L’Île des Esclaves de Marivaux, mise en scène de Jacques Vincey

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L’Île des Esclaves de Marivaux, mise en scène de Jacques Vincey

Cette comédie en un acte a été créé en 1725 à l’Hôtel de Bourgogne par les Comédiens Italiens, il y a donc juste trois siècles. Sur le thème inusable de la confusion des sentiments et du renversement de rôles entre serviteurs et maîtres qui, à la fin, reprendront le pouvoir… L’expérience et la fête sont donc bien finies et ce retour à l’ordre établi, même modifié, était inéluctable, semble nous dire Marivaux. Trivelin, le chef de l’île et représentant de la Loi, donc chargé de réprimer les abus de pouvoir, a fait le travail. Rideau.

Cette fable à l’intrigue des plus simples, reprend le thème du naufrage, souvent utilisé au théâtre et celui du reversement des rôles : Iphicrate, un général athénien assez arrogant et son serviteur Arlequin ont vu leur bateau se casser contre un rocher et semblent être les seuls survivants. Iphicrate veut aller à leur recherche mais Arlequin a compris qu’ils étaient sur une île où les esclaves deviennent maîtres et les maîtres, esclaves… Il décide donc de n’être plus celui de son maître. Mais le vaniteux et coléreux Iphicrate, a du mal avec sa nouvelle identité et menace Arlequin. Trivelin, ancien esclave et gouverneur de l’île, désarme alors Iphicrate et lui ordonne comme à Arlequin, de changer de nom et donc d’identité. Arlequin s’appellera Iphicrate qui lui, deviendra Arlequin.  Et, dit Trivelin, ici, c’est la loi: quand un maître arrive ici avec son esclave, le maître devient l’esclave et l’esclave, son maître.

Arlequin et Iphicrate vont très vite rencontrer Cléanthis et la belle Euphrosine (en grec ancien: de bonne humeur». Cette grande bourgeoise athénienne et Cléanthis, son esclave, sont dans la même situation. Arlequin propose alors à Cléanthis de tomber amoureuse d’Iphicrate dont il lui dit beaucoup de bien. Et lui, ira séduire Euphrosine mais elle s’en moque. Arlequin arrive devant Euphrosine: échec: Mais elle retournera la situation et dominera Arlequin qui ordonne à Iphicrate d’aimer Euphrosine, l’ex-Cléanthis. Mais Iphicrate essaye d’apitoyer Arlequin  qui ne se laisse pas influencer. Arlequin pardonnera à Iphicrate, renoncera à son récent et brillant statut de maître… et remettra sa livrée de domestique. Et Iphicrate, son beau costume.
Moralité amère : Arlequin a été assez malin pour voir qu’il n’était pas fait pour être maître : «Je ne te ressemble pas, moi, je n’aurais point le courage d’être heureux à tes dépens.» Iphicrate dit à Arlequin qu’il a bien compris les choses, qu’il lui en sera reconnaissant et lui demande même d’oublier qu’il a été son esclave. Arlequin invite Cléanthis à faire la  même chose. Mais Euphrosine essaye de profiter de la situation, ce qui provoque la colère de Cléanthis qui a envie de se venger : pour elle, riches et nobles avec leur argent sont méprisants et incapables de pardonner et d’ «avoir le cœur bon, de la vertu et de la raison. » Il y a dans cette tirade, quelque chose du Mariage de Figaro, quelque cinquante ans avant la célèbre pièce de Beaumarchais…

Arlequin dit alors à Cléanthis que le pardon ne va pas sans générosité et que mieux vaut oublier le passé, si on veut préserver le présent. Iphicrate, lui, corrigera son orgueil et sa barbarie. Et Euphrosine avoue avoir abusé de son autorité sur Cléanthis qui lui rend alors sa liberté. Elle l’embrasse et lui propose de partager sa fortune.

Cléanthis et Arlequin ont choisi noblement le pardon, et non la vengeance, quand ils sont devenus les maîtres : «La différence des conditions n’est qu’une épreuve que les Dieux font sur nous. » Trivelin annoncera ensuite au quatuor une bonne nouvelle: un bateau va bientôt les reconduire à Athènes. Il y a de la commedia delle’arte dans l’air avec le personnage traditionnel d’Arlequin très présent sur scène mais aussi avec Trivelin, gouverneur de l’île, qui a aussi été un esclave, donc bien placé pour jouer le rôle de conciliateur entre esclaves et maîtres… Jacques Vincey metteur en scène d’expérience (voir Le Théâtre du Blog) avait déjà  mis en scène La Dispute qu’il avait découverte dans la fameuse réalisation de Patrice Chéreau. Et il s’attaque à cette autre courte pièce de  Marivaux avec cinq jeunes comédiens de l’ensemble artistique du Centre National Dramatique de Tours. Blanche Adilon: Euphrosine, Thomas Christin: Arlequin, Mikaël Grédé: Iphicrate, Charlotte Ngandeu: Trivelin, Diane Pasquet : Cléanthis. Avec un prologue écrit par le metteur en scène et,  après la pièce, une sorte de petite performance conçue par les jeunes acteurs.

