Le Festival de Marseille 2019
Depuis le 14 juin, seize lieux investis, des plus connus : L’Alhambra, La Criée, la Friche de la Belle de mai, le MUCEM ou La Vieille-Charité, aux moins attendus : la Cité Radieuse ou le Couvent Levat. Ou encore la rue. Une bonne façon de parcourir et de découvrir autrement cette ville polymorphe, à la population bigarrée et aux quartiers disparates. Résolument éclectique, le programme se veut «inspiré par la ville, à la fois européen et méditerranéen, cosmopolite», selon Jan Goossens, son directeur. S’y invitent danse, musique, cinéma, performances, et un travail en direction des publics, comme Le Sacre du printemps d’Igor Stravinski proposé par Alain Platel à trois cents danseurs amateurs, au Parc Borely…
Le temps d’un week-end, nous avons assisté à deux chantiers en forme de déambulation, car le festival accompagne aussi des projets au long cours, ancrés dans la cité, à naître pour l’édition 2020. Ces rendez-vous d’étape se sont construits l’un comme l’autre, à partir de liens tissés avec les habitants de la Marseille populaire et de gens souffrant d’exclusion. Par opposition, la version musicale en arabe de La Chanson de Roland, sur la terrasse du MUCEM semblait parfaitement rôdée. Des ambiances et des publics différents pour des propositions contrastées.
Moun Fou/ Tentative 4 , mise en scène de Julien Marchaisseau et la compagnie Rara Woulib
Ce collectif d’une vingtaine de musiciens, artistes, acteurs, costumiers, constructeurs, artificiers, puise son inspiration dans la tradition haïtienne du « rara », pour présenter des performances théâtrales à base d’improvisation : « Le rara est une forme musicale jouée lors de défilés de rue, mêlant instruments et chants… Intimement lié à l’ idée de traversée, de marche, de dépassement, de transe. »
Depuis sa création en 2007 par Julien Marchaisseau, Rara woulib (“défilé rara“ en créole) propose des spectacles de rue, investissant et subvertissant l’espace public : « Nous avons conservé sa forme déambulatoire qui maintient le public dans l’incertitude et le lie indubitablement à nous, sur les chemins de l’imprévisible. » Il s’agit de trouver une résonance entre les rituels des sociétés traditionnelles et notre espace commun occidental où les rituels ont perdu leur sens », en impliquant le public.
Selon ce principe, les artistes nous entraînent dans une exploration urbaine et des rencontres humaines pour construire leur prochain spectacle, Moun Fou (en créole: “ personne folle »). Quelles sont les frontières entre folie et normalité, insertion et exclusion ? « Qui cache son fou, meurt sans voix», écrit Henri Michaux. Ils souhaitent aborder le domaine de la santé mentale et de la précarité, en interrogeant les aspects que revêt aujourd’hui l’exclusion. Le public est associé aux étapes de cette démarche construite en plusieurs étapes ou « tentatives », avec des rendez-vous dans plusieurs lieux de la ville: « Ces tentatives n‘ont pas pour vocation de montrer une œuvre en cours de construction mais de révéler une situation, de récupérer des informations et pour mettre en évidence l’état de notre recherche. »
Depuis mars, trois rassemblements ont déjà eu lieu à Marseille et cette quatrième étape consiste en une « fête vagabonde » dans la ville, construite en partenariat avec l’association Le Carillon. Ce réseau de solidarité locale travaille à améliorer le quotidien des personnes à la rue, tout en luttant contre leur isolement. Des bénévoles (une cinquantaine à ce jour) incitent les commerçants à offrir de menus services aux sans domicile fixe : un repas, l’accès aux toilettes, une coupe de cheveux. Ils récupèrent aussi des denrées invendues pour les cuisiner et offrir des repas. Ils sensibilisent les citadins zà regarder autrement ces personnes afin qu’elles ne soient plus les invisibles, voire les indésirables de la société. L’espace public appartient à tous.
Départ est donné à L’Eclectique, un mini-restaurant oriental, 30 cours Joseph Thierry. Les gens du Carillon avec de petits chariots à roulettes distribuent de la nourriture fabriquée par eux et des haut-parleurs diffusent les témoignages de bénévoles et bénéficiaires d’actions de solidarité. Ces chariots suivront le cortège, pour nourrir le public de dix-neuf heures à minuit, les temps de ce défilé festif…Bientôt quelques notes de musique captent notre attention : «Approchez-vous, écoutez ce que j’ai à vous dire », annonce avec un porte-voix, un homme en fauteuil roulant. Il lit, visiblement ému: « Si tout était normal dans ce pays, il n’y aurait pas besoin d’un réseau comme le Carillon. On a oublié ce qu’était la bienveillance. Où est la bienveillance? » Une femme enchaîne : «J’ai appris dans la rue que la bienveillance existait entre S.D.F.» Yacine : « Ça fait six ans que je suis en France. J’existe, je me suis trouvé moi-même grâce au Carillon. » Après d’autres témoignages, le cortège se met en branle, direction le Cours Julien et les petites rues aux murs couverts de graffitis. Dont un portrait de Marcel, un vieil SDF décédé il y a peu et que Rara Woulib a célébré lors de sa Tentative 2 …
Le cortège passe devant l’Alchimiste, un bar « carillonneur», 14 rue des Trois- Mages où de l’eau fraîche nous attend, avant de s’immobiliser place Paul Cézanne où plusieurs cafés nous accueillent. Là, on assiste à des chants et danses impromptus, repris par un nombreux public… Prochaine station : un peu plus loin, au restaurant Kal Oum, dans la petite rue de l’Arc.
