Le présent qui déborde de Christiane Jatahy, d’après Homère

Festival d’Avignon 


Le Présent qui déborde
, (O Agora que demora) Notre Odyssée II, de Christiane Jatahy, d’après Homère

 

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Pour le  premier  volet de cette Odyssée, Ithaque, la metteuse en scène plaçait puis déplaçait le public selon deux points de vue : celui d’Ulysse et celui de Pénélope (qui ne fait pas qu’attendre). « J’avais introduit du réel à l’intérieur du fictionnel, en ajoutant au texte d’Homère, des paroles de réfugiés qui m’avaient raconté leur traversée maritime vers l’Europe. » (…)  » Le spectacle se terminait sur l’image de la mer et l’introduction du cinéma dans le spectacle. »

  Dans ce second volet, le film a pris le dessus. «Nous sommes partis dans cinq lieux du monde, à la rencontre de personnes qui vivent une odyssée ». Palestine, Afrique du Sud, Liban, Grèce et son pays: le Brésil. Christiane Jatahy a filmé, avec les paroles d’Homère, des hommes et des femmes interdits de retour chez eux, en attente entre des frontières, échappés de tortures réelles dont Charybde et Scylla ou le Cyclope ne seraient que le fantasme. La metteuse en scène brésilienne a rencontré des acteurs interdits de théâtre, des héros anonymes qui ont réellement traversé les Enfers et en sont revenus, comme Ulysse parti consulter les morts pour apprendre quelque chose de sa vie et de son retour. Elle-même a retrouvé son pays aux mains d’un dictateur élu mais dangereux, ennemi déclaré des femmes, des homosexuels et des Indiens privés de leurs droits légaux de citoyen. Avec cela, avec ces présences et ces témoignages, elle a fait un beau film. Si terribles soient les témoignages, ils sont faits de paroles libérées. Si loin soient les vers d’Homère, on entend la joie que ressentent ces acteurs à les dire. À cela, s’ajoute un beau travail musical, enregistré et en direct, accordé avec puissance et délicatesse.

Christiane Jatahy cherche sa place à la frontière entre théâtre et cinéma et plus largement dans la notion de frontière. Pour ce spectacle, elle a même théorisé, testé concrètement cette notion en laissant avec précision sept mètres entre l’écran et le public : la largeur d’un no man’s land, dit-elle. Mais l’analogie ne fonctionne pas: on a juste un espace qui donne le recul nécessaire à une bonne vision, et c’est tout.  De même, la présence réelle, au milieu du public, des acteurs que l’on voit à l’écran, ne parvient pas à « faire théâtre ». La simultanéité des images enregistrées et des paroles vivantes ne crée rien, faute d’un travail de la forme. Il y a une tentative de récits morcelés, simultanés, adressés à de petits groupes mais qui ne trouve pas sa puissance d’ensemble. Elle-même, racontant ses craintes pour son pays, a raison de faire tendre l’oreille au public mais sa fragilité n’arrive pas à donner de  la force aux images  qu’elle a elle-même produites. L’ambiguïté est là : des acteurs du monde entier sont invités mais comme témoins, comme migrants, comme victimes. Leur place d’artiste ne leur est accordée qu’au compte-goutte…

Il y a encore de belles idées, comme celle de la circulation universelle des eaux: « Tous les fleuves vont à la mer… » mais l’on est déçu. Une partie du public se laisse volontiers aller à danser, à suivre l’invitation à faire, avec sa peau, de petits bruits de gouttes d’eau : c’est peu. Une autre partie quitte la salle: les réfugiés ne sont-ils pas, d’une certaine façon, les otages de ce projet artistique ?

Christiane Jatahy a atteint un niveau de notoriété qui lui permet de voir grand, d’essayer de réaliser un art mondial contre les dictatures. On ne peut la taxer d’opportunisme pour avoir choisi ce thème de l’Odyssée : elle l’avait fait sien avant qu’il ne devienne celui du festival d’Avignon 2019. Mais ce travail reste à la fois très conceptuel et très  « bien pensant » : l’idée de l’exil, l’idée du retour ou de la frontière ne produit paradoxalement qu’une sympathie envers les exilés. Manque la contradiction, la dialectique du théâtre, le vrai débat. Reste l’inquiétude, en effet – et sur ce point on ne peut que suivre l’artiste-,  à propos de son pays qui a déjà connu une terrible dictature, mais aussi des cultures amérindiennes menacées par l’avidité des grands groupes financiers brésiliens.

