Les Justes d’après Albert Camus, adaptation et mise en scène d’Abd Al Malik
Les Justes d’après Albert Camus, adaptation et mise en scène d’Abd Al Malik
Le théâtre du Châtelet a réouvert ses portes en septembre, après trois ans de travaux, avec de nouveaux directeurs: Thomas Lauriot et Ruth Mackenzie. Abd Al Malik semblait l’homme de la situation pour donner un coup de jeune à cette vieille maison et capter un public qui ne va jamais au théâtre… Une intention louable et un défi que le performeur et romancier relève avec une distribution issue de la diversité : la plupart des acteurs d’origine africaine et maghrébine, viennent du cinéma et du show-biz. La musique de Bilal et Wallen est jouée en direct par un sextet : DJ, piano, claviers, guitare, basse, batterie. Et un chœur de jeunes gens issus des banlieues intervient en contrepoint. De quoi « vitaminer » la dernière pièce d’Albert Camus, créée en 1949 au Théâtre Hébertot à Paris, avec Maria Casarès, Serge Reggiani et Michel Bouquet.
En ouverture, la neige tombe sur un homme en uniforme qui déclame un poème d’Abd Al Malik J’ai la foi. Belle image et belle performance de Frédéric Chau, un comédien de la bande du Jamel Comedy Club (temple du stand-up fondé par Jamel Debouzze) et célèbre grâce au film à succès Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu? Puis le rideau s’ouvre sur un imposant immeuble en coupe, avec au premier étage, le grand appartement des comploteurs qui jouxte d’autres logements où vivent des personnages anonymes. Dans les rues, marchent des hommes et femmes, bourgeois ou gens du peuple. Les décors d’Amélie Kiritze-Topor et les costumes de Coralie Sanvoisin nous transportent dans l’hiver russe en 1905 … Des vidéos tirées d’archives défilent: ambiance réussie et place à l’histoire de ces Justes !
La pièce retrace l’assassinat du Grand-Duc Serge à Moscou par un groupe de révolutionnaires socialistes et les débats contradictoires qui les agitent. Ils sont prêts à sacrifier leur vie et à tuer pour faire triompher leur juste cause: « Mourir pour l’idée, c’est la seule façon d’être à la hauteur de l’idée. » La confrontation idéologique tient lieu ici de dramaturgie, les personnages tournent et retournent leurs arguments. Humaniste, Ivan Kaliayev, le héros qui lancera la bombe et qui sera pendu, affirme que «la poésie est révolutionnaire» et agit par amour du peuple. Au contraire, Stepan Fedorov, tout juste sorti de prison et animé par la haine, soutient que «la bombe, seule, est révolutionnaire». Ivan refuse d’abord de faire exploser la calèche qui transporte, outre le Grand-Duc, sa femme et ses petits-neveux car «tuer des enfants est contraire à l’honneur ». Mais pour Stepan: «Qu’importe si la justice est faite même par des assassins».
Prise entre deux feux, Dora Doulebov aime Ivan d’un amour réciproque mais la grande cause qu’ils soutiennent prime sur cet amour individualiste et bourgeois. «Il est plus facile, dit-elle, de mourir de ses contradictions que de les vivre. » Comment donner corps à cette pièce philosophique, écrite en réponse aux Mains sales de Jean-Paul Sartre et qui pose la question, toujours actuelle, de la violence révolutionnaire ?
Nous nous réjouissions donc de voir ce que ferait Abd Al Malik du texte d’Albert Camus, son auteur-phare, son «grand frère» en poésie. Cet auteur d’un autre siècle a ouvert au jeune de banlieue qu’était Abd Al Malik, les portes de la littérature et de la poésie. Il lui a consacré un livre (Camus, l’Art de la révolte) et lui rend un nouvel hommage avec ce spectacle. «Mon idée, dit-il, est d’abord de mettre en scène ou de donner à voir, avec le recul de l’histoire -la grande et la petite -, le récit de la décomposition progressive d’un idéal et de mettre en situation la vie et la mort d’une utopie, alors que celle-ci n’en est encore qu’à ses balbutiements.» Abd Al Malik n’entend pas parler du terrorisme actuel mais veut remettre la pièce dans son contexte historique.