Plusieurs centaines de personnes se sont déplacées d’un quartier à l’autre et s’attardent à écouter de la musique en se mêlant aux artistes. Une chorale de trois cents amateurs s’est jointe à eux. Et ce, au milieu de la circulation automobile et des policiers mobilisés pour la manifestation des Gilets Jaunes. Drôle de coïncidence …
Si l’on ne peut deviner la forme finale que prendra Moun Fou et comment Rara Woulib réussira à trouver son chemin parmi tous les matériaux recueillis lors de ses tentatives, on en saisit l’esprit à la fois festif et humanitaire. On peut leur faire confiance, vu le succès de leurs précédents spectacles, ancrés dans les cultures urbaines, comme le “parkour freerun“ : Zero Degré/La Fabrique Royale en 2016.
L’Autre de Dorothée Munyaneza
Pour ce chantier en cours, la chanteuse et chorégraphe investit le Couvent Levat, devenu une cité d’artistes en 2017, après le départ des Sœurs Victimes du Sacré-Cœur-de-Jésus. Géré par l’association Juxtapoz, cet ancien couvent possède un immense jardin partagé en pleine ville, non loin de la gare. Une aubaine pour accueillir le public estival venu nombreux et en famille.
Sous les arbres, se sont postées Malika, Ludmilla, Soraya, Sabera et Sofia. Elles présentent le fruit des ateliers qu’elles ont suivis avec Dorothée Munyaneza pour partager, entre elles et avec elle, leurs histoires intimes. Elle se souviennent et dressent un bilan. Venue de Kigali à douze ans, l’artiste a suivi des études en Angleterre. Après un passage par le monde de la chanson, elle signe un album en solo puis rencontre plusieurs chorégraphes et se consacre maintenant à la danse. Installée à Marseille, elle éprouve le besoin d’explorer la ville à travers ses habitant(e)s : «Quel est leur héritage, que nous lèguent-ils, que pouvons-nous inscrire ensemble dans ce présent commun, maintenant? »
Et cinq femmes, rencontrées dans un foyer socio-culturel de Castellane, au nord de la cité phocéenne, nous livrent des paroles d’exil. Par petits groupes, les spectateurs vont de l’une à l’autre, pour entendre leur histoire. Certaines racontent avec délectation leurs souvenirs d’enfance. D’autres, plus timides, ont préféré enregistrer leur récit. Émergent des personnalités, car chacune a son mot à dire sur ce qu’elle a vécu et comment elle vit aujourd’hui. Elles ont éprouvé bien des chagrins et déchirements mais elles conservent leur bonne humeur et un appétit de partage.
Entourée de robes kabyles colorées pendues aux branches, et devant le portrait de son grand-père et d’autre menus souvenirs, Malika nous donne la recette du couscous familial qu’elle prépare devant nous, pour le faire cuire dans la marmite de sa grand-mère. Ludmilla, vêtue de sa robe de mariage et de ses bijoux somptueux, évoque son père et les chanteurs de sa Kabylie natale dont Slimane Azem, «un poète de l’exil ». Soraya confectionne et nous fait goûter ses gâteaux du Ramadan. De ceux qui se conservent trois mois, le temps de traverser le désert à chameau pour se rendre à La Mecque, comme l’ont fait ses ancêtres… Et Sabera partage avec nous un petit poème à la gloire de sa sœur aînée qui fit office de mère pour elle et ses treize frères et sœurs : « La mère est le pilier de la maison/Elle sent le parfum/ Nous l’aimons grands et petits/ Ma mère, c’est mes yeux, c’est l’odeur de prokhor, c’est elle l’ange qui rôde… Ma mère, c’est le cœur net et le réconfort. » Pendant ce temps, Dorothée Munyaneza virevolte de l’une à l’autre, émettant ça et là un commentaire…
Avec ces témoignages émouvants, une véritable rencontre s‘opère avec le public. Mais on aurait aimé que ces femmes ne soient pas systématiquement renvoyées à leurs fourneaux, à leur folklore et à leur société patriarcale. Elles ont sans doute bien d’autres choses à dire. Comment la chorégraphe va-t-elle tisser ensemble ces paroles ? Réponse au prochain festival…
Mireille Davidovici
Festival de Marseille, du 14 juin au 6 juillet, 36-38 rue de la République, Marseille (II ème). T. : 04 91 99 02 50.