Mais par où qu’on essaie de prendre le problème, dans un théâtre le réel est bien faible s’il n’est pas mis en scène, s’il ne s’empare pas de la puissance du symbole. Che Guevara disait que le devoir de tout révolutionnaire est de faire la révolution. Et le devoir de tout artiste est sans doute de ne rien lâcher de son art…

Christine Friedel

Un autre point de vue…

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Après un premier volet controversé du diptyque Notre Odyssée à la forme approximative et légèrement désinvolte,  Christiane Jatahi nous en livre aujourd’hui un second, magnifique.  Il y a un film projeté sur grand écran et sur le devant de la scène  la conceptrice intervient parfois, notant que ce dessein artistique et politique inclut des histoires dans l’expérience même de la vie. Sur l’écran, cinq lieux du monde qu’a arpentés l’équipe artistique et technique et on reconnaît dans la salle des interprètes qui sont aussi les personnages du film.

Retour au Brésil, à la fin, chez les Indiens de la forêt amazonienne; dans son pays, la metteuse en scène a écrit un scénario à partir des chants significatifs homériques. « Je voulais rencontrer tous les Ulysse et toutes les Pénélope possibles, ces personnes qui ont dû quitter leur pays pour tenter de reconstruire un sentiment d’appartenance ailleurs »,  dit la jeune metteuse engagée et responsable. Mais on s’arrache physiquement à un pays sans pour autant s’en détacher, meurtri par un passé que l’on n’oublie pas, et incertain quant à l’avenir. Les êtres sont bloqués dans un présent si omniprésent qu’il en déborde, d’où le titre du spectacle, éprouvé comme un lieu d’attente non statique mais se mouvant circulairement, comme dans les limbes et la profondeur des forêts obscures: la  situation de nombreux déplacés en Palestine, comme dans tout pays occupé. Les réfugiés  venant de Syrie sont coincés dans un non-lieu, sur une frontière. Comme Ulysse qui pendant dix ans,  a la sensation d’une arrivée sans cesse retardée, rendue impossible par des forces extérieures. 
 Christiane Jatahy donne la parole à des Ulysse réels qui témoignent de leur vie d’exilé, en résonance avec les émotions vécues par le personnage d’Homère. Les acteurs viennent de Palestine, du Liban, de Grèce et d’Afrique du Sud. Et dans chaque pays, trois d’entre eux ont été filmés, dont systématiquement deux Ulysse et une Pénélope, cette femme d’ailleurs qui n’attend pas, mais traverse mers et frontières.

Il y a ici les aventures filmées du Cyclope  mais aussi la guerre en Palestine. Des acteurs syriens au  Liban ont retracé l’épisode de Circé sur l’île d’Ayayé, après qu’Ulysse ait aveuglé le Cyclope. L’entrée chez Hadès a été filmée en Afrique du Sud, où la metteuse en scène travaillé avec des artistes réfugiés du Zimbabwe et de Malawi qui ont côtoyé l’enfer et la mort. Ici, recherche documentaire et travail de fiction sont tissés étroitement avec tact.La forêt amazonienne est présente à la fin, chère à la cinéaste car son grand-père y est mort étrangement dans un accident d’avion:  son corps n’a jamais été retrouvé. Un symbole, cette forêt amazonienne  qui a fait l’objet de décisions désastreuses prises par  Jair Bolsonaro, l’actuel président de la République maudit,  aspirant à détruire le passé du Brésil et l’espoir du monde.

 A l’écran, pourtant joie et bonheur  avec  des tablées d’enfants et d’adolescents, entourés d’adultes, les yeux brillants d’étonnement… Ils se préparent à vivre leur passage terrestre dans l’énergique élan de leur jeunesse. Attentifs à la caméra, à l’écoute de ces étrangers qui viennent leur rendre visite, ils sont eux-mêmes disponibles, prêts à découvrir et rencontrer les autres, heureux de ces petits festins qui ont été préparés selon l’art antique  quand on  accueille des hôtes. Dans la salle, évoluent les interprètes qui chantent ou bien dansent allégrement sur une musique jouée par des instrumentistes, assis  parmi le public. Tous vont et viennent, de la scène à la salle, ouverts, heureux et convaincus, transmettant cette capacité à goûter l’existence, quoiqu’il arrive. Un ravissement.

 Véronique Hotte

 Gymnase du lycée Aubanel, Avignon, jusqu’au 11 juillet à 18 h et le 12 juillet à 15 h.

