Entretien avec moi-même sur le festival d’Aurillac par Jacques Livchine

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Entretien avec moi-même sur le festival d’Aurillac par Jacques Livchine

- Vous avez dit que vous étiez en sur-dose et vous êtes pourtant revenu le cinquième  jour… Pourquoi?

-En fait, tout est déjà dans le bouquin de Pierre Prévost: Que personne ne meure. Il signe Pierprevo, c’est ridicule de signer comme ça. Pierre, il est Pierre et je ne fais que répéter ce qu’il dit. Cette année, un spectacle du In m’a détruit et cela m’est tragiquement nuisible quand c’est trop raté. Je me mets alors à ne plus croire du tout au théâtre. Cela me fâche, me démoralise et je m’interroge : suis-je aussi mauvais qu’eux ? Ici, les gens applaudissent et semblent contents. Alors, je me sens en dehors, je doute, je me mets en jachère et fais une pause dans mes sorties, le temps de me reconstituer.  Je suis revenu aujourd’hui samedi parce que j’accompagnais Edith Rappoport (voir ses articles dans Le Théâtre du Blog).

- Qu’est ce qui vous a le plus marqué cette année ?

- En fait, je ne suis quasiment jamais allé à Aurillac comme spectateur, sauf en 2003, l’année de la grève… Quand on joue, on est dans une autre dynamique et on n’a pas envie de traîner. Cette année, je découvrais quasiment le fait d’être un spectateur de théâtre de rue. Ce qui m’a vraiment marqué? L‘appétit et la passion du public qui envahit les aires de jeu plus d’une heure avant le début, dans un état de désir pas possible…
J’avais l’impression que, par exemple, dans la cour de l’école Tivoli, en attendant Chtou, que Johnny Hallyday allait entrer: le spectacle devait commencer à 14 h 50, il était 14 h 56 et la fébrilité montait. Il y avait environ huit cent personnes dont le tiers en plein soleil. Et on n’imagine pas les gens après la représentation avec des remerciements à n’en plus finir et des phrases du style : « J’ai eu des frissons, mes poils se levaient. » Et Chtou flegmatique disant  » Merci, merci. » Pour certains, c’est comme une idole vivante. Cela fait vingt-trois ans qu’il revient dans cette cour, alors, il est très connu.  Dans la cour des Alouettes, pareil pour Les Chiche Capon, un trio de clowns: Patrick de Valette, Frédéric Blin et Matthieu Pillard. Une heure d’attente en plein soleil et à la fin, des accolades jusqu’à  plus soif. Mais évidemment, les compagnies qui ne sont pas dans les cours, ont plus de problèmes et rament un peu.
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-Voyez- vous quelque chose de changé  depuis votre première année ici en 1986 ?

-Oui, on est passé de quelque  mille spectateurs à 120.000, de cinq lieux de spectacle  à cent quatorze, de dix compagnies dites invitées  à  sept cent! Mais la  vraie mutation profonde: on est passé du théâtre dans la rue, au théâtre dans les  cours. Tout  le festival ou presque s’y joue en effet et chacune est autogérée avec bar, cuisine… Les spectacles s’enchaînent de 11 h du matin à minuit. Pas de tickets, pas de réservations, pas de: « C’est complet,  il n’y a plus de place, repassez demain ». Soit on arrive assez tôt, soit on est derrière et donc on ne voit rien et on s’en va… Le  problème des sur- jauges n’existe pas et il y a une régulation naturelle des flux. C’est génial.

Je rêve qu’on applique la même règle pour l’accueil des migrants: tant qu’il y a de la place, ils entrent et un jour, quand tous les villages abandonnés de Lozère, de la Creuse, du Gers seront occupés, on n’aura pas besoin de les expulser, ils iront voir ailleurs… Ça fait un bout de temps que l’on vit dans l’illusion, le théâtre de rue de papa est bien mort… Et le théâtre du Globe de Shakespeare, c’était aussi dans une cour à ciel ouvert. Il reste bien quelques espèces de l’ancien temps… mais en voie de disparition.  Et dans dix ans, on abritera ces cours comme les aires de tennis à Roland Garros. C’est l’évolution. Et le cycle recommencera, avec des places payantes numérotées. Jusqu’à ce que des fous disent vers 2.070 : envahissons l’espace public, etc.

