Rêves d’Occident de Jean-Marie Piemme, mise en scène Jean Boillot
Une pièce inspirée de La Tempête de Shakespeare par cet écrivain associé au NEST-Centre Dramatique National Transfrontalier de Thionville-Grand Est, avec six acteurs et un ensemble musical. Une première version en avait été donnée à Thionville il y a quelques mois (voir Le Théâtre du Blog). Ici la magie de l’enfance et ses manipulateurs du célèbre auteur ont disparu de l’imaginaire fantastique, remplacée par l’idéologie du Progrès qui prétend dominer la Nature et «augmenter» l’Homme par le savoir et la technique : choisir la couleur des yeux de son enfant, lui accorder telle ou telle aptitude physique…
Cette pièce tragi-comique est une sorte de conte théâtral et musical autour du rêve prométhéen de l’Occident. Jusqu’où peut-on aller dans la maîtrise du monde sans qu’il se retourne contre soi ? Métamorphose des rapports Nord-Sud, permanence des relations bousculées entre parents et enfants qui veulent s’émanciper : le spectacle condense un progrès de cinq siècles, depuis les premières dissections jusqu’à l’homme augmenté.
Prospero, homme de savoir et de pouvoir, a fui son duché de Milan: ses recherches sur les secrets de la Vie avaient monté l’Eglise et le peuple contre lui. Mais il veut réaliser pas son rêve: édifier une grande ville, modèle de progrès collectif. Un souvenir récent quand la création de «villes nouvelles» à l’écart de la capitale était vue comme l’invention ultime d’une modernité épanouie. Prospero, avec son île de Prosperia, s’inspire de la cité idéale de la Renaissance. Un personnage emblématique interprété avec brio par Régis Laroche qui joue aussi son frère ennemi Antonio, usurpateur du pouvoir, fantôme de sa conscience. A ses côtés, mais de plus en plus distant, Ariel, le précepteur de Miranda, la fille de Prospero et le bouffon du roi, incarné avec une verve joyeuse par Philippe Lardaud, entre mélancolie du philosophe et art du clown.
Cyrielle Rayet, princesse volontaire et vindicative, passe de l’enfant soumise à la jeune fille rebelle qui sait ce qu’elle veut et ne veut pas. Sycorax (Isabelle Ronayette, ludique) est la shaman de l’île. Compagne de Prospero, cette amoureuse prendra trop tard conscience de la nuisance du pouvoir chez son amant et savant. Caliban (Axel Mandron) est le fils de Sycorax et incarne la résistance à la tyrannie royale. Et Xénia (Nikita Faulon) est une naufragée glamour tout droit sortie d’une manga, une héritière associée à Prospero qui rêve elle aussi d’un centre de recherche pour créer l’éternité. Mais le savoir provoque un sentiment de pouvoir auquel l’autre/l’adversaire résiste. Mais Prospero ne maîtrise ni ses connaissances ni son équilibre mental et finira sa vie seul : son fils adoptif, sa fille et son épouse auront plié bagages…
Pour l’accompagnement épique de ce conte théâtral et musical, Jonathan Pontier a comosé une musique fondée sur un « instrumentarium » autour du bois et du métal, avec un jeu de voix entre parlé et chanté, chuchotis et déclamations. Mathilde Dambricourt et Lucie Delmas, musiciennes aux jolis costumes de Pauline Pô, officient à vue dans la fosse, se répondant de cour à jardin et vice-versa. Et Géraldine Keller qui incarne Liane, une soubrette au parler franc et populaire belge, est un personnage comique mais aussi une chanteuse lyrique de grand talent.
Laurence Villerot a imaginé des perspectives à l’intérieur d’un théâtre à l’italienne réinventé, avec un manteau d’Arlequin cerné par des fragments de lambris. Et en fond de scène, il y a des images vidéo réalisées par Emilie Salquèbre et Olivier Irthum. Une forme hétéroclite revendiquée, métaphore signifiante d’un monde qui s’en va à vau-l’eau. Dans une société sous vidéo-surveillance, sur des écrans on voit la rue où, la nuit, se fomentent des rébellions tout près des maisons. Et Prospero errer en Roi Lear atteint de folie, sur une lande désolée.
Une épopée contemporaine avec son lot de péripéties et de rencontres humaines, entre folie des grandeurs, jalousie, rivalité pour le pouvoir, déni des sentiments et solitude extrême pour une fin de parcours existentiel. Ce spectacle composite et un peu long, gagnerait sans doute en rythme et serait plus convaincant s’il était resserré… Mais c’est un juste miroir politique de ce qui menace la planète et donc l’homme interprété par d’excellents comédiens et musiciens.
Véronique Hotte
Jusqu’au 26 octobre, Théâtre de la Cité Internationale, 17 boulevard Jourdan, Paris (XIII ème). T. : 01 43 13 50 60.