La pièce est une invitation à nous interroger sur le problème de l’esclavage et/ou de la domination. Dans la droite ligne de La Boétie, cette piqûre de rappel signé Marivaux n’est jamais un luxe, même à notre époque qui se veut moderne… « Avec deux mises en scène, dit Jacques Vincey, en février dernier une version foraine jouée en itinérance  dans les collèges, salles des fêtes, centres sociaux, prisons…  pour nous rapprocher des publics éloignés des théâtres. Et ici, à Tours, dans une version salle, avec une frontalité qui nous oblige à réinventer un rapport au public. »

Sur le plateau, dans un noir presque complet, la voix en off de Jacques Vincey dans un prologue où il explique -sans doute un peu trop- ses intentions. Puis apparaissent Iphicrate et Arlequin,  après le naufrage de leur bateau. On entend le bruit de la mer et ils sont engloutis par une marée blanche qui tombe des cintres. Très impressionnant: c’est juste de la bourre pour oreillers… Une formidable et belle image signée Mathieu Lorry-Dupuy mais cette marée blanche a l’inconvénient d’avoir une trop grande présence qui noie ensuite parfois le jeu des acteurs.

Jacques Vincey réussit à poser avec Marivaux une question très actuelle et socio-politique: comment accepter un autre mode d’existence… Celui que nous offrons actuellement au quotidien bon gré mal gré aux femmes et hommes arrivés en Europe qui subissent notre domination. Et si nous étions à leur place et si on inversait les rôles, comment réagirions-nous? Allez, chiche, on essaye: une énarque née dans un des « beaux » arrondissements parisiens et un ouvrier de haut-fourneau, gilet jaune de surcroît, une jeune fille de la haute bourgeoisie franco-américaine et un jeune du même âge mais issu de l’émigration comme on dit, et habitant les quartiers Nord de Marseille. C’est tout cela que dit déjà très bien, dans cette courte pièce, le grand Marivaux.

Cette Île des Esclaves a déjà été rodée et cela se voit: les jeunes comédiens, bien dirigés, n’ont aucune difficulté avec ce texte pas si commode à interpréter et leurs personnages sont encore parfois fragiles et il y a quelques longueurs. On retiendra surtout Thomas Christin en Arlequin; encore très jeune, il possède de la graine de très bon comédien et Charlotte Ngandeu en Trivelin, à la diction et à la gestuelle impeccables: en pantalon et habit queue de pie blancs, elle a vraiment une sacrée présence. La mise en scène comme la direction d’acteurs  de Jacques Vincey sont d’une honnêteté scrupuleuse et il n’y ici aucun effet facile. L’épilogue sous forme de performance et qui est l’œuvre des acteurs où chacun d’eux se présente, est souvent drôle et Charlotte Ngandeu dit simplement avec un bel humour: « J’ai assez parlé et je n’ai rien à dire!  » Mais il faudrait resserrer ce dernière séquence qui s’étire un peu…

Philippe du Vignal

Centre Dramatique National de Tours,  jusqu’au 5 octobre, et du 23 au 31 janvier.

Les 17  18 octobre, à Amboise. 

Du 5  au  9 novembre au Centre Dramatique National de Normandie-Vire. Les  13  et 14 novembre, L’Avant-Seine-Théâtre de Colombes.

Le 19 novembre, Ma-Scène Nationale-Pays de Montbéliard (Doubs); le 22 novembre, L’Entracte-Scène conventionnée de Sablé( Sarthe).  Le 26 novembre, Théâtre de Chartres; le 29 novembre à L’Echalier, Saint-Agil.

Du 3 au  5 décembre, Théâtre de Thouars.  Du 17 au 20 décembre, Théâtre de Sénart-Scène Nationale.

Le 12 mars  aux 3 T-Scène conventionnée de Châtellerault; le 19 mars, Théâtre du Cloître-Scène conventionnée de Bellac (Corrèze).

Du 1er au 3 avril, Théâtre de Sénart-Scène Nationale.  Le 8 avril , Théâtre d’Orléans ( Loiret).

 Et du 4 au  5 mai, Scène Nationale d’Aubusson (Creuse).

 

 

 

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