 

 

 


Archive pour 9 juillet, 2019

La dernière Bande de Samuel Beckett, mise en scène de Jacques Osinski

Festival d’Avignon

La dernière Bande de Samuel Beckett, mise en scène de Jacques Osinski

LA DERNIÈRE BANDEIl nous fait attendre : noir total durant plusieurs minutes. Cela fabrique du silence, profond et de l’étendue. Puis sous le cercle lumineux de l’unique lampe, apparaît un bureau, et lui derrière. Le bureau de tous les bureaux, moche, en métal, fonctionnel mais pour on ne sait quelle fonction, kafkaïen si l’on veut, ou mieux: beckettien. Le bureau emblématique. L’acteur, met encore un long moment avant d’esquisser une action quelconque.

Dans cet îlot, le premier raclement de gorge devient une action. Il lui arrive d’en sortir, au-delà de l’obscurité ; on entend l’écho de  bruits distincts et non identifiés, et quand il revient, le glissement de ses semelles.  Il, Lui, ce n’est pas Buster Keaton, pour qui et avec qui Beckett avait réalisé La Dernière Bande. Mais Denis Lavant, l’acrobate immobile de Cap au Pire, réalisé avec Jacques Osinski il  y  deux ans dans ce même théâtre. Il a, du clown, l’indispensable virtuosité qui fait de chaque geste une création et il devient sa propre marionnette, le pantalon juste trop court, la veste juste coincée, le geste insolite, d’une précision, d’une exactitude hallucinante. Ses doigts à la recherche d’une clé prennent une vie autonome virtuose, inquiétante. Le jeu de l’acteur a l’intensité du dessin, entre le croquis d’humour noir à la Chaval et le crayon obstiné d’Alberto Giacometti, au trait fouillé et buriné : l’acteur a l’âge qu’il a. La perfection d’un art énigmatique.

La Dernière bande donne une image saisissante de la vie au moment où elle se prend pour de la vieillesse : à chaque anniversaire, Krapp se fait le greffier de sa vie en enregistrant sa propre voix, bilan des petits et grands moments. Boîte 3, bobine 5,  Krapp savoure le mot bobine, le mâche comme la banane fatale et clownesque par quoi le spectacle a commencé, avant la parole. Et c’est quoi, ce qu’il écoute et que l’on entend, avec sa voix d’alors ? Un homme dans la force de l’âge, la mort de la mère, « en état de viduité ». Le mot reste alors comme un gros grumeau dans la gorge ; il faut aller chercher le dictionnaire, c’est toute une affaire et cela prend le temps réel d’un aller et retour vers un « en dehors », au-delà des ténèbres.

On entend, répétée, coupée, repriss -Krapp est le maître de l’interrupteur- l’histoire d’un amour au fond d’une barque: « mon visage sur ses seins, ma main sur elle ». Cette bande porte de la vie, qui a eu lieu ; le petit homme peut même y entendre le mot bonheur, ou le faire taire avant d’enregistrer une dernière bande…

On nous dit que ce texte est nourri d’éléments autobiographiques, on veut bien le croire. Samuel Beckett y est à la fois léger et métaphysique : et si la vie n’était faite que de ces petits bouts de souvenirs ? Et si ce n’était déjà pas si mal ? En tout cas, Denis Lavant et Jacques Osinski nous infligent une délicieuse torture, faite d’attente, d’écoute, d’effroi et d’humour. Dans l’épaisseur de l’obscurité et du silence, le plateau n’a plus de limites, la boîte noire est en nous. Si ce n’est pas du théâtre, ça ? De peu de mots et de grande intensité.

Christine Friedel

Théâtre des Halles, Avignon. T. : 04 32 76 24 51

 

 

 

Pelléas et Mélisande de Maurice Maeterlinck, mise en scène de Julie Duclos

©Christophe Raynaud de Lage

©Christophe Raynaud de Lage

Festival d’Avignon

Pelléas et Mélisande de Maurice Maeterlinck, mise en scène de Julie Duclos

 Au lointain, les images d’un film avec un vaste paysage touffu et verdoyant, une forêt magnifique aux couleurs estivales de grands arbres feuillus, tandis que chantent les oiseaux. Mélisande, une jeune femme apeurée aux longs cheveux bruns ondulés (Alix Riemer, comédienne fidèle de Julie Duclos), est porteuse d’un mystère non élucidé et s’est enfuie… Le Prince Golaud, calme et tendu, (Vincent Dissez) l’informe de son ascendance royale mais, en pleurs, elle consentira juste à lui dire qu’elle vient d’ailleurs.

