Je poussais donc le temps avec l’épaule (Temps 1), adaptation de Serge Maggiani, mise en scène de Charles Tordjman
Je poussais donc le temps avec l’épaule (Temps 1), d’après A la recherche du temps perdu de Marcel Proust, adaptation de Serge Maggiani, mise en scène de Charles Tordjman
La recherche de la connaissance est en grande partie, une quête du temps évanoui dans un passé dont on cherche les traces… une archéologie, selon Michel Foucault. Cette quête est un objet littéraire majeur et Marcel Proust a réussi à l’exprimer avec un titre devenu célèbre. Le temps reste ce avec quoi la conscience humaine se débat toujours, au-delà de sa puissance d’effacement, d‘oubli ou de perte inéluctable, au-delà des césures et ellipses dans la continuité des occasions manquées.L’enfance et l’adolescence de Marcel Proust (1871-1922), partagées entre angoisse et exaltation, ne prennent fin qu’à la mort de sa mère en 1905. Fils d’un médecin originaire d’Illiers (Eure-et-Loir) et de Jeanne Weil, une grande bourgeoise exceptionnellement cultivée, ce petit garçon fragile passe ses étés, couvé par sa tante Léonie à Illiers jusqu’en 1884, puis sur les plages normandes.
Histoire d’une époque et d’une conscience, avec, au centre, le narrateur qui s’exprime à la première personne, sauf dans Un Amour de Swann. Cet épisode symbolique suit l’évocation initiale de Combray où Marcel Proust a fixé le souvenir d’Illiers et précède l’idylle avec Gilberte, la fille de Swann. A l’ombre des jeunes filles introduit la plage de Balbec et ses rencontres, dont Albertine… Cette adaptation d’A la recherche du temps perdu par Serge Maggiani, est recréée avec la même sensibilité qu’à sa création en 2001. Dans ce monologue de ce Temps 1 (Le Temps 2 est en préparation) ? Serge Maggiani privilégie avec ces fragments choisis de Du côté de chez Swann, A l’ombre des jeunes filles en fleurs et Le Côté de Guermantes, des réflexions sur la mémoire dans le surgissement du souvenir – une mesure aussi de l’évolution du moi et des intermittences du cœur. Ce « temps perdu » est un trésor impérissable grâce à la magie de l’évocation : le baiser de la mère du petit Marcel avant de se coucher, l’agacement joué du père, la sonnette du jardin à l’arrivée de M. Swann, les petits mots glissés par une Françoise ronchonne, le souvenir du parfum lumineux des aubépines blanches quand on longe la haie du parc de M. Swann, l’évocation de toutes les chambres à coucher entrevues, la grand-mère malade et l’anxiété enfantine, la plage de Balbec, Mademoiselle Vinteuil surprise, grâce aux volets ouverts, dans la maison de son père défunt…
Vincent Tordjman installe le narrateur qui se souvient des frayeurs et inconforts de son enfance, dans un univers blanc éblouissant, au sol plastique immaculé et matelassé. Comme dans le songe d’un tranquille passager privilégié d’un paquebot en partance vers les mers lointaines… L’acteur se déplace lentement, de jardin à cour, longue silhouette sombre marchant dans cette alcôve blanche, en chaussettes, pantalons et long imperméable noirs. Ecartant et levant les bras vers les étoiles, Serge Maggiani ressemble à un personnage céleste de Folon. Puis, il s’allonge, pêcheur endormi au fond de sa barque et heureux de sa dérive : un souvenir récurrent et bienfaisant du narrateur. Les belles lumières de Christian Pinaud évoquent une aurore mythique aux doigts de rose, ou le bleu sombre de la voûte céleste à l‘orée de la nuit…Une belle balade poétique sur les rives claires de la mémoire proustienne.
Véronique Hotte
Un autre point de vue
Tel le Narrateur d’ A la Recherche qui bien des années après son enfance à Combray redonne « le branle à sa mémoire », le comédien revisite une partition qu’il avait transcendée de son timbre si particulier : légèrement voilé, un peu sombre et presque toujours discrètement ironique. Dans un espace blanc médiumnique, il entre en scène et déploie son long corps habillé d’un manteau noir. Le langage sera la seule action de cette intense coulée faite d’associations d’idées, de formes, de sensations et de souvenirs.
L’essentiel du spectacle puise dans Du côté de chez Swann et ce sont les personnages familiers qui revivent à la faveur de ce Longtemps je me suis couché de bonne heure , sésame qui ouvre le livre ainsi que la représentation. Aussitôt tinte la clochette au fond du jardin, annonciatrice de la visite de Monsieur Swann, mais qui sonne aussi le glas pour le Narrateur : sa mère, retenue par la conversation au jardin, ne viendra pas l’embrasser. Drame de l’angoisse du baiser impossible, jalousie qui émigrera plus tard dans l’amour… Le voyage que nous faisons avec Serge Maggiani cristallise nos souvenirs de l’œuvre. Les fantômes qui lui apparaissent surgissent en nos propres mémoires car ils sont ceux de nos lectures (le Père, Françoise, Gilberte, la tante Léonie…), tout comme les aubépines du chemin de Tansonville, les nymphéas de la Vivonne ou les statues de pierre de l’église Saint-André-des-Champs. Combray est là tout entier, par le simple pouvoir de la parole. Tout en distance mesurée, jouant parfois d’étirements corporels, de langueurs, comme « le dormeur qui tient embrassées les heures », l’acteur nage et remonte le temps, car « bien des années ont passé depuis Combray ». De cette chambre où il dort, et dont l’emplacement et la forme des meubles ne font que bouger dans son demi-sommeil, il recompose tout un passé fait d’angoisses enfantines et d’espoirs insensés.
Le comédien a aujourd’hui l’âge du Narrateur au moment du Temps retrouvé. Sans doute cela donne-t-il à cette nouvelle approche, deux décennies plus tard, la profondeur d’un retour sur un paradis à jamais perdu ? On sent une pointe de tragique, un accent parfois terrible dans les ruptures de ton, accentuée par les interventions musicales du quatuor à cordes. Et lorsque le personnage dit à son père : « Je vais venir »… c’est à la mort prochaine, possible, que l’on pense. Mort qui rassemblera à tout jamais l’enfant avec sa mère et sa grand-mère, qui confondra pour toujours Marcel Proust avec le Narrateur d’ A la Recherche. Et qui réunira lecteurs, personnages, et aujourd’hui spectateurs, dans les eaux opalines du souvenir et de la littérature confondus.
Et pour ceux, non lecteurs de Proust, qui viendront partager ce moment de grâce, point n’est besoin de connaître ces personnages par une lecture préalable. Il suffit de se laisser couler dans le rêve du dormeur éveillé, pour éprouver en soi, perdus dans les sous-sols de nos mémoires, les chagrins de notre enfance, la violence de nos désirs d’alors, tout comme la douceur des lilas en fleurs. Ce spectacle convoque par le simple appel du verbe, toutes les sensations premières dont l’enfance est le terrible réceptacle.
Marie-Agnès Sevestre
Théâtre de la Ville-Espace Cardin, 1 avenue Gabriel, Paris (VIII ème) jusqu’au 25 juin. T. : 01 42 74 22 77.