©Michel Corbou
Le Misanthrope de Molière, mise en scène d’Alain Françon
Alain Françon à qui on doit de magnifiques mises en scène, aura monté les plus grands auteurs contemporains comme, entre autres, Edward Bond, Peter Handke, Botho Strauss ou des classiques : Ibsen, Tchekhov, Goldoni… (voir Le Théâtre du Blog) et aussi Le Menteur de Corneille. Mais il n’avait jamais encore mis en scène une comédie de notre auteur national qui créa Le Misanthrope en 1666, alors qu’il écrivait une nouvelle version de son Tartuffe pour obtenir enfin l’autorisation de le jouer en public. Succès limité: vingt-quatre représentations mais trois siècles après, la pièce, au style et à la langue en alexandrins absolument admirables, n’en finit pas d’être jouée et souvent par de jeunes compagnies.
Dans Le Misanthrope, dit Alain Françon, «Pas de bourgeois prosateur inconscient, de marâtre intéressée ni de pater familias sous la table, pas de servante pour raisonner, pas de médecin pour entuber, pas de coups de bâton, de cassette ni de galère, de petit chat ni de poumon -pas de ridicule? Exit la famille, exit la bourgeoisie. Cette pièce est singulière dans la production théâtrale de Molière.» Une analyse tout à fait juste. Ici, la parole chez ces grands bourgeois est un instrument capital (voir Dario Fo) et le texte, le moteur de l’action. Avec des personnages jeunes et fougueux auxquels la Cour du Roi et ses codes servent de référence permanente…
Alceste, un homme jeune intelligent mais du genre intransigeant, déteste l’hypocrisie et prône la sincérité. Pas vraiment ridicule, il reste sympathique jusque dans ses excès quand il trouve laid, le genre humain et reste, contre toute attente, amoureux jusqu’au bout de cette veuve, belle et coquette et… assez insupportable. La jeune Célimène entend vivre sa vie mais lui pourrit la sienne en cherchant des appuis dans une société mondaine qu’il exècre. Elle ment aussi avec finesse en permanence ou presque, ce qui exaspère cet amoureux qui n’a pas tort de se méfier et qui exige d’elle plus de clarté… Ce qu’elle ne supporte pas.
Philinte, le grand ami d’Alceste lui fait gentiment remarquer que le mensonge ou du moins la dissimulation sont à la base même de toute vie en société. Mais rien à faire, Alceste a envie d’en découdre et le stupide Oronte qui se prétend poète, fera les frais le premier de cette intransigeance. Il écoute à peine Arsinoé qui, lui dessine un portrait peu flatteur de cette Célimène, menteuse et hypocrite, mais la douce Eliante, elle, lui montre toute son affection. Un véritable ami, deux amoureuses : Alceste n’est donc pas seul et a des atouts mais rien à faire, il continue à aimer cette séductrice patentée et voudrait même l’épouser. Mais voilà, rien n’est dans l’axe et il y a un évident conflit d’intérêts comme on dit maintenant: Célimène a son réseau de relations mondaines et ne se prive pas de cultiver une certaine perversité avec les hommes qu’elle rencontre. Notamment avec les petits marquis de son entourage et avec Oronte, ce faux écrivain dont Alceste a durement critiqué un poème…
Et à la fin, même quand il découvre la cruauté dont Célimène fait preuve envers ses «amis», grâce à des lettres d’elle qui seront lues en public, il est encore prêt à lui pardonner. Et dans la très belle scène finale, Célimène descendue en flèche par ses proches, reste bien seule et triste… Peut-être pas pour longtemps? Complètement aveugle, Alceste tire ses dernières cartouches et lui propose alors bizarrement de se retirer avec lui dans un désert ! Il n’a plus guère le choix : il n’attire plus Arsinoé et Eliante, elle aussi lucide, a choisi de vivre avec Philinte. Alceste en homme radical intransigeant est prêt à tout pardonner à Célimène mais plus cynique et plus lucide aussi, elle lui refusera un mariage voué à un échec évident… Une fin amère : l’orgueilleux Alceste quittera ce milieu où il n’a jamais voulu ou su prendre vraiment sa place: «Trahi de toutes parts, accablé d’injustices, je vais sortir d’un gouffre où triomphent les vices./Et chercher sur la terre un endroit écarté/Où d’être homme d’honneur, on ait la liberté. » Quel texte formidable sur les relations entre hommes et femmes où on sent l’amertume de Molière…