 L’énigmatique et fragile Mélisande séduit Golaud, veuf et père d’un jeune enfant ; il l’épouse et l’emmène dans le château moyenâgeux de son grand-père, près d’une forêt giboyeuse. Mélisande y rencontrera Pelléas, demi-frère de Golaud et ils se sentent d’emblée attirés l’un vers l’autre. La prose poétique de Maurice Maeterlinck dit toute l’intensité de l’implicite et du non-dit, du sous-entendu et de l’interdit. Avec la force sous-jacente des silences…

 Hélène Jourdan  a imaginé un château sur deux étages, avec un rez-de-chaussée proche des clairières du bois, là où passe le chasseur Golaud : un des lieux privilégiés des amants.Au premier étage, la chambre invisible du père malade, le salon du grand-père et de la mère, le corridor  par où arrivent Golaud, son fils et Pelléas.

La metteuse en scène a été attirée, dans cette pièce par le fait que l’on passe, en un instant comme au cinéma, de la chambre d’un château, à une fontaine dans la forêt, à une grotte, à des souterrains. Belle présence de la Nature – un monde vidé de ses habitants,à l’abandon et en ruines, au bord de l’effondrement et d’une disparition programmée mais porteur avant tout de souvenirs d’aventures et sentiments …

Nous n’en saurons pas davantage sur ces amants, à la fois maudits et innocents, qui vivent un amour absolu et libre, hors de la faute ou de la culpabilité. La mise en scène est construite avec raffinement, et Julie Duclos sait diffuser l’inquiétude  qui règne aux abords du château, envahi peu à peu par la vérité d’un amour. La part du rêve sous-tend avec force l’œuvre de Maurice Maeterlinck, entre sincérité et lucidité sur les atermoiements de la passion d’aimer.

 Subjugué, le public suit l’histoire éternelle du plaisir du sentiment amoureux, une histoire bousculée par les règles et codes de la famille et de la société, avec la dimension ultime du tragique et de la mort. Les interprètes sont tous excellents, ceux déjà cités comme Philippe Duclos, Stéphanie Marc, Matthieu Samper et Emilien Tessier.

 Véronique Hotte

 La FabricA, Avignon jusqu’au 10 juillet, à 18 h.

 

 

£Y€S, de et par la Compagnie Ontroerend Goed

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£Y€S, de et par la compagnie Ontroerend Goed

Dans cette performance théâtrale, nous découvrons la banque, ses mécanismes financiers  tels qu’ils fonctionnent ici et maintenant, dans le capitalisme libéral.  Un monde de l’argent, proche de celui du jeu. Et là réside l’idée géniale excitante pour le spectateur:  transformer l’espace de la représentation, non en salle de marché classique mais en casino, « ou plutôt à une salle de poker illégale d’arrière-boutique. 

En franchissant la porte de cette magnifique salle de la Chartreuse, aussitôt le jeu commence pour le public. Nous devons tous prendre part au spectacle :  l’univers artificiel des banques, avec des échanges financiers avides de gains. Chacun est invité à prendre place à une des douze tables de jeu.  Avec six autres spectateurs-acteurs, devenus, comme nous, banquiers, et un comédien : le croupier-banquier. Les autres traders s’agitent au rythme des transactions. Une bande-son: musique de variété, jazz, diffusée en continu, nous attire inconsciemment dans ce monde  d’une réalité opaque.   Une lumière chaude et sombre éclaire tout l’espace. Un scénographie  étonnante de véracité. Nous ne sommes plus au théâtre mais dans un lieu de tentation et de séduction. On se sent littéralement intégré, et sans scrupule, à ce monde secret de l’argent qui frise l’illicite. Acteurs et public confondus se prennent à ce jeu étourdissant, un peu trop sans doute… Intéressant d’un point de vue psychanalytique ! Mais, on aurait souhaité, une parole plus politique et une analyse critique plus engagée. Il y a dans dans le thème de cette performance théâtrale, une dimension tragique profonde.

Pourquoi ne pas avoir soulevé, légèrement, le couvercle du chaudron des trois sorcières à l’œuvre dans la complexité des montages financiers. Sans doute est-ce pour rester fidèle à la ligne esthétique et dramatique, décidée par la compagnie pour ce spectacle : donner au spectateur un parcours émotionnel plutôt qu’une explication rationnelle à ce monde de la finance, où l’inhumain est parfois à son paroxysme.   Quelle est notre part de responsabilité face a l’autorité souterraine des banques ? N’a-t-elle pas un pouvoir qui va jusqu’à nous déposséder de notre point de vue moral et de notre responsabilité comme citoyen? Des questions, laissées volontairement ouvertes  dans la mise en scène.

En sortant, le public, ému, balance entre:  « C’est l’argent qui mène le monde » et/ou: « « Le fric, c’est chic »,  le titre d’un tube disco des années 80 !   

Elisabeth Naud

Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon, Villeneuve-les-Avignon (Gard). Jusqu’au 14 juillet à 18 h et 21h.    

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