne mal au-delà des rangs d’orchestre. En fond de plateau, deux grands arcs d’acier se déplacent imperceptiblement, croissant et décroissant comme la lune, pour dessiner à la fin un cercle plein. Scintillant dans la pénombre, des triangles métalliques oscillent pour marquer l’aléatoire dans la permanence.

Autre innovation, le chorégraphe renonce à entrer dans la danse et confie la scène à une équipe rajeunie de cinq artistes, encadrée par trois anciens du groupe. En préambule, un solo magistral par Semimaru, danseur historique de Sankai Juku, ouvre de belles perspectives. Comme une salutation à la lumière,  bras tendus vers le ciel et  jambes ancrées sur un sol noir étoilé qui s’estompe progressivement. Lui fait place une scène de groupe où les corps oscillent au sol, sur les musiques de Takashi Kako, Yas-Kaz et Yoichiro Yoshikawa. Les deux autres anciens, Sho Takeuchi, Akihito Ichihara, viendront, à tour de rôle ou simultanément, prendre la relève, entre d’autres scènes d’ensemble un peu répétitives. Très soigné, ce spectacle en une heure quinze est légèrement décousu. Séquences inégales, musiques disparates et décor ne réussissent pas à être en symbiose avec la danse, comme dans les précédents spectacles de Shankai Juku. Et le Théâtre des Champs-Elysées n’est pas la salle idéale pour recevoir cette pièce qui demanderait une plus grande proximité pour que le public apprécie toutes les nuances d’un travail qui reste quand même exemplaire.

Mireille Davidovici

Théâtre de Champs-Elysées, Dans le cadre de la programmation Hors les Murs du Théâtre de la Ville, avenue Montaigne, Paris VIII ème.

AmericanDream.ca

Photo  Marianne  Duval

Photo Marianne Duval

 

American Dream.CA de Claude Guilmain

L’auteur s’est inspiré, en partie, de son séjour en Afghanistan, alors qu’il y tournait un documentaire sur le Royal vingt-deuxième régiment. Premier volet de cette trilogie, Malaises a été créé en juin 2014, puis Pax Americana en 2015 et Les Missiles d’octobre / American Dream.ca en avril de cette année. Avec  une forme de présentation qui marie le texte à la vidéo et au mouvement. L’histoire s’y raconte en images comme en mots et s’inspire des œuvres du peintre américain Edward Hopper.

Une famille se trouve réunie à l’occasion de l’anniversaire de naissance de l’un d’eux qui vient de franchir le cap de la cinquantaine. Quatre baby-boomers (Alain et son épouse Pat, Claude, Maude) auxquels s’ajouteront les deux enfants de Maude, Brigitte et Émilie. Six personnages qui vivent chacun un drame personnel dont seul le public sera témoin. Cette trilogie, une vaste fresque présentée ici en première mondiale, renouvelle la vision traditionnelle d’une famille francophone en près de quatre heures. On passe par des moments d’ennui et d’autres  avec une fascination absolue: on rencontre quatre générations des Cardinal… Un récit à la fois biographique et imaginaire qui accumule des fragments analogiques d’un narratif parfois difficile à suivre mais avec des rebondissements et situations à la fois drôles et émouvantes.    

 La très heureuse collaboration entre Claude Guilmain (auteur de théâtre et scénographe) et Louise Naubert (metteure en scène et comédienne) accompagnés d’une équipe d’acteurs, musiciens, techniciens, a abouti à un croisement entre roman graphique, sketches inspirés des séries télévisées, théâtre musical et polar. Et les monologues sont, eux, inspirés de la dramaturgie québécoise des années 1960. Michel Tremblay et Michel Garneau ne sont pas loin mais appartiennent à une esthétique scénique réaliste.

