L’Absence de père, librement inspiré de Platonov d’Anton Tchekhov, mise en scène de Lorraine de Sagazan
L’Absence de père, traduction d’Elsa Triolet librement inspiré de Platonov d’Anton Tchekhov, adaptation de Lorraine de Sagazan et Guillaume Poix, conception et mise en scène de Lorraine de Sagazan
Bezotsovchtchina signifiant à peu près L’Absence de père, est le titre perdu d’une pièce du très jeune écrivain et qui sera appelée plus tard Platonov. Mais ce titre ne figure pas dans le manuscrit, dit Françoise Morvan, auteure avec André Markowicz de cette nouvelle traduction. Au moment où il aurait écrit son drame, en 1878, comme le note dans une lettre, son frère aîné Alexandre, Anton Tchekhov, était, à dix-huit ans, au lycée de Taganrog où l’avait laissé sa famille, partie à Moscou en catastrophe, après la ruine paternelle.
Anton Tchekhov n’oublie pas « son enfance sans enfance ». «Quand j’étais petit, on me caressait si rarement que même maintenant, devenu adulte, je reçois les caresses comme quelque chose d’inusité, d’inconnu… Notre enfance a été empoisonnée par des choses terribles. » Ici, les acteurs de L’Absence de père racontent des bribes de leur enfance au public, sur une scène quadri-frontale. Nous sommes comme invités dans le salon, la salle à manger ou la chambre.
Lorraine de Sagazan se confie aussi au public dans le prologue puis disparaît. Origines sociales, souvenirs d’enfance sur ces mêmes relations familiales sont en lien avec la pièce, même si la génération parentale aujourd’hui est marquée du sceau novateur de Françoise Dolto. Et depuis plus d’un siècle, un non-dialogue avec les pères, entre réalité et fantasme, fiction et mise en abyme… Un espace où l’émotion n’est jamais jouée mais vécue au présent. Et palpable quand les acteurs se confient au public.
Ossip, le marginal et voleur de chevaux, sans domicile fixe, est interprété avec force par Mathieu Perotto. Figure déclassée, il tient dans la main un sac significatif en plastique : ses parents étaient paysans, une appellation plus consensuelle qu’« agriculteurs » : « Ils étaient pas propriétaires de leurs terres, mes parents, ils louaient les parcelles qu’ils cultivaient. On avait des bêtes et on faisait des céréale aussi. Du maïs et du blé principalement, parfois de l’orge ou de la luzerne. Y avait à peu près quatre-vingt bêtes, des charolaises. Ma mère aidait mon père. Et moi j’aidais ma mère et mon père. » Puis le père meurt d’une crise cardiaque : « Je me suis mis au boulot, j’avais seize ans, dans mon milieu on va à l’école jusqu’à seize ans puisque c’est obligatoire, et on quitte l’école à seize ans, puisque ça l’est plus, j’ai travaillé à l’abattoir de volailles, je vivais avec ma mère, ça faisait pour deux mon salaire…»Âcreté des sentiments et douleur inhumaine de chacun.
Avec rigueur et exigence, Lorraine de Sagazan a travaillé à cette adaptation de la pièce. Platonov, trentenaire, dresse le portrait d’une génération sur la sellette, seule et dubitative quant à l’héritage, et qui se cherche dans l’épreuve face à une société hostile. Exemplaire de l’incertitude de notre époque, ce professeur des écoles, lié à une classe moyenne fragilisée, et pour qui le regard des autres importe davantage mais qui n’a aucun espoir. Ici, cet homme radieux prend durement conscience de la réalité et pressent l’inaccomplissement de ses rêves. Tendu par l’idéal d’une vie qu’il engagerait à améliorer le monde pour plus de justice et d’équité, de formation… Un monde à partager intellectuellement et sensuellement avec ses amis, vers les autres et leur salut existentiel.
Le jeune Platonov a une force intérieure inaltérable, une énergie et un charme ineffable sur tous ceux qui l’ont entouré jadis et maintenant, mais une force qui tourne à vide à cause d’une sensation d’inaccomplissement. Passionné, convaincant et dialecticien tenace, Antonin Meyer-Esquerré sollicite la parole de l’autre pour qu’il ait une vie intérieure et sociale digne. Anna une veuve (la lumineuse Lucrèce Carmignac), est amoureuse de Platonov mais la courtise Paul (élégant Romain Cottard), un financier satisfait à la fortune considérable. L’épouse de Platonov, la patiente Sacha, est jouée par Chloé Oliveres et son frère, Nicolas, un médecin turbulent, par Benjamin Tholozan. Sophie, l’ex-amante de Platonov (Nina Meurisse) est l’épouse de Sergueï (Charlie Fabert), propriétaire peu actif et désargenté de la demeure que s’apprête à racheter le richissime Paul.
Permanence des inégalités sociales dans un monde où l’on vit mal, entre violence des relations humaines et verdicts sociaux à la Bourdieu. Mais L’Absence de père, simple constat amer, est d’abord une injonction, une promesse retournée qui autoriserait à commencer à vivre de façon plus libre. Nous vivons cette représentation comme un moment privilégié de bonheur. Les comédiens jouent subtilement à la fois leur personnage théâtral et leur vérité intime. Tout ici dans cette fable devient authentique et les spectateurs partagent la belle légèreté et la désinvolture du questionnement existentiel des personnages à l’orée d’une vie prometteuse.
Véronique Hotte
La pièce a été jouée à la MC93-Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, à Bobigny, du 4 au 11 octobre.
Centre Dramatique National de Normandie-Rouen (Seine-Maritime), du 16 au 19 octobre.
Théâtre de Cornouailles, scène nationale de Quimper (Morbihan), du 6 au 8 novembre.
TU-Nantes, du 12 au 15 novembre.
Le Tangram, Scène Nationale d’Evreux (Eure), le 10 mars. Le Quai-Centre Dramatique National d’Angers-Pays de Loire, du 17 au 20 mars.
Théâtre de Châtillon (Hauts-de-Seine), le 27 mars.
L’Onde-Théâtre et Centre d’art de Vélizy (Yvelines), le 7 mai. Théâtre Dijon-Bourgogne Centre Dramatique National (Côte d’Or) du 12 au 16 mai. Le Phénix-Scène nationale de Valenciennes (Nord), les 27 et 28 mai.
*La pièce incluant les variantes du manuscrit original, est parue aux Editions Les Solitaires Intempestifs (2004).