-Avez vous vu des spectacles exceptionnels ?

-Les paramètres ont changé. On est dans les solos ou dans de petites distributions. Longtemps, j’ai dit : le théâtre, à part Philippe Caubère, ce n’est pas des solos. Je suis obligé de réviser mes positions et il y en a de bons. Un spectacle exceptionnel, c’est tous les vingt ou  cinquante ans! Comme la plupart de ceux du T.N.P.  de Jean Vilar qui avait fait une  vraie révolution dans les années cinquante. Ou ceux de Pina Bausch, de Tadeusz Kantor découverts à Nancy, ou de Maurice Béjart à la Cour d’honneur à Avignon… Puis très fameux, Le Regard du Sourd de Bob Wilson au Théâtre de la Gaité-Lyrique et le fameux Orlando Furioso de Luca  Ronconi avec  ses chariots lancés parmi le public.
Pour le théâtre dit de rue, c’est Histoire de France par Le Royal de Luxe et Carabosse, je ne sais  même pas s’ils sont passés à Aurillac, puis les grues de Transexpress, Generik vapeur, Ilotopie, etc. Et notre Célébration de la guillotine, place de l’Hôtel de Ville à Aurillac, je le revendique: c’était énorme.

En 2019, nous sommes sur un faux plat et il n’y a plus d’actes poétiques radicaux extraordinaires. C’est du théâtre de survie: il faut entrer dans la boucle du marché: à moins de 2.000  € la représentation. Et les formats à 8.000 € ou plus, avec zéro recette derrière, il n’y a  plus que les idiots qui font ça et ils se prennent pour des  résistants!  Je ne vois rien de nouveau à l’horizon, sauf Burning Man, ce festival génial qui a lieu chaque année en août dans le désert de Black Rock, au Nevada, durant sept jours et avec plus de 50. 000 personnes. Règle d’or: on ne doit laisser aucune trace de ce festival fondé sur l’écologie et toutes les créations sont en partie faites avec des matériaux de récupération.

-Avez vous repéré une dominante cette année ?

- Oui, il y a une sensibilité et une réactivité incroyables au monde qui nous entoure. La Terre, notre planète, la naissance de la vie… Tout est sauvé par l’humour dans les spectacles que j’ai vus,  sauf  la fois où je suis sorti déprimé: cela aurait pu être un vrai meeting théâtral démontant vraiment le monde de  l’argent…

-Et le public ?

- Prévost en parle très bien. Rien à rajouter. Age moyen: trente ans, des familles et beaucoup de gens qui y vont en bande. Il y a aussi des badauds qui viennent boire un coup mais ils ne regardent pas les programmes et forment un cercle quand il se passe quelque chose sur leur  chemin. Et puis il a les chiens, toujours les chiens, bien sûr…

-Un mot à dire aux compagnies?

-Oui mais je l’ai déjà consigné dans mon livre: il y a toujours quelqu’un qui vient vous féliciter chaleureusement mais il faut plutôt s’intéresser à ceux qui partent sans dire un mot. Plaire au public est un objectif insuffisant; notre cote à nous autres: bien sûr être attractif. Mais il faut aussi que nos pairs et les pros nous apprécient. Et là, c’est très difficile…

-Y a t-il quelque chose qui vous  choque ?

- Oui, le système. Ceux qui sont payés, et ceux qui ne le sont pas, à qualité égale. Mais  comme le capitalisme, on est contre, mais quand on dit qu’il faut le remplacer par un éjaculat communiste, nous devenons très réticents… A la base de tout, il y a une envie de jouer, de se montrer: un problème de survie. Si pas un pro ne nous voit, ce ne sont pas des coups de téléphone aux structures qui vont déclencher quoi que ce soit. Du public pour le théâtre de rue, hors festival, il n’y en a quasiment pas. Les hypermarchés aspirent la clientèle et les rues des centres-ville sont désespérément vides. Mais jouer devant un Géant Casino, c’est l’échec assuré.
Alors on a les festivals de Chalon, Aurillac etc.  pour remplir le calendrier de l’année.  Mais c’est le marché aux bestiaux. Et je me demande même si nos meilleurs acheteurs potentiels, les Centres Nationaux des Arts de la rue, étaient présents? A mon avis, ils paient des repéreurs. Et puis j’ai  fait le calcul dix fois: il y a une création en France toutes les deux heures  (mes chiffres sont faux!). Mais dans le théâtre de rue, on dit qu’il y  a 2.000 compagnies qui voudraient bien faire chacune quarante dates. Soit 80.000 représentations à caser! Mais il n’y a que 400 lieux d’accueil: chacun, en achète  soixante par an soit au total: 24.000. Moralité: 56.000 représentations moisissent dans nos entrepôts de décors…

Pour montrer notre Nuit Unique, on a perdu 20.000 € au festival d’Avignon et pour ne  pas faire faillite,  nous avons diminué le salaire d’Hervée de Lafond et le mien, de 1.000 € par mois. (là, c’est un vrai chiffre).
Elle est géniale cette Nuit, oui, tout le monde nous le dit. Mais nous avons seulement six dates à venir dans notre calendrier! Le compteur est actuellement à vingt-sept représentations jouées…

-Que pensez vous des choix du In ?

-Un peu riquiqui… Il faudrait de l’international. J’avais vu à il y a quarante ans à Saint- Jean-de-Bray (Loiret)  un festival de rue avec des quatuors classiques en pleine  nature: désaltérant… Et côté arts plastiques  monumentaux, il y avait à Aurillac cette Baraque volante, mais on ne savait pas pas où elle était située!  Une  rue  couverte de parapluies multicolores dans le vieil Aurillac cette année,  c’est déjà un effort mais ça manque de visuel un peu partout. Frédéric Rémy, venez à Bâle (Suisse) le 31 décembre vus faire une idée, (voir Le Théâtre du Blog) … J’aime bien l’idée que l’on ne rompe pas avec l’autre monde du théâtre et qu’il y ait quelque chose au théâtre d’Aurillac ou au cinéma Le Cristal, cela ne me gêne pas. C’est aussi dire aux compagnies: on vous prend dans nos festivals, alors faites l’effort de diversifier vos programmations.  Le théâtre de rue, c’est, quand même et avant tout, du théâtre.

-Quelque chose à rajouter ?

-Trop tard! Mais j’ai trouvé un moyen d’entrer dans le festival sans être fouillé… Par la rue Caylus. Il fallait  juste pousser une tôle. Très agréable… La sécurité, on prend ça dans la gueule pour vingt ans mais le public en général ne bronche pas et est même satisfait de voir des plots en béton installés à l’entrée des rues principales d’Aurillac et des consignes pour les bagages, etc. Nous gens du théâtre de rue, nous devons savoir détourner les contraintes. Quand notre Théâtre de l’Unité joue Macbeth  dans une forêt profonde, personne ne vient m’emmerder sur la sécurité! Mais par ailleurs, la ville d’Aurillac qui a deux millions d’euros de retombées avec ce festival, est incapable de régler le problème des sanitaires qui sont d’une saleté repoussante (on confirme. C’est l’incompétence maximale! Quand le Pape vient parler dans une prairie à 100.000 personnes, il y a 5.000 sanitaires. Bref, moins de sécurité, plus de sanitaires !

-Jacques, vous nous emmerdez avec votre littérature, dites-nous plutôt ce que vous avez aimé, on peut savoir ?

-Non: je ne suis pas un spectateur normal ni un inspecteur. Je viens pour  trouver un élan supplémentaire, de nouvelles pistes, j’aime voler aux autres. Je veux être étonné et surpris et je peux apprécier un spectacle raté mais quand il m’ouvre l’appétit. Cette année, j’ai  surtout vu des spectacles de compagnies qui ont un peu mûri  dans notre Théâtre de l’Unité à Audincourt et je voulais  juste voir si on servait à quelque chose. J’ai noté que viennent chez nous, celles qui ont quelque chose à dire et cela s’est confirmé à Aurillac ( voir les articles d’Edith Rappoport, Philippe du Vignal et Joséphine Yvon sur le festival dans Le Théâtre du Blog).

-Et comme d’habitude, votre phrase de fin?

-Je ne suis pas toujours de mon avis. On l’aura remarqué, j’espère… Soixante-seize ans  de vie, soixante-dix créations et cinquante-et-un ans de théâtre. L’Unité,  c’est toujours autre chose…

Jacques Livchine, metteur en songe.

 

 

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