
© Christophe Raynaud de Lage
Festival d’Avignon
Architecture, texte et mise en scène de Pascal Rambert
D’abord un coup de gueule : cela se passe dans la célèbre Cour d’honneur du Palais des Papes, lieu emblématique du festival depuis sa création. Le spectacle commencera avec vingt minutes de retard, sans un mot d’excuses. Après plus de deux heures, on a droit à un entracte de vingt minutes, mais il en faut exactement neuf pour sortir et un peu moins pour rentrer… Cherchez l’erreur! Aucun espoir de se désaltérer dans un café proche : toute sortie sur la Place étant considérée comme définitive! Et il y a la queue devant une bonbonne d’eau tiède sous les gradins! Reprise avec un retard de dix minutes. Fin du spectacle à une heure cinquante! Message transmis à Olivier Py qui se targue à sa conférence de presse de faire un théâtre populaire…
Ici sont réunis Emmanuelle Béart, Audrey Bonnet, Anne Brochet, Marie-Sophie Ferdane, Arthur Nauzyciel, Stanislas Nordey, Denis Podalydès (avec en alternance, Pascal Réneric), Laurent Poitrenaux et Jacques Weber. Soit la fine fleur des comédiens français. La plupart a déjà travaillé à plusieurs reprises avec l’auteur-metteur en scène qui a entrepris de nous raconter l’histoire tragique d’une grande famille autrichienne, juste avant la première guerre mondiale jusqu’aux prémisses de la seconde. Soit trente ans de cette famille où on est, comme naturellement, compositeur, architecte philosophe, écrivain, acteur, peintre… Le vieux père (Jacques Weber), un célèbre architecte, violent et fou règne de main de maître sur ses fils, filles et leurs conjoints réunis ici pour une fête : il a été décoré pour l’ensemble de son œuvre… Mais un de ses fils commence par l’insulter. Tous ces personnages brillants «ont donné leur vie pour la pensée. Tous ont donné leur vie pour la beauté, dit Pascal Rambert. Tous les uns après les autres mourront de mort violente. » (…) «Tous auront combattu pour plus d’intelligence, de savoir, de maîtrise du monde, de justice. Tous périront. Tous sans exception. »
Constat des plus amers: après avoir quitté leur Vienne chérie, ils vont voyager en Europe : la maîtrise du langage qui aura toujours été la particularité des « élites» ne leur servira de rien, quand tout le continent est contaminé par le fascisme, et couvert de sang ». Quant à la philo, aux beaux-arts ou à la musique, ils ne pèseront guère plus quand ces gens intelligents et sensibles voudront échapper au naufrage d’un vieux monde. Et cela seulement en une vingtaine d’années.
« Architecture, ajoute Pascal Rambert, non sans une certaine autosatisfaction, montre comment les plus belles structures s’effondrent et finissent par engloutir leurs enfants les plus brillants. C’est un memento mori pour penser notre temps. » Et l’auteur, dont on connaît la passion pour le langage, notamment dans cette belle pièce qu’est Clôture de l’amour, se vante de nous dire ici comment ce langage peut faire aussi mal sinon plus, qu’une agression corporelle. Mais bon, on fait cela depuis Sophocle…
Et ici, cela donne quoi? Sur le tapis blanc de l’immense plateau d’une quarantaine mètres d’ouverture sur une dizaine de profondeur, des chaises en bois, des fauteuils en tubes inox et cuir, des tables rondes, une méridienne, des guéridons, et sur une petite table comme dans le fond, des magnétophones Revox d’autrefois. Sur chaque côté, des cubes de tissu blanc qui ne serviront pas. Soit une «installation» (sic) de Pascal Rambert. Oui, mais voilà : il a bien du mal à maîtriser l’espace et ses nombreux personnages, le plus souvent debout face public (ou assis sur les côtés quand ils ne jouent pas) semblent perdus dans cet océan de blancheur et les relations entre les membres de cette même tribu fonctionnent mal. Comme les petites rondes dansées et chantées à plusieurs reprises, accompagnées au violon par Marie-Sophie Ferdane.
