Zones théâtrales, Biennale du théâtre canadien francophone à Ottawa

Zones théâtrales, Biennale du théâtre canadien francophone à Ottawa

« Juste pour que tu saches, tu parles actually vraiment bien en français. On a tout’compris ce que tu disais, pis c’est ça qui compte vraiment. L’affaire où tu te sens coupable de pas bien pouvoir parler en français pis ça te fait t’excuser, ça c’est normal.On se sent toute de même, actually. Y’a rien de plus francophone que de penser que tu parles pas vraiment bien en français, écrit Céleste Godin dans Overlap

Huit spectacles, trois chantiers et cinq lectures sélectionnés dans tout le Canada : la vitalité du théâtre francophone éclate bien au-delà de la province de Québec. Une nouvelle génération arrive avec Gilles Poulin-Denis de Colombie Britannique, directeur artistique d’une manifestation qui n’a rien à envier au théâtre européen… Expérimentée, professionnelle, ambitieuse et concernée dans un moment politique marqué par les effets de la commission Réconciliation et Vérité. Instituée en particulier pour rendre aux communautés autochtones leur mémoire et les récits des «pensionnats indiens», outils d’une assimilation forcée et d’une acculturation violente (le dernier a fermé en 1996 !).

Chaque soir, les peuples premiers, les autochtones, ont été remerciés d’accueillir Zones Théâtrales sur leurs territoires «ni cédés, ni remis». Aucune thématique  n’a été imposée et plusieurs spectacles, dans leur diversité, tournent autour de l’identité, de la mémoire et de la reconquête des origines. Et, bien sûr de la francophonie…

Jack

Jack

Jack de Marie-Pierre Proulx suit la quête d’une jeune fille: refaire la route 50, Jack Kerouac en main, en hommage à son défunt grand-père globe-trotteur, jusqu’à « l’arbre aux souliers ». La pièce, à une voix et deux présences, est, bien sûr, linéaire, ponctuée d’arrêts plus ou moins inoffensifs pour la jeune fille… Peu de surprises mais un beau duo d’acteurs, souvent en parallèle et parfois en dialogue: France Huot et Jean-Marc Dalpé, lui d’une autre génération et qui joue le rôle de toutes ces rencontres bienveillantes, dans un espace astucieux et poétique : l’autrice est aussi scénographe…

 La Fille du Facteur, de et par Josée Thibault (Alberta) un autre récit des origines, errances et déracinements qui pèche par une scénographie encombrante et une certaine coquetterie dans le jeu. C’est aussi le thème de Manman la mer de Djennie Laguerre, une Canadienne d’origine haïtienne. Et si la guérison se trouvait dans un retour au pays, dans les retrouvailles avec une grand-mère qui connaît les secrets de la nature ?

Là où le sang se mêle de Kevin Loring.

Dans ce spectacle inaugural du Théâtre autochtone du Centre National des Arts à Ottawa, la question des origines est en jeu. Floyd incarne une génération perdue, coupée de ses racines. Séparé de sa fille qu’il a donnée en adoption, il vit au jour le jour avec des copains de bar. Quand elle le retrouve, elle-même en quête de ses origines, c’est sa jeunesse, c’est l’avenir qui permet à Floyd de renouer avec son passé.
En écoutant la pièce traduite en français par Charles Bender qui est aussi sur scène, on pense, au-delà de l’histoire des autochtones d’Amérique du Nord, aux immigrés et à la question de l’assimilation : aujourd’hui, ce sont souvent les petits-enfants qui partent en quête d’une mémoire occultée, refoulée, pour la rendre à leurs aînés. L’écriture est très classique, narrative et explicative à l’anglo-saxonne et le spectacle rejoint la tradition, avec un dispositif et un rituel très sobres, au début et à la fin du spectacle où le public est invité à un cercle de paix.

 Mokatek et l’Etoile disparue

Affirmation d’un théâtre à inventer, libéré des modèles «blancs»? On aura quand même entendu le chant d’une langue autochtone dans ce joli spectacle pour enfants. Le voyage initiatique d’un enfant en quête du sens de sa vie, est  joué par une marionnette: une sorte de géant courbé sous une tente et qui suit le vol d’un corbeau ami et de quelques autres animaux emblématiques, aux quatre points cardinaux.