0E4298E2-507A-459B-9D57-F9F068B57D83La famille Cardinal est, elle,  issue du style des mangas japonais avec dessins en noir et blanc, fragments de visages, jardins, maisons, phrases griffonnées sur un calepin d’artiste, le tout sur un ensemble d’écrans. Et mis en valeur par un éclairage magique et une mise en scène bien orchestrée par Claude Guilmain et Louise Naubert. La scénographie nous renvoie à un monde de rêve au moment où les dessins projetés s’évanouissent: les acteurs glissent doucement entre les pans des murs blancs, comme s’ils sortaient des pages blanches d’un livre.  Ainsi, commencent les récits de toute une famille, le passage fascinant de chaque génération à travers les grands moments de l’histoire américaine et canadienne, avec  le traumatisme fondateur de leur existence: l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy en 1963. Un événement à l’origine de leur angoisse collective… Le spectacle  est  surtout nord-américain avec des dialogues très influencés par ceux des séries télévisées.  Une suite de sketches contribue au lent tissage de liens entre les protagonistes et les diffréentes époques mais le style télévisuel raccourcit leurs échanges et rend les rapports psychologiques problématiques!  Les personnages se perdent parfois dans la forêt visuelle de cette scénographie magnifique.

 Chacun cache ses souvenirs, ses vérités, et un silence pudique s’installe entre les frères, les sœurs et les couples, ce qui rend leurs rapports difficiles. Toutefois, certaines interprétations ressortent.  Depuis la mort du grand-père Joseph en 1971, qui avait disparu sans laisser de traces mais dont la disparition était peut-être reliée à l’affaire J.F.K.. Alain (Pier Paquette), le petit-fils de Joseph Cardinal, essaie de retrouver les liens entre son grand-père et cette tragédie politique ne cesse de le hanter. La recherche des origines de sa famille devient une obsession qui mine sa vie personnelle. Cet acteur passionné, aux colères tonitruantes, passe des hurlements aux chuchotements. Il devrait tout de même mieux articuler pour qu’on le comprenne mieux….

Les plaintes insupportables et les cris de sa femme Pat (la puissante Sasha Dominique)  témoignent d’un profond malaise.  Issue d’un milieu qui ne supporte ni les enfants ni le sentiment d’être exclu des secrets de famille. Sa mère Maude Cardinal (délicate Louise Naubert) nous amène dans la salle d’attente d’un hôpital où l’auteur évoque le début de sa maladie. Nous suivons les conversations des membres de cette famille aux différents moments de leur vie qui coïncident avec les grandes crises  nord-américaines. Ils nous frappent souvent surtout  sur le plan visuel, (fragments de dessins, clips journalistiques) mais les protagonistes sont enfoncés dans leurs propres préoccupations. Comme ces femmes incarnées par l’étincelante Annie Richer, engagée dans la guerre d’Afghanistan ou Magali Lemèle qui cherche à définir sa propre voie dans le monde, et Claude ce frère Bernard Meney, un personnage mal défini mais qui fait rire. Chaque acteur apporte sa voix, sa musique, son rythme et sa tension dramatique et contribue ainsi à cette partition familiale.

Avec de multiples références à la vie nord-américaine (et non québécoise) devenue un cauchemar plutôt qu’un rêve :  l’assassinat de Martin Luther King Jr.,  la   famille montréalaise  s’enrichissant grâce à la prohibition et la vente de whisky nous replonge dans le monde des Bronfman.  Heureusement, le piano revient vers la fin avec des vagues d’émotion provoquée par le jazz sophistiqué de Gershwin (grâce au pianiste Philippe Noireaut) !  Une merveille! Les deuxième et troisième mouvements retiennent surtout notre attention:  des détails apparaissent, des liens se clarifient et nous pouvons enfin nous laisser emporter par les fragments de ce vaste roman policier sans trop réfléchir aux liens logiques.  Avec  infiniment de plaisir…

Alvina Ruprecht

Spectacle joué au Théâtre la Tangente, Centre national des Arts, Ottawa (Canada), du 24 au 27 avril. 

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