J’avoue que j’ai vécu … d’après Pablo Neruda, mis en scène de Duccio Bellugi Vannuccini
Festival Rien qu’des femmes
J’avoue que j’ai vécu … d’après Pablo Neruda, mis en scène de Duccio Bellugi Vannuccini
Quelques tapis orientaux à dominante rouge et un rideau blanc qui prend bien la lumière, colorée au gré des atmosphères, délimitent une aire de jeu bordée de micros et de petites lumières sur pied (comme ces « servantes», tranquilles gardiennes des théâtres). Des cylindres en forme de tronc d’arbre servent de sièges. La compagnie Train de nuit? Une petite troupe, fondée en marge du Théâtre du Soleil, par un trio de filles vêtues de noir, chacune à sa façon : un peu cuir, un peu folklorique et un peu aguicheuse. Virginie Le Coënt fait partie du Théâtre du Soleil et a joué dans Le dernier Caravansérail, puis est devenue régisseuse-lumière et éclairagiste d’Une Chambre en Inde, mise en scène par Ariane Mnouchkine en 2016.
Elle a conçu ce spectacle musical autour de Pablo Neruda (1904-1973). Elle en est aussi la narratrice et une des chanteuses. Victoria Delarozière, actrice, a vécu au Chili et joue remarquablement de l’accordéon. Elle a été l’interprète du Théâtre du Soleil lors de sa tournée à Santiago et a aussi écrit la musique du film de Serge Nicolai et Olivia Orsini qui furent longtemps comédiens au Soleil. Virginie Le Cöent et elle se sont côtoyées à la Manufacture de la chanson et ont fondé leur compagnie Train de Nuit il y a trois ans. Victoria Delarozière a mis en musique les magnifiques poèmes de Pablo Neruda. Marta dell’Anno, chanteuse et violoniste italienne, a électrifié son instrument mais connaît bien la musique traditionnelle des Pouilles. Elle a fait les arrangements de J’avoue que j’ai vécu… que Duccio Bellugi-Vannuccini, comédien au Soleil depuis 1987, a mis en scène. Au son : Thérèse Spirli qui en fait aussi partie.
«Qui ne connaît pas la forêt chilienne, ne connaît pas cette planète. C’est de ces terres, de cette boue, de ce silence que je suis parti cheminer et chanter à travers le monde», écrit Pablo Neruda dans son livre de mémoires, Confieso que he vivido, traduit par Claude Couffon. Il y conte sa traversée du siècle passé et fait gicler à chaque page des images, sensations et portraits frappants de Federico García Lorca, Salvador Allende, Elsa Morante… Le spectacle nous entraîne, scène après scène séparée par un noir, à la suite de ce poète et diplomate chilien, tantôt représentant officiel à l’étranger, tantôt exilé et traqué. Militant politique et militant pour la poésie, il reçut le Nobel de littérature en 1971.
Le trio a choisi quelques récits de ses aventures : au Chili, en Asie où il fait ses débuts de consul mais aussi dans des zones de résistance pendant la guerre d’Espagne, avec l’incroyable équipée du Winnipeg, un bateau qu’il affréta en France en 1939 pour emmener 2.500 réfugiés républicains anarchistes ou communistes et les mettre à l’abri au Chili. L’une de ces jeunes femmes raconte avec simplicité et conviction et chante, comme ses compagnes qui jouent seules ou en chœur. A un récit, succède un poème chanté (traduction de Francis Reille et Guy Suarès). Mots et musique: violon, alto, accordéon diatonique, basse, piano, violon électrique…) passent de l’une à l’autre dans une grande complicité, avec légèreté, sourire, joie et énergie, même quand ce dont on parle est triste ou tragique. Les voix se répondent, se soutiennent, s’enchaînent avec des variations en italien et rayonnent…
Les grands poèmes comme Ode à la tristesse, La Fable des ivrognes et de la sirène… ont la force de l’actualité et deviennent tout à coup des chansons d’aujourd’hui, et on a envie d’accompagner ces comédiennes-chanteuses ardentes sur leur aire de lumière, avant que le noir ne se fasse. Mais où sont les foules capables de s’opposer à l’expulsion d’Italie de l’écrivain chilien, et qui scandaient son nom avec des brassées de fleurs à la gare de Rome ?
Virginie Le Coënt évoque Vladimir Maïakovski et ce spectacle nous renvoie justement aux montages du Théâtre de la Taganka avec, par exemple, à son Ecoutez Maïakovki ! Où la vie et les poèmes du grand écrivain russe étaient chantés et joués par un groupe de comédiens-musiciens. Cette forme éternelle de théâtre exprime bien l’immense besoin qu’on a encore et toujours, des poètes. L’évocation de Pablo Neruda par ce trio féminin talentueux qui passe de la chanson en solo au rock, rappelle aussi combien son œuvre, en particulier Les Odes élémentaires, a inspiré Les Ephèmères du Théâtre du Soleil. Mais attention, ce spectacle ne se joue pas longtemps …
Béatrice Picon-Vallin
Spectacle vu au Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes, Route du Champ de Manœuvre, Vincennes (Val-de-Marne), jusqu’au 16 juin.