Les communautés francophones de tout le Canada ont chacune leur théâtre  qui est vraiment le lieu de vie de la langue, son temple, son usine. On devrait dire : des langues avec leurs racines françaises communes, elles sont aussi diverses que les territoires de la fédération canadienne. On comprend l’importance de l’enjeu…Avec Overlap par le Satellite Théâtre du nouveau Brunswick par exemple,  la langue se conjugue au présent, et est parlée avec l’insolence du «chiac» jeté au visage d’une francophonie nostalgique et figée. Celle d’une jeunesse qui étouffe dans sa petite ville…

Qu’on ne s’alarme pas : parmi les chantiers présentés ici, La Catapulte (Ontario) : Oh ! Canada: un forum sur la langue, réunit trois chercheurs en socio-linguistique, littérature et droit qui s’interrogent sur la langue et la peur diffuse du cheval de Troie du bilinguisme. De leur dialogue, avec chiffres et études scientifiques à l’appui, ressort comme du Victor Hugo: «Guerre au vocabulaire et paix à la syntaxe! » Les mots anglais assimilés à la structure grammaticale du français ne sont pas si massivement présents qu’on le craint… Le danger serait donc plutôt du côté de l’intimidation culturelle qui ferait de la Francophonie, un repoussoir : ah, je ne parle pas bien ma langue ? Never mind, j’en ai une autre.

Les limites du bruit possible

Les limites du bruit possible

Et si on se passait  du langage? Ce que fait presque la compagnie internationale  -les acteurs se sont rencontrés à l’école Jacques Lecoq à Paris- des Limites du bruit possible (comme ceux du Satellite Théâtre). Ces comédiens-acrobates, à partir de scènes primitives: naissance, mort, faim, appropriation puis rejet du vêtement… travaillent un théâtre avec peu de mots -on est plutôt dans le cri- très physique et de haute performance, avec des images fortes touchant aux émotions essentielles. C’est beau, mais, paradoxalement, finit par être abstrait…

 

Néon Boréal

Néon Boréal

Néon Boréal

Le Théâtre du Trillium (Ontario), lui, se frotte aux technologies numériques (image et son) avec une certains réussite dans un feuilleton où, dans la nuit arctique et dans le noir du studio troué par les clignotements des appareils, des jeunes gens créent des podcasts expédiés à l’aventure… Passons sur leur Jeff Koons : lunettes 3D et images aléatoires projetées mais sans texte solide ni jeu, ne font pas du théâtre…

Laitue matinale

Plus intéressante, une pièce sur l’éclosion d’un garçon enfermé dans un corps de fille. Une  tentative pour rendre orale la langue inclusive (où le masculin ne l’emporte plus, faut-il le rappeler) ? Mais torpillée par un entrelacement trop compliqué avec Antoine et Cléopâtre de Shakespeare.

White out, d’après Marguerite Duras, d’Anne-Marie Ouelette et Thomas Sinou, créateur de son.
L’expérience d’une écriture, là encore, de peu de mots, et d’une scénographie indissociables semble être le défi de cette rêverie sonore en blanc, avec une belle utilisation scénique des fumigènes, donne envie de voir la réalisation finale.

S’effondrent les vidéo-clubs d’André Gélineau et Flush de Marie-Claire Marcotte

On commence à connaître en France, grâce entre autres à Théâtre Ouvert, les écritures dramatiques francophones du Canada. Elles nous ont valu ici de jolis moments. Ces textes sont apparentés par une sorte de fantaisie mélancolique qui les emmène plutôt du côté de la nouvelle ou du cinéma. Hasard ? Dans ces deux pièces, l’homme apparaît comme handicapé, empêché… et attendrissant.

Johnny d’Emma Haché

Lecture d’une pièce très forte qui raconte la vie d’un couple, d’une vieillesse désunie et desséchée, de l’adoption d’un enfant merveilleux, à l’illusion initiale, puis au déni. Johnny n’est pas comme les autres. On attend de la voir sur scène avec les acteurs qui nous ont embarqués : Diane Losier et Marcel-Romain Thériault.

