Morette, un texte de Jacques Livchine
Vraiment un moment exceptionnel et incroyable et le corps a de la mémoire, je me sentais à la maison. Ça a été pour moi l’Himalaya des émotions et encore ce matin, j’ai tout un parfum de saveurs dans la tête. Toutes ces retrouvailles et ces nouvelles rencontres. Et Aude, la maire, absolument admirable. Ce matin, j’ai fait mon petit billet hebdomadaire…
Lundi 29 juillet. Morette, 25° C
Il y a des « mercis » vides et sans âme et d’autres qui, derrière ces deux syllabes, cachent une riche émotion. Une femme s’approche de de moi après le Rappoporchestra et me répète les mots de la fin: « C’est exactement ça, dit-elle: « Les vivants ferment les yeux des morts et les morts ouvrent les yeux des vivants. » J’ai vécu jusqu’à l’âge de deux ans, de 1943 à 1945, dans ce village qui a recueilli mes parents pendant la guerre et ce 28 juillet 2019, j’y reviens. La Mairie a affiché les photos de mes parents, oncles, tantes, grand-mère, sœurs, cousines et de moi tout petit. Je vois apparaître dans le registre des écoles le nom d’Annie, ma sœur et je pense : je vais tout raconter à Annie, mais non, zut! Annie vient de mourir et quand je veux le dire aux habitants, c’est curieux, j’ai l’impression qu’elle est là! Une digue pète dans ma tête: je ne peux pas me retenir, un tsunami de larmes m’envahit, je pleure, je pleure et j’ai honte.
Jeanne Quinette, ma nièce, venue du Brésil, peut vraiment s’enorgueillir de toute la préparation de ce grand moment. Moi qui pensais qu’elle devait importuner cette calme Mairie avec toutes ses demandes. Et je reçois une lettre désespérée d’Aude, madame la maire : « Il n’y aura personne à votre concert, comment briser l’indifférence? J’ai donc écrit une lettre aux habitants:
« Je m’appelle Jacques Rappoport, né en 1943. Quand nos parents s’en vont, on se mord les doigts de ne pas les avoir interrogés sur le passé. Je découvre dans un album de photos, un petit garçon de deux ans, avec, comme légende: Jacques à Morette. Ma grande sœur Annie me dit qu’elle a été à l’école dans ce village qui a abrité notre famille pendant la guerre mais Annie a disparu dans un accident de la route il y a quatre ans. Il me reste une cousine Nadine, qui a perdu sa maman à Sobibor, le camp de concentration. Elle a 84 ans et elle en pleure encore. Elle aussi était à Morette. Nos parents arrivés en 1923 en France d’U.R.S.S, ont fait des enfants et ces enfants ont fait des enfants. Nous voilà avec une immense famille…
Nous avons décidé de remonter le fil du temps, et peu à peu, nous avons fondé un orchestre amateur le Rappoporchestra qui joue les musiques de notre pays d’origine. Quand tout le monde est là, nous sommes dix-huit, de neuf à soixante-seize ans. T.F.1 nous a filmés quand nous sommes allés à Odessa retrouver nos racines et nous avons même obtenu le second prix des orchestres de famille à Versailles. C’est aussi une façon de se voir parce que nous sommes dispersés: Ardèche, Franche-Comté, Ile-de-France, Brésil, Floride… Nous avons décidé de rencontrer le habitants de ce village qui nous avait accueillis…
Ce ne sera pas un concert comme les autres: on va jouer aussi avec la mémoire olfactive, le gâteau russe de ma mère, les cornichons, la vodka, les blinis. On racontera notre histoire. Cela ressemblera à une veillée à l’ancienne. Comment des juifs Russes deviennent tous français en moins de cent ans. Notre langue maternelle à tous est bien le français, mais nous gardons aussi tous quelque chose de là bas, même si c’est la quatrième génération… C’est donc bien loin tout ça.
Donc, on vous invite tous, jeunes et vieux, à venir nous rencontrer. Cela ressemblera plus à une veillée à l’ancienne, qu’à un concert, on échangera, on parlera ensemble du monde d’aujourd’hui, il y aura de la musique entraînante mais aussi nostalgique, on feuillettera des albums de photos, on se demandera si la valeur “famille” est une valeur à protéger, on dégustera, on se quittera peut-être contents d’avoir agrandi le cercle de nos connaissances. Donc à très vite,
Jacques Rappoport, le doyen de l’orchestre.
Et puis Dana, ma fille et Ketty ma sœur, ont fait tout un travail sur la mémoire. Les dates, les photos… J’étais réticent, j’avais peur de ce passé, je le refoulais avec cette phrase de Woody Allen: « Il n’y a que l’avenir qui m’intéresse, je compte bien y passer mes prochaines années”. Et puis j’ai plongé…C’était comme dans une piscine, au début, le froid m’a saisi et puis je me suis habitué. Annie Kahn, Gilbert, ses enfants, Liliane, Guy, Chantal, Franklin, etc. Se revoir, comme si jamais on ne s’était quitté… Tous sont importants pour moi.
Et puis jouer.. Je me plains sans arrêt du théâtre pour privilégiés et ses représentations un peu tristes. Mais là, tous ces visages du village, de tout âge et puis cette représentation avait du sens. Ils sont 383 habitants à Morette et là, on ne les comptait plus. On n’était pas là pour dire : regardez , une famille qui joue. En effet, on ne ne jouait pas n’importe où, et moi complètement fou et habité qui disais: « Prends ma mère dans ta bouche”, en distribuant la vatrouchka et les gens tendaient leurs mains, tout le monde voulait la goûter la vatrouchka…
Nous avions inventé notre « reliance » à nos morts sans passer par Moïse, Abraham, Jésus ou Bouddha. C’était bien plus qu’une prestation artistique, nous étions emportés par la musique, par le lieu, par les visages… J’étais là-haut, loin des contingences terrestres, j’oubliais toutes mes affaires, heureusement Gab m’aidait à rassembler tout ce que je devais remporter. Je remplaçais les larmes, par verre de vodka sur verre de vodka, puis verre de rosé sur verre de rosé..
Les anecdotes racontées par les habitants sur les parents galopaient dans ma tête, ma mère échangeant de la viande contre des armes; mon père cultivant des tournesols pour en faire de l’huile. Et il y avait le son impeccable du trombone de Vincent et la famille d’Alain au grand complet avec l’inénarrable Vadim. Tu comprends, Marcel Proust, il arriverait à faire trois cent pages sur ces quelques heures de Morette, avec toutes les arborescences, les recoupements, les nostalgies…
Ketty qui se tourne vers moi pendant le film pour bien vérifier que je pleure mais Olivia ma nièce, pleure aussi… Dis donc, c’était une sorte d’enterrement avec soixante-dix ans de retard, avec ces ingrédients spécifiquement russes: l’aigre-doux, le rire à travers les larmes… Maman aurait été tellement heureuse de recevoir cette lettre, comme quand j’avais dix-sept ans: je lui écrivais tout ce que je vivais. Et résonne encore en moi les phrases de François Quinette, mon beau-frère, à la mort d’Annie: » Elle avait aimé Morette et toute sa vie, elle essayait de retrouver le bonheur de Morette. » Et ce 28 juillet 2019, nous revivions le bonheur de Morette… Un homme de 84 ans s’est approché de moi: « Jacques, tu ne me reconnais pas, le garçon de huit ans à droite sur la photo, c’était moi! » Vraiment un moment exceptionnel et incroyable: le corps a de la mémoire, je me sentais à la maison…
Jacques Livchine