Britannicus de Jean Racine par Philippe Lebas et Christine Joly

 

Britannicus de Jean Racine par Philippe Lebas et Christine Joly

© Marion Duhamel

© Marion Duhamel

 Néron, tel que le dessinent Tacite et Suétone à la génération suivante, c’est le mal en personne, l’empereur mégalomane et cruel chantant : « Tandis que Rome brûle … » Agrippine, l’intrigante, elle, est veuve de deux empereurs romains dont son oncle, le fragile Claude qui aimait trop les champignons et qu’elle a peut-être un peu (beaucoup) aidé à s’en aller, si l’on en croit toujours Tacite. Voilà les deux fauves que Racine oppose dans cette  pièce qu’il a voulue politique mais qui traite avant tout des passions politiques et du pouvoir, enjeu et ivresse de ce combat.

Dans la tragédie classique, la fameuse unité de temps est une règle mais aussi une contrainte dramaturgique nécessaire : il y a tragédie, le jour de la crise, « le jour où ». Et ce jour-là, «L’impatient Néron cesse de se contraindre ; /Las de se faire aimer, il veut se faire craindre. »  Et il va faire assassiner son frère Britannicus. Le héros de la pièce, c’est bien Néron, « monstre naissant « ,  censé n’avoir que dix-neuf ans et son frère quatorze.

On veut bien croire à leur jeunesse, impatiente pour l’un, maladroite pour l’autre. Mais surtout on s’aperçoit qu’au fil de la pièce, la vie du tyran devient un désert : assassin de son frère, fâché à mort -littéralement- avec sa mère, éloigné de sa femme qui n’apparaît même pas dans la pièce tant il s’agit d’un mariage fantôme, il est « pour jamais séparé de Junie » qu’il convoite et va perdre son mentor Burrhus et son sbire Narcisse…

Cette solitude est peut-être l’une des raisons qui ont donné à Philippe Lebas l’envie de jouer Britannicus seul. Ou presque : l’affrontement souhaité par la mère et évité par le fils jusqu’au quatrième acte réclame la présence et l’énergie des deux comédiens. Une centaine de vers pour  Christine Joly qui attaque, curieusement comme Auguste dans le Cinna de Corneille : « Approchez-vous, Néron et prenez votre place… », en se mettant en position dominante- et une quarantaine pour la réponse de l’empereur : la joute verbale vaut un bras de fer. Mais pour le reste de la pièce, l’acteur se donne le plaisir de jouer tous les rôles, de se donner la réplique en un instant, modifiant un drapé pour en faire un voile de jeune fille ou un baudrier de soldat, changeant sa voix, allant se chercher lui-même à l’autre bout du plateau. On ressent son plaisir presque enfantin du jeu et il nous donne à entendre un texte d’une vivacité incroyablement concrète. Racine n’écrit pas du joli mais du puissant, du trivial : « Madame, retournez dans votre appartement », du brutal : « Ta main a commencé par le sang de ton frère,/ Je prévois que tes coups viendront jusqu’à ta mère »… Toute la pièce est de cette énergie avec une rhétorique agissante : c’est vrai, le dramaturge et le spectateur n’ont que le temps de la représentation pour voir la crise se nouer et se dénouer. Inquiétude du matin, désespoir du soir, même si le très moral Burrhus a un dernier regret, dernière ombre d’espoir ou plutôt présage funeste pour l’avenir : «Plût aux Dieux que ce fût le dernier de ses crimes. »

Pourquoi éprouve-t-on toujours un grand plaisir à suivre les actions des méchants ? Il est vrai que Narcisse paie pour son maître et pour lui même, avant la fin de la pièce et pour nos deux fauves: voir les auteurs latins.  Philippe Lebas et Christine Joly ont tenu leur pari: le poème dramatique de Racine se déroule comme un récit haletant dont nous ne manquons pas un mot, pas une inflexion. On peut chipoter sur une nuance ici ou là, mais on est emporté…

Christine Friedel

Théâtre des Athévains, 45 rue Richard Lenoir, (Paris XI ème). T. 01 43 56 38 32


Archive pour 5 juillet, 2019

Jules César de William Shakespeare, traduction de Jérôme Hankins, mise en scène de Pauline Méreuze

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Jules César de William Shakespeare, traduction de Jérôme Hankins, mise en scène  de Pauline Méreuze

 «Crains les Ides de mars !» Le grand César, au sommet de sa gloire, triomphant, conquérant et qui a refusé trois fois la couronne, en bon Romain allaité à la haine des rois – trop malin pour tomber dans le piège – le grand César a peur. Il sent une fissure monter dans sa statue de bronze. « Ne va pas au Sénat, César ! ». Mais ses « amis » qui se veulent plus grands que lui, puisqu’ils le tueront au nom de la République, sont venus le chercher. Il se rend -ironie de terme français, première et dernière défaite- au Sénat, cette fois vaincu. Pourtant César n’est pas le personnage tragique de la pièce, mais Brutus.  Il est mon ami mais je dois le tuer et la raison d’Etat l’emporte sur l’émotion. Mais on verra que, pour la plèbe fluctuante, l’émotion l’emporte sur la raison d’État.

Le coup de génie de la pièce est de commencer par un puissant :« Rentrez chez vous », envoyé à la plèbe curieuse : il n’y a rien à voir ! Sous-entendu : qu’est-ce que le destin ? César aujourd’hui triomphe mais demain… Son génie fondamental? Exercer comme aucun autre l’art de la manipulation. Cassius emploie avec Brutus toutes les ressources de la rhétorique pour lui faire prendre la tête de la conjuration ; il doit tuer César pour tuer la tyrannie et, au passage, venger Cassius des  ses frustrations. Ironie tragique : le nom de César lui survit comme titre donné aux tyrans. Manipulation « honorable » : au nom du bien commun, Brutus réussit à calmer la foule indignée. Mais  comme il croit aux lois, il donne la parole à Antoine. Lequel s’empresse de retourner la foule en exhibant la tête et les mains de César, tout en dressant un portrait fielleux de Brutus. Pouvoir vite pris mais vite perdu : Octave, le futur Auguste, « allié » d’Antoine, est en embuscade…

La mise en scène de Pauline Méreuze est d’une remarquable clarté : pas de gras, pas d’ornements, pas de temps perdu. Les costumes à transformations de Lou Delville ont le double mérite de soutenir le rythme de la représentation et d’évoquer la fonction à l’instant T de chaque personnage (six comédiens seulement  sur le plateau), et elle n’a pas cherché à les rendre beaux. En deux secondes, un tissu rouge devient flaque de sang ou pourpre impériale. Tout est bien pensé, va droit au but et à l’essentiel… On fera quand même la grimace sur un point : l’articulation de certains comédiens. C’est surtout dommage pour le grand discours d’Antoine : on aimerait pouvoir se délecter de ce chef-d’œuvre de perfidie, ce modèle de conquête de l’opinion. Allez, une autre petite grimace : les personnages féminins, justes, bien vus mais tellement resserrés que l’on n’a pas le temps de les suivre. Peut-être le prix à payer pour la rapidité et l’efficacité politique de l’ensemble? La compagnie de Pauline Méreuze s’est baptisée: Mangeront-ils ? en hommage à Victor Hugo et à sa pièce de son Théâtre en liberté écrit en exil ; on pense aussi aux conditions de vie des artistes… À  suivre dans la région de Reims où elle s’est installée. En attendant, ce Jules César nous a mieux que bien nourris.

 Christine Friedel

 Spectacle vu le 1er juillet, Théâtre Artistic-Athévains,  45 rue Richard Lenoir, Paris (XIème).

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