Réunions et rencontres avec Les Transfrontaliers, l’Association des théâtres francophones du Canada et l’Organisation Internationale de la Francophonie. Aucun doute, le théâtre est politique surtout quand on aborde la question centrale de la décolonisation culturelle. Il faudra y revenir, mais pour le moment, gardons au moins la formule: « se défaire de peaux qui ne sont pas les nôtres » et le concept : « réciprocité des consciences ».

 Le Soulier de David Paquet

Le théâtre est aussi divertissement. Pour clore cette semaine intense,  une bosse de rire à l’état brut avec une rencontre loufoque d’une mère débordée par son insupportable fils handicapé et d’un dentiste phobique et exalté, lui-même materné par une assistante sexy, alcoolique non abstinente. Non-sens, humour noir dans une micro-humanité hallucinée et hagarde : la liberté d’être politiquement incorrect, c’est aussi celle du théâtre.

Christine Friedel

Spectacle vus en septembre à Ottawa.

 


Archive pour 24 septembre, 2019

Festival Mondial des Théâtres de Marionnettes: Dogugaeshi de Basil Twist (à partir de dix ans) ,

Festival Mondial des Théâtres de Marionnettes à Charleville-Mézières

Dogugaeshi de Basil Twist (à partir de dix ans)

© Jean Henry

© Jean Henry

Natif de San-Francisco, cet artiste a adopté New-York City. Son grand-père était marionnettiste et, en héritier spirituel, il a continué loin sur cette même voie. C’est sa troisième participation à ce festival mondial et il en assure même le fameux fil rouge. Diplômé de l’Ecole Supérieure Nationale des Arts de la Marionnette en 1993, il crée la même année à Charleville-Mézières, The Araneidae Show, un spectacle magnifique. Et en 1998 à New-York, Symphonie fantastique, une mise en mouvement et en couleurs de l’œuvre d’Hector Berlioz qui, reprise ici il y a deux ans, reçut un bel accueil… On pourra voir le film tiré de ce ballet aquatique à Charleville-Mézières, les 23 et 24 septembre.

 Il y  aussi cette année, comme une fenêtre sur son travail, une exposition de photos et trois films dont Arias with a Twist : the Docufantasy, un documentaire sur la collaboration artistique exceptionnelle entre Basil Twist et Joey Arias, un performeur queer new-yorkais. En 1997, l’artiste découvre le spectacle d’une compagnie de marionnettes japonaise. Coup de foudre: il s’intéresse alors à l’art de la marionnette dans ce pays et crée alors Dogugaeshi dont on apprécie toute la finesse de construction. Le dogugaeshi est une pratique nipponne ancestrale avec des changements de décor qui font de la scène, un espace en constante transformation pour représenter des histoires de princesses, samouraïs et bêtes imaginaires. C’est l’art d’utiliser des écrans peints qui, en s’ouvrant et en se fermant, révèlent une rapide succession d’images. Et le public a la sensation de pénétrer dans une véritable galerie des glaces, un espace inaccessible qui, toujours, s’éloigne plus loin de notre regard, selon un jeu de perspectives.

Après quatre mois passés là-bas à rencontrer les derniers gardiens de cet art, Basil Twist a inventé, avec un académisme rigoureux, un spectacle visuel où le décor animé est comme un personnage à part, en retraçant un voyage intime. Un voyage abstrait certes mais spectaculaire au pays du Soleil Levant, entre fantaisie et cauchemar. Ici, tradition et technique contemporaine se soutiennent.  Avec  des visions successives éblouissantes à n’en plus finir, se réduisant et se miniaturisant au fil des châssis qui apparaissent, s’ouvrent et se ferment en claquant sèchement, au rythme de la musique écrite pour un shamisen traditionnel par le maître Yumiko Tanaka. Le cadre du lointain laisse apparaître, par une ouverture lumineuse minuscule, un ciel  bleu, un espace imaginaire de songe, de salut et de respiration symbolique.

C’est une invitation à découvrir un art ancestral dans une réalisation fondée à la fois  sur des moyens  traditionnels et des techniques contemporaines comme la vidéo. Accompagnent le spectacle des musiques occidentales et de shamisen. Un voyage captivant et dépaysant qui emporte le public dans un rêve…

 Véronique Hotte

 Spectacle joué à Charleville-Mézières (Ardennes), les 21 et 22 septembre. 

 

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