Noire de Tania de Montaigne, adaptation et mise en scène de Stéphane Foenkinos
Noire de Tania de Montaigne, adaptation et mise en scène de Stéphane Foenkinos
Auteure de romans, nouvelles et essais, Tania de Montaigne développe un univers très vaste, fait de recherches journalistiques et d’explorations liées à sa biographie personnelle. Lorsque Caroline Fourest et Fiametta Venner, qui ont créé chez Grasset la collection « Nos héroïnes », l’ont invitée à partir à la rencontre d’une femme injustement oubliée de l’histoire, elle leur a proposé Claudette Colvin, jeune lycéenne Noire de Montgomery (Alabama) qui, la première, en mars 1955, tint tête à la police, en refusant de laisser sa place dans l’autobus à un passager Blanc.
Tania de Montaigne lui a alors consacré deux années de recherches mais Claudette Colvin, âgée aujourd’hui de soixante-dix neuf ans, a toujours refusé de la rencontrer. Elle ne veut plus parler de cette histoire qui ne lui a apporté que souffrance. De sa résistance opiniâtre, car nourrie de son bon droit, la jeune fille de quinze ans, reçut en effet la sanction habituelle : la prison. La mobilisation du quartier, ses bons résultats scolaires et un avocat habile la tirèrent de là… Il n’en résulta pour elle que la réprobation et une grossesse intempestive.
Ce n’est que quelques mois plus tard, le 1er décembre 1955, que Rosa Parks, à son tour, en refusant de céder sa place à un Blanc dans l’autobus, fit monter au créneau le jeune pasteur Martin Luther King et les animateurs des Mouvements pour les droits civiques. Le boycottage des compagnies de bus par les Noirs dura 381 jours : Ce fut la plus longue manifestation pacifique de protestation qui affirma sans un mot, sans un cri, et par la force de l’absence, qu’il fallait en finir avec la ségrégation dans les bus de Montgomery. Le 13 novembre 1956, la Cour suprême des Etats-Unis déclara inconstitutionnelles les lois ségrégationnistes. Cette étape majeure fit de Rosa Parks l’héroïne que l’on connaît. Claudette Colvin fut bel et bien oubliée. Est-ce sa vie personnelle, un peu débridée dans sa jeunesse, qui l’empêcha d’accéder au statut d’icône du mouvement ? Rosa Parks, plus âgée et de peau plus claire, déjà très engagée dans la lutte politique, fit une héroïne plus consistante. Tania de Montaigne publie en 2015 Noire, la vie méconnue de Claudette Colvin pour lequel elle reçoit l’année suivante le prix Simone Veil.
Stéphane Foenkinos a écrit une adaptation théâtrale de ce récit et a même convaincu Tania de Montaigne de le porter elle-même sur une scène. Grâce à un effet de mise en abyme délicatement mené, il donne la parole à l’auteure qui s’adresse à l’assistance sans quatrième mur : nous sommes conviés à devenir, l’espace d’une heure, l’assemblée chorale de la population noire de Montgomery, soumise aux lois ségrégationnistes, menacée de lynchage à tout moment, réduite au silence et à la discrétion pour être simplement autorisée à vivre. Seule en scène, marchant au milieu de projections d’images d’archives, elle nous fait revivre les tensions, ouvre les possibles combats, refermant aussi la porte du destin à la figure de Claudette Colvin.
D’un épisode à l’autre, cette pièce nous parle d’un temps et d’un pays et incarne l’Histoire, sans afféterie ni envolée lyrique. Avec finesse, Tania de Montaigne ne fait pas de cette jeune fille une Antigone des quartiers noirs mais nous fait toucher l’insignifiance d’événements passés inaperçus mais qui peuvent annoncer de grands bouleversements. Au passage, elle salue cette jeune fille qui a dû vivre dans l’anonymat, après s’être dressée contre les pouvoirs en place : « Il fallait être quelqu’un, pour être celle qui n’existait pas ».
On peut déchiffrer, à l’aune de ce spectacle, la position de Tania de Montaigne sur son propre parcours comme sur ses recherches : elle s’attache à une histoire individuelle, tracée par les circonstances, le poids des déterminismes et les choix personnels. Aucune confusion communautariste dans sa pensée : elle s’identifie, le temps d’un spectacle, à cette figure oubliée et ne lui confère aucune caractéristique généralisante, communautaire ou revendicative, au nom d’un groupe. On peut utilement se référer à son dernier livre L’Assignation : les Noirs n’existent pas et à ses prises de position dans le débat actuel sur le concept d’appropriation culturelle qu’elle ne partage ni ne soutient. Pour elle, l’art permet de dépasser les limites «car il suppose le déplacement ».
Le metteur en scène et l’auteure-actrice jouent ici une très belle partition qui donne à l’art la force d’une pensée préservée des polémiques contemporaines et au spectateur la liberté de circuler dans une histoire lointaine, pourtant toujours réactivée par les événements actuels.
Marie-Agnès Sevestre
Jusqu’au 30 juin, Théâtre du Rond-Point, 1 avenue Franklin D. Roosevelt, Paris (VIII ème).
Noire, la vie méconnue de Claudette Colvin est édité chez Grasset et une adaptation en B.D. par Emilie Plateau est parue aux éditions Dargaud.