Poésie debout à Bédarieux
Le festival Poésie debout à Bédarieux
Cette commune occitane de quelque six mille habitants, lovée au bord de l’Orb, au pied du Larzac, a créé son festival de poésie. «Que peuvent les poètes quand le spectacle du monde se fait de plus en plus désolant, livré aux plus infâmes résurgences et à tous les anathèmes possibles ? », demande André Velter, (prix Mallarmé 1990 et Goncourt Poésie 1996), parrain de cette première édition. Réponse : dans ces paroles de résistance qu’opposèrent aux régimes fascistes René Char ou Antonio Machado tous deux célébrés ici. Sur l’affiche du festival, le visage du poète espagnol, croqué par Ernest Pignon-Ernest.
Textes, musique et cinéma vont, trois jours durant, entraîner les spectateurs sur ces chemins de liberté. Des scènes ouvertes à d’autres voix et un marché des éditeurs de poésie se sont tenus sur la place Pablo Neruda. Et, dans le grand parc de la ville, on a pu entendre Thierry Riou chanter les vers de Victor Hugo, mis en musique par Georges Brassens, de Charles Baudelaire transposés par Serge Gainsbourg et de Louis Aragon, tels que Léo Ferré les a transmis. Avec Marc Roger à la guitare manouche et Jean-Philippe Cazenove à la contrebasse, le chanteur forme le trio L’Air du temps et donne un récital aux accents originaux, teintés par son long séjour au Portugal. Et on a projeté plusieurs films en écho à ces poètes. La ville inaugurera bientôt un nouveau complexe trois salles, baptisé Jean-Claude Carrière, en hommage à cet enfant du pays ( il est né à Colombières-sur-Orb), invité d’honneur du festival.
Caminante (Cheminant) d’Antonio Machado, conception d’Anne Alvaro
Qui, mieux que lui, se tint debout en poésie : « Cuando el jilguero no puede cantar. Cuando el poeta es un peregrino, Cuando de nada nos sirve rezar. Caminante no hay camino, se hace camino al andar… Golpe a golpe, verso a verso » ( Quand le chardonneret ne peut chanter. Quand le poète est un pèlerin, Quand il ne sert à rien de prier. Marchant, il n’y a pas de chemin. Le chemin se fait en marchant… Coup par coup, vers par vers).
Sur ce thème de la pérégrination, Anne Alvaro trace un parcours dans l’œuvre de l’écrivain espagnol : des textes inspirés par sa terre natale, ses rêveries enfantines, sa confrontation avec la mort ; chants de solitude ou vers enjoués dédiés à la nature et aux travaux des champs… Accompagnée par des musiciens hors-pair : Pedro Soler avec sa guitare nerveuse -un grand du jazz et du flamenco- et Gaspar Claus avec son violoncelle endiablé répondent à la comédienne qui scande la langue espagnole avec chaleur. Pour le plus grand plaisir du public de la région, en majorité hispanophone, comme Antoine Martinez, maire de Bédarieux, ancien professeur d’espagnol.
Ce cheminement d’une grande ferveur dévoile le pouvoir du poète. Sans doute son efficacité peut être contestable, face à la férocité des oligarchies, milices et clans, à l’obscurantisme partout renaissant. Pourtant, confiera plus tard un militant chilien du MIR, les chansons d’Antonio Machado lui ont permis, ainsi qu’à ses camarades, de tenir le coup quand ils étaient dans les geôles du général Pinochet, en 1971.
Serge Pey et la boîte aux lettres du cimetière, documentaire de Francis Fourcou
Prenant Antonio Machado au mot, Serge Pey chemine avec quelques complices du 16 au 31 mai 2014, depuis l’avenue Antonio Machado à Toulouse, au cimetière de Collioure, pour apporter des lettres adressées à son homologue d’outre-Pyrénées. « Le poète est un facteur », dit ce fils de Républicains espagnols (prix national de poésie 2017). Il écrit sa poésie sur des bâtons de pèlerin soigneusement ornés mais compte aussi nombre de livres à son actif.
Suivi par la caméra bucolique de Francis Fourcou, il nous invite en poésie, en passant par la maison où vécut et mourut Joë Bousquet (1897-1950) à Carcassonne, et en visitant les châteaux cathares, hauts lieux de résistance… Et l‘on entend, chantés dans le vent ou dans quelques petites salles du village, les vers inspirés du poète espagnol, mêlés à ceux du marcheur occitan : « Nous écrivons nos poèmes pour ne pas trébucher ». Et pour ne pas oublier ces réfugiés morts en 1939, sur les plages ou dans les camps d’internement des Pyrénées-Orientales… Et les suivants…
Sur les pas de Rûmi d’après Le Livre de Chams de Tabriz de Mowlânâ Djalal al-Din Rûmi, traduction et lecture de Jean-Claude Carrière et Nahal Tajadod
Jean-Claude Carrière et son épouse nous embarquent un peu plus loin, dans la poésie persane du XIII ème siècle, sur les pas d’un des plus grands poètes du Moyen-Âge. L’écrivain et scénariste, avec une soixantaine de films à son actif, avait déjà flirté avec la littérature orientale en adaptant du sanskrit Le Mahâbhârata, en 1985, pour le spectacle éponyme de Peter Brook, avec lequel il collabora pendant trente ans.