Sur le plateau, une remarquable scénographie signée Jacques Gabel : une antichambre carrelée avec un mur blanc aux baguettes légèrement dorées doté de trois fenêtres et côté jardin, un autre mur couvert de boiserie sombre avec une la seule entrée. Cela pourrait se passer dans un hôtel particulier XVII ème à Paris. Quelques banquettes au velours rouge ou bleu pâle et aux pieds dorés. Et en fond de scène, une grande photo d’arbres couverts de givre. Sur le petit plateau de l’Espace Cardin, malcommode et sans dégagements, ce décor intimiste est une vraie réussite. Belle lumière d’hiver imaginée par Joël Hourbeigt. Costumes trois pièces noirs ou sombres, chemise blanche et cravate pour les hommes et tailleur-pantalon tout aussi noir puis longue robe fendue, encore noir et blanc pour Célimène. Bref, ce n’est pas la folle gaieté…
Le grand mérite de cette mise en scène est l’impressionnante direction d’acteurs d’Alain Françon avec, au centre bien entendu, Alceste joué avec une grande subtilité par Gilles Privat. On en a vu des Alceste mais rarement avec cette présence et cette vérité… Le jeu de tous les acteurs sans exception est toujours juste et précis, fondé sur l’expression de l’alexandrin. Avec une unité exceptionnelle: aucun vedettariat, aucune criaillerie, aucune boulage de texte, aucune scorie visuelle ou sonore mais un juste équilibre entre les éléments scéniques et un plaisir extrême à écouter la langue de Molière.«Il s’est agi, dit Alain Françon, de trouver le bon rythme, en accord avec le sens, faire que la métrique épouse la syntaxe. Avec les acteurs, nous avons travaillé vers après vers. Je leur demandais de choisir – car c’est un problème de choix – sur quel mot porter une intonation particulière; de penser à ce qu’ils voulaient donner à entendre. » Pari réussi : on entend le texte comme jamais dans un bon rapport scène salle grâce à des acteurs à l’unité de jeu exceptionnelle. Et Gilles Privat est bien entouré par Pierre-François Garel (Philinthe), Régis Royer (Oronte), Marie Vialle (Célimène), Lola Riccaboni ( Eliante, Dominique Valadié (Arsinoé), Pierre-Antoine Dubey (Acaste) David Casada (Clitandre).
Un bémol ? Oui, même un gros… On comprend mal qu’Alain Françon ait emmené ce Misanthrope vers une certaine froideur, une tristesse distinguée et un manque d’humour presque complet. Comme s’il avait oublié que la pièce est bien une comédie ; ainsi la scène avec les petits marquis aurait mérité d’être traitée, sans tomber dans la caricature facile, avec plus de drôlerie Et même si le travail remarquable de Marie Vialle n’est pas en cause, cette Célimène que le metteur en scène a imaginé frise parfois le contre-sens. On comprend mal qu’une jeune femme de vingt ans -c’est dit dans le texte- qui est aussi froide et aussi peu souriante, puisse attirer les hommes comme un aimant. Ici, on ne sent guère exister les passions amoureuses. Dominique Valadié, actrice exceptionnelle, est elle aussi froide et effacée et les petits marquis n’ont vraiment rien de comique ou si peu…
On aurait aimé qu’Alain Françon nous épargne cette sinistrose qui pèse souvent sur sa mise en scène; même s’il annonce la couleur avec ce fond de scène d’arbres couverts de givre. C’était une représentation de dimanche après-midi mais le parcours pour arriver jusqu’à l’Espace Cardin avait été difficile et fatiguant à cause de nombreuses station de métro fermées et de rues interdites par des armées de C.R.S. Et ceci explique peut-être cela : le public fatigué restait un peu interloqué devant tant de froideur et ne riait guère et les applaudissements ont été un peu avares.
Bref, une mise en scène remarquable de précision, clarté, solidité et finesse mais comme sans grande empathie pour les personnages imaginés par Molière. Ici, ils restent, surtout Alceste, crédibles mais loin, très loin de nous, sans doute trop sagement joués. Alain Françon nous offre une vision du Misanthrope un peu sèche et on ressort de là déçu. Dommage! Enfin reste le plaisir d’entendre le texte de cette comédie qui, plus de trois siècles après, est toujours aussi exceptionnel.
Philippe du Vignal
Jusqu’au 12 octobre, Théâtre de la Ville-Espace Cardin, 1 avenue Gabriel, Paris (VIII ème). T. : 01 42 74 22 77.