Déception! Nous avions apprécié les spectacles d’Abd Al Malik (voir Le Théâtre du Blog) mais ici, il est passé à côté de sa cible: » mettre en scène une véritable “tragédie musicale” ». La pièce d’Albert Camus résiste au registre déclamatoire, a fortiori, parce que le rap et le slam promis, sont ici à peine amorcés. A l’exception du rappeur Matteo Falkone qui, au début de l’acte IV, joue Foka, le compagnon de prison d’Ivan et dont la puissance rythmique donne une belle énergie à la prose d’Albert Camus. Ailleurs, la langue discursive de cet auteur n’a pas les qualités mélodiques adaptées à ce traitement. En choisissant cette voie, la mise en scène passe à côté d’une direction d’acteurs fine, requise par la complexité des débats camusiens. A vouloir « bouleverser radicalement l’interprétation », le sens finit par disparaître derrière les phrases balancées vers la salle. Une musique instrumentale, souvent insipide, couvre la parole des acteurs, obligés de crier dans leurs micros-cravate et à peine audibles. Heureusement, comme à l’opéra, le spectacle est sur-titré…
Pourtant, ici, d’excellents comédiens arrivent à nourrir leur personnage. Marc Zinga qu’on vu dans les pièces d’Aimé Césaire montées par Christian Schiaretti (voir Le Théâtre du Blog) réussit à faire exister Janek (Ivan) dans toute sa complexité, déchiré par ses contradictions. Lyes Salem donne à Stépan la posture monolithique de rigueur (on sent pointer le commissaire du peuple stalinien). Sabrina Ouazani, révélée au cinéma dans L’Esquive mais peu habituée à un plateau de théâtre, fait de son mieux en Dora et Clothilde Courau est une Grande-Duchesse convaincante devant un Ivan hanté par la culpabilité dans sa sinistre geôle, à l’acte IV.
De temps à autre, dans le débat, un ange blanc passe, et les personnages se figent soudain: c’est l’âme russe incarnée par Camille Jouannest. Belle et étrange apparition mais pourquoi cet être fantomatique chante-t-il en yiddish le poème d’Abd Al Malik (allusion aux juifs, chassés de Moscou par le Grand-Duc ?). Entre chacun des cinq actes, le chœur intervient : une dizaine de jeunes gens réunis en atelier par Abd Al Malik en ont concocté les textes. L’un après l’autre, ils s’avancent face public pour s’en prendre aux “Grands-Ducs“ d’aujourd’hui : multinationales, lobbies, capitalisme, dictatures, religion, terrorisme, patriarcat et sexisme… Mais ces paroles, en prise sur l’actualité et proférées avec conviction, ne passent pas la rampe et d’un bout à l’autre, le niveau sonore est tel, qu’il brouille plutôt les pistes, et incommode une partie du public, non habitué à la musique techno.
« Il s’agit, dit Abd El Malik, d’utiliser la musique comme un écrin qui mettrait en lumière la solitude et l’intense sincérité de l’engagement de nos Justes ainsi que la poésie et les enjeux philosophiques du texte camusien dans sa globalité, et qui nous permettrait de pénétrer, par l’émotion générée, son signifié le plus profond ». Un réglage moins agressif des micros et une balance plus équilibrée entre texte et musique, permettrait sans doute une meilleure écoute de ce spectacle de deux heures vingt (avec entracte) qui réunissait toutes les conditions pour apporter un nouveau souffle au théâtre. C’est bien dommage !
Mireille Davidovici
Jusqu’au 19 octobre, Théâtre du Châtelet, 1 Place du Châtelet, Paris (Ier).