Ce «conteur d’aujourd’hui», selon ses termes, s’attaque cette fois, avec son épouse, à un grand texte du soufisme. Nahal Tajadod, issue d’une famille d’érudits iraniens venue en France en 1977, connaît bien Mowlânâ Djalal al-Din Rûmi pour avoir écrit sa biographie romancée : Sur les pas de Rûmi. Pour Poésie debout, le duo nous présente, en français et en persan, des extraits d’un ouvrage du grand mystique soufi, le Diwân-e Shams-e Tabrîzî qu’ils ont traduit ensemble. Ce recueil de ghazal (chants d’amour mystiques à l’instar du Cantique des Cantiques de La Bible ) a été inspiré à Rûmi par son maître spirituel Shams ed Dîn Tabrîzî . Ce derviche errant, vêtu de noir, venu d’Iran, fit naître chez son élève de magnifiques vers, qui célèbrent la beauté du monde.
La langue persane, scandée par Nahal Tajadod, révèle la rythmique envoûtante de ce texte fait pour la transe d’un derviche tourneur, paume gauche au ciel et droite vers la terre, comme en union avec le divin obtenue par l’émotion ou l’ivresse de la musique et de la danse. Rûmî, inconsolable après le mort de son mentor, le retrouve en lui-même à travers cette transcendance. Il «divague» et chante sa métamorphose : «Je suis ce soudain-t’avoir-vu…».
Ce livre nous permet de suivre pas à pas le chemin du mystique: égarement du cœur, perte de l’être, délire obscur, lumière enfin, et sagesse, et silence : « Ce moment où l’amant arrive, fais silence./ Il sait sans parole, silence…/ Tes tournoiements à toi, il les sait, celui qui/ Là-haut tourne la roue, silence./Chaque pensée il fait oiseau. Dans l’autre monde /Il leur donne le vol, silence…/ Ne dis mot des deux univers. Il te conduit/ Vers l’unique couleur, silence. »*
Loin d’être aride, la langue est imagée, évoquant les éléments, une nature fourmillante de vie sous un ciel plein d’oiseaux. Passant de l’ombre à la lumière, un voyage d’une grande intensité devant un public nombreux et recueilli…
Energie noire récital d’André Velter et Olivier Deck
La musique donne son plein souffle à ces textes et André Velter envisage d’éditer avec le compositeur deux albums de chansons : « Des voix comme autant de soleils de / sangs rouges ou noirs./ Musique improvisée en terrains / découverts,/ jazz en partance, jazz torero/ avec des galops d’ombre et des charges /de feu. »
Une grande énergie émane de ces écritures vagabondes composées dans les bistrots de ports, à bord de cargos, comme autant d’appels à prendre le large : «Par la seule magie de leurs noms/ il est des villes perdues ou non/ d’Aden à Zanzibar/ qui chantent dans nos mémoires.
Poesia sin fin d’Alejandro Jodorowski
Qui mieux que ce grand saltimbanque chilien, féru de grotesque, pour clore en beauté ce festival inventif. Clown et marionnettiste avant de s’exiler en France puis transfuge du surréalisme, il fonda le mouvement Panique, avec Fernando Arrabal. L’inclassable et infatigable créateur, homme de théâtre, cinéaste et auteur de bandes dessinées, évoque dans ce film baroque, son enfance et les prémisses de sa carrière artistique au Chili. Alors que son père souhaite qu’il devienne médecin, le garçon rêve de devenir poète. Après avoir rompu avec sa famille, il fréquenta les milieux artistiques de Santiago et rencontra notamment des poètes comme Enrique Lihn, Nicanor Parra ou Stella Diaz Varin… Nous entrons avec lui dans un univers fantasque, truffé de gags naïfs et d’obsessions récurrentes.
Poesia sin fin regorge de trouvailles amusantes : atmosphères kafkaïennes, comme ce café Iris peuplé de vieux somnambules ou ébats érotiques avec des naines et des ogresses… Au dénouement, le réalisateur apparaît en vieil homme sur l’écran, et force le jeune homme de jadis (interprété par son fils, Adan), à se réconcilier avec son père (joué par son aîné, Brontis) – ce qu’il n’a jamais réussi à faire dans la vie.
Alejandro Jodorowsky et ses enfants se trouvent ainsi réunis au présent, dans une étonnante mise en abyme temporelle. Sur le mode “psycho-magique”, pour citer son expression, cette autobiographie hyper-stylisée, fondée sur des moments vécus ou imaginaires, prouve que l’artiste protéiforme n’a rien perdu de son élan et de sa verdeur pour tisser un poème sans fin…
Ce premier festival d’une grande exigence artistique a fait son plein de public, ce qui n’était pas gagné pour cette petite ville. Preuve qu’avec un programme ambitieux et de qualité, la poésie tient toujours debout.
Mireille Davidovici
Le festival Poésie debout s’est tenu à Bédarieux (Hérault) du 1er au 3 août
*Le Livre de Chams de Tabriz, traduit et annoté par Mahin Tajadod et Jean-Claude Carrière, est publié aux éditions Gallimard (1993).