Molly, texte de James Joyce, adaptation de Chloé Chevalier et Pascal Papini, mise en scène de Pascal Papini
Ce sont quelques unes des pages les plus fortes du dernier chapitre du très Ulysse de James Joyce initié de L’Odyssée et publié- on l’oublie trop souvent- d’abord sous forme de feuilleton dans le magazine américain The Litte Review de 1918 à 1920, puis intégralement en 1922 à Paris, par la librairie Shakespeare and Company fondée par Sylvia Baach. James Joyce utilise le procédé dit « courant de conscience » d’après le processus de pensée desess personnages. Molly Bloom est l’épouse du personnage principal Leopold Blum. Femme libre, elle a une liaison avec Blazes Boylan.
Ce dernier chapitre du livre, un long et formidable monologue intérieur, est écrit sans ponctuation en soixante-neuf pages et cinq chapitres. Molly Bloom parle avec une grande franchise et une étonnante crudité, de sa vie la plus intime, voir sexuelle… Alors qu’elle est au lit à côté de lui et sans vraiment se contrôler. La parole s’y écoule comme un flot ininterrompu et incontrôlé où les mots servent uniquement une pensée libre, féminine, et où les associations d’idées, les souvenirs et les mouvements irrationnels conduisent le texte. Une sorte de pensée « syllogique » parfaitement revendiquée par Joyce… On comprend qu’il y a un siècle un tel texte, qui fait souvent penser à ceux qu’écrira plus tard Catherine Millet, ait pu susciter de violentes réactions comme celle d’une société new-yorkaise contre le vice » qui porta plainte contre James Joyce pour obscénité et réussit à faire interdire le livre aux Etats-Unis jusqu’en 1934 !
C’est la nuit et comme la Pénélope d’Homère, elle est seule et donc absolument libre -son mari n’existe plus puisque profondément endormi- de revoir sa journée. Et monter ce monologue est tentant. “La première question est celle de la parole. Comment rendre compte, dit Pascal Papini, du rythme d’une pensée vagabonde en un rythme de parole. Pensée à voix haute, adresse à l’autre (public) soi-même, en respectant cet essoufflement progressif de ces huit phrases sans ponctuation… Il s’agit de jouer l’immédiateté de cette parole. »
Sur cette très petite scène, rien qu’un lit dans le fond et deux tabourets d’horloger. Mais on a du mal à croire à la présence du mari de Molly. Mais cela finalement importe peu et Chloé Chevalier va tout de suite nous emmener dans la pensée divagante mais à l’intelligence acérée de Molly. Tout y passe et elle ne nous cache rien de sa vie sentimentale et/ou sexuelle. « Oui parce qu’ils sont tellement faibles et geignards quand ils sont malades ils ont besoin d’une femme pour aller mieux (…) oui il est allé faire ça quelque part j’en suis persuadée à l’appétit qu’il montrait en tout cas c’est pas de l’amour sinon il aurait pas eu faim en pensant à elle alors soit c’était une de ces professionnelles si c’est vraiment là-bas qu’il est allé et cette histoire d’hôtel qu’il a inventée un paquet de mensonges pour cacher qu’il le faisait (…) oui (…) ou alors sinon c’est une petite pute quelconque qu’il a levée je ne sais où ou bien ramassée en douce » Ou encore donc il doit bien le faire quelque part et la dernière fois qu’il a joui entre mes fesses quand était-ce la nuit où Boylan m’a pressé si fort la main en marchant le long de la Tolka mettez votre main dans la mienne j’ai juste serré le dos de la sienne en retour comme ça avec mon pouce en chantant La jeune lune de mai resplendit mon amour aussi parce qu’il se doute bien de quelque chose entre nous il est pas si bête il a dit je dînerai dehors et j’irai à la Gaîté. » (…)
A moins que je me paie un joli garçon pour faire ça puisque je peux pas le faire moi-même je plairais bien à un très jeune homme je le troublerais un peu seule avec lui je lui laisserais voir mes jarretières les neuves et je le ferais rougir en le regardant je le séduirais je sais ce que ressentent les garçons avec ce duvet sur les joues toujours en train de faire joujou avec leur machin. » (…) « celui-ci en tout cas le bout se dresse pour un rien je lui ferai garder son machin en l’air et je prendrai de ces œufs battus dans du Marsala pour les gonfler pour lui c’est quoi toutes ces veines et ces machins c’est bizarre comme c’est fait les deux pareils en cas de jumeaux ils sont censés incarner la beauté placés là en haut comme ces statues du musée l’une d’elle faisant semblant de le dissimuler derrière sa main est-ce qu’elles sont si belles c’est sûr comparé à ce qu’un homme a l’air avec ses deux sachets pleins et son autre machin qui lui pend par devant ou qu’il vous dresse en l’air comme un portemanteau pas étonnant qu’il la cache avec une feuille de chou. »
Chloé Chevalier est impeccable, à la fois pleine d’un humour ravageur et d’une volonté d’en découdre avec un texte passionnant mais loin d’être facile à tenir et à retenir, puisque situé entre un pur récit et une sorte d’incarnation/ incantation personnelle. En une heure et quelque, cela représente une sacrée performance. Les scènes sont actuellement envahies par des seuls en scène mais ne ratez pas celui-ci : il est d’un tout autre niveau. Souvent joué au théâtre, ce monologue de Molly Bloom est à chaque fois intéressant mais il est ici d’une très rare qualité…
Philippe du Vignal
Théâtre des Déchargeurs 3, rue des Déchargeurs, Paris (I er). T. : jusqu’au 19 octobre. T. : 01 42 36 00 50
Ulysse de James Joyce est publié aux éditions Gallimard.