Cela commence plutôt bien avec cette fête de famille qui tourne à l’aigre mais très vite, on s’ennuie malgré la fulgurance poétique de certains monologues, comme celui d’Arthur Nauziciel, en officier célébrant les vertus de la guerre ou celui de Marie-José Ferdane quand elle évoque les pauvres «gueules cassées» des soldats de la guerre de 14-18. La faute à quoi ? A un texte beaucoup trop long et d’une dramaturgie médiocre… Tout se passe ici comme si Pascal Rambert s’était d’abord fait plaisir mais le public a du mal à s’y retrouver. On veut bien qu’il ait tenu compte comme il le dit de sa future mise en scène dans un espace aussi singulier et dangereux avec ces quelque deux mille spectateurs qu’est la fameuse Cour d’Honneur. Mais en tout cas, cela ne se voit pas. Notamment dans les relations entre les différents personnages. Et il a bien du mal à dire théâtralement cette période de trente ans qui va de 1911 à l’Anschluss, avec des lieux différents et à la faire résonner avec la nôtre. Et les changements de mobilier comme de costumes ou d’accessoires ne fonctionnent pas plus. A la fin, chacun a devant lui sur une grande table un Mac Book Pro sans doute pour marquer le fait que nous sommes passés à un autre monde. Cela a quelque chose d’assez naïf. Comme cette série de magnétophones Revox qui ont ébloui Pascal Rambert enfant.
En fait, le metteur en scène n’arrive pas ici à maîtriser le temps de l’auteur. Surtout dans un aussi grand espace. Mais c’était prévisible et Olivier Py a bien eu le texte entre les mains, non ? Pourquoi avoir choisi la Cour d’Honneur pour un texte comme celui-ci : il y a eu visiblement une erreur de tir. Et à qui Pascal Rambert fera-t-il croire qu’il fallait quelque trois heures pour que cette pièce prenne corps et ait (sic) « une écriture du flux, du flux psychique». Avoir Pina Bausch comme référence quand on fait une mise en scène sur cet immense plateau: soit! mais faudrait-il encore le mériter. Et là c’est raté. Le temps comme l’espace: la grande Pina, elle, savait parfaitement les maîtriser.
Après l’entracte -c’est très rare- la Cour d’Honneur s’est vidée d’une centaine de spectateurs: on les comprend et la salle s’est donc retrouvée mitée. Ensuite, les choses enfin se resserrent un peu et les personnages sont un peu plus près les uns des autres, il y a quelques beaux monologues- l’enfant chéri de Pascal Rambert dans tous ses spectacles- dont un d’Emmanuelle Béart sous-employée dans la première partie. Et à la toute fin de cet ennuyeux spectacle, il commence à y avoir alors du vrai théâtre avec la mort de toute cette famille…
Un peu avant, il y a un martèlement provenant d’en-dessous les gradins et apparait alors un beau cheval brun qui traverse la scène de cour à jardin avec son maître. On lui enlève sa selle et il repart côté cour. On le fait allonger sur un tapis noir puis il repart. C’est, dit Pascal Rambert, un hommage au cheval du Don Juan autrefois mis en scène par Patrice Chéreau dans cette même Cour avec le sublime scénographie de Richard Peduzzi… Il y a aussi un chat sans doute familier de la Cour d’Honneur qui traverse la scène sans qu’on lui ait rien demandé: c’est un court mais beau moment de poésie. On se console avec ce que l’on a… Une belle image quand le texte est faiblard dans son ensemble, cela fait toujours du bien par où cela passe.
Heureusement, Pascal Rambert a su réunir une équipe de très solides acteurs qui portent tout le spectacle mais bon, va-t-on au théâtre pour subir une telle emphase, une telle logorrhée ? Surtout sur un thème aussi important que cette montée de l’extrême droite en Europe. On nous avertit que c’est une version longue… En tout cas, à moins que vous ne soyez un fan de l’auteur et encore, il n’y a aucune urgence à vous précipiter à la Cour d’Honneur. Et le public a applaudi poliment mais pas plus, ou s’est vite sauvé… La soixante-dixième édition du célèbre festival méritait mieux pour son spectacle d’inauguration que cette soupe approximative…
Philippe du Vignal
Cour d’honneur du Palais des Papes, Avignon, jusqu’au 13 juillet. T. : 04.90.14.14.14.
Théâtre National de Bretagne, du 26 septembre au 5 octobre.
Théâtre National de Strasbourg du 15 au 24 novembre
Théâtre des Bouffes du Nord, Paris du 12 au 